Catherine Lane : Dépose-moi vivante : Poésie : Pierre Turcotte Éditeur : 2023 : 72 pages

Les premiers vers de Dépose moi vivante s’ouvrent sur un paysage désolé, une nature morte telle qu’en déploient sous nos yeux les paysages hivernaux.

Dans nos yeux
Les étangs gelés
Du jardin

Des yeux de qui parle-t-on ici ? Ce déterminant possessif, « nos », à qui renvoie-t-il ? Au « je » de l’écriture et à un ensemble de personnes indéterminées auquel il appartient ? Ou encore à un « nous » plus intime, celui formé par un couple d’amoureux, et donc incluant un « tu » dont la présence ne tardera pas à se manifester dans la suite du recueil ? Qui sait ?

À l’instant où nous entreprenons notre lecture, nous pouvons nous sentir directement concernés par ces vers, comme si, en effet, sous nos yeux à nous également s’étendaient les étangs gelés de nos propres jardins. Mais soyons attentifs à ce qu’écrit la poète. Elle écrit « dans » et non « sous ». Qu’importe, me dira-t-on, ce n’est là qu’un détail. Un détail ? Il ne semble pourtant pas innocent. « Dans nos yeux », cela revient un peu à dire en nous, en notre âme. Non pas devant, paysage de glace offert à notre regard, mais plutôt vision intérieure, sentiment occupant l’espace du dedans. La désolation habite l’âme, tandis que les mots la réfléchissent symboliquement. Quoiqu’il en soit, avec ces quelques mots le ton du recueil est donné. Il y a ici de la mort, du moins au moment où cette pensée se voit exprimée.

Dans ce poème liminaire, nous lisons ensuite que « l’iris silencieux / pénètre l’intime dépouillement ». C’est la seconde strophe du poème. Une troisième, constituée de deux vers également, met fin à ce très court poème : « le lointain a rejoint / son chant ».

Ce qui est de l’ordre de l’intime, voilà ce qui est au plus près de soi. Le regard plonge silencieusement, comme en l’absence de tout discours, et fait alors face à ce qui s’est dérobé, emporté par le dépouillement, ainsi que sont dénudées les branches des arbres après que les forts vents de l’automne aient emporté toutes leurs feuilles. Puis, corollaire du dépouillement de l’intime, loin du cœur de soi, mais présent tout de même, le lointain advient à ce que l’on pourrait croire une forme de plénitude ou de réalisation de soi : « le lointain a rejoint / son chant ».

Je paraphrase ce premier poème. On pourrait se passer d’un tel redoublement. Néanmoins, je fais écho à ses mots afin de mettre en évidence l’une des particularités essentielles de l’écriture de Catherine Lane, à savoir son économie de moyens.

On aurait tort de passer rapidement sur des vers aussi courts, sur de si brefs poèmes. Une poésie aussi méditative, voire contemplative, s’inscrit et s’écrit dans une forme de lenteur qui n’a rien de statique. Il convient de prendre tout son temps de lecture afin de laisser la parole de la poète se déposer vivante dans notre cœur.

L’expérience, surtout celle du deuil, comme c’est le cas ici, passe à travers les divers filtres d’une pensée qui ne peut que prendre son temps afin de se déployer. Ce chant qui pour le lointain est rejoint dès l’ouverture du recueil, la poète pour sa part aura eu vraisemblablement besoin de temps, et non pas uniquement du temps de l’écriture, pour y accéder elle-même, comme en une réconciliation ultime avec la triste réalité de l’absence. La réparation n’est possible qu’à ce prix. Mais n’anticipons pas, puisqu’au début du recueil, l’amour apparaît sous sa forme la plus vive, c’est-à-dire au présent. Rien n’indique encore qu’il y ait eu du passé. C’est que l’indicatif présent se joue de l’éphémère. Il s’autorise des pouvoirs de l’amour et du verbe, ici poétique, pour pérenniser en la mémoire ce que le temps nous dérobe.

J’aimerais être
la plus enveloppante
des caresses

exalter d’une seule âme
la gravité
des sentiments

plus haut
plus loin

là où l’immensité
s’enivre
au chant de la terre

Ainsi celle qui reste parle-t-elle au présent, s’adressant à l’absent. Elle lui demande : « le sais-tu » ? Devant cette proximité ravivée entre « elle » et « lui », le lecteur, en témoin extérieur, peut croire à une forme de contemporanéité, avoir autrement dit l’impression que le dialogue a lieu entre deux personnes vivantes, en présence l’une de l’autre. Or cette voix qu’elle entend est diffractée par la magie de la persistance de l’amour. C’est en son for intérieur qu’ont lieu ses dialogues avec le mort.

entendre ta voix
écho du paysage
où tu t’es posé
dans la lumière vacillante

L’autre, dans ce paysage où les amours gisent gelés, qu’est-il devenu ? Qui est-il désormais en cet ailleurs, dans ce lointain où son chant est enfin rejoint ?

Qui es-tu
quand je ne suis plus
sur ta peau
sur ton ventre

Tournant les pages de ce petit recueil, passant d’un poème à l’autre, nous recueillons des bribes d’informations, découvrons des moments d’une histoire que la poète ne racontera pas de manière linéaire et prosaïque. Le récit sera fragmenté. À la limite, il n’y aura pas vraiment de récit. Seulement des allusions, des fragments de souvenirs. Ainsi verra-t-on le « je » du poème ouvrir un journal pour tomber sur la photo en première page de son compagnon : « la page du jour / où j’ai su ». Qu’a-t-elle su alors ? Cela ne sera pas explicité. Peut-être aura-t-elle appris le décès de cet homme, de l’homme qu’elle aime.

Chose certaine, une solitude en elle désormais se creuse.

Je marche pieds nus
sous une pluie de cendres

La poète demande : « viendras-tu // il reste / quelques os ». Elle évoque une danse funèbre, ses « entrailles aux humeurs noires / la vasque asséchée de [son] sexe ».

Ses mots se déposent tout doucement sur la page. Les poèmes sont empreints de gravité. Leur dépouillement parle davantage que ne le ferait un torrent de mots.

À l’ombre des grands pins
une pierre
gravée d’une prière

Si le lointain a rejoint son chant, celle qui reste aspire à des retrouvailles.

Te rejoindre ailleurs
ici tu n’es plus
nulle part nous n’irons
partager cet ineffable rien

notre vie

Les mots sont et demeurent pour elle l’ultime recours permettant de dire et partager l’ineffable. En témoigne l’un des plus beaux poèmes du recueil. La parole même tue, gravée dans la pierre intérieure du deuil, tend d’ici jusqu’au lointain le seul pont que la poète puisse espérer.

Des mots
tes mots
libère-les ces mots

j’ai tendu des draps
au jardin
pour recueillir cette éloquence
que tu nous réserves

la mélancolie me vient
avec la crainte
qu’une fois de plus
tu te taises

je te vois
tes yeux nous fixent

bleus noirs
noirs
bleus

j’y décèle une lueur douce
qui jamais ne s’éteint
une veilleuse
au-dessus de
tes lèvres scellées

sur une langue
que je devine

un pont jusqu’à ton cœur
où je t’entends

jusqu’au puits
où je t’attends

plonge
l’eau est profonde

Nous venons de lire l’un des plus longs poèmes du recueil. Il est bientôt suivi d’un autre où il est fait mention d’un jour où la poète apporte un œillet à celui qui est là, « trop sage » désormais, arrêté dans l’immobilité que lui impose le repos éternel. Puis vient le seul autre poème qui, parmi les quelque cinquante de l’ensemble, couvre plus de la moitié d’une page. Ce poème, l’un des tout derniers, outre sa relative étendue, a la particularité de répéter le nom du dédicataire du recueil. Il dort au milieu des fleurs d’un salon funéraire. Tout cela est fort émouvant.

Au seuil de ton cercueil
l’œillet veille

[…]

Paul Antoni
Ci-gît
Notre amour

Celle qui aime encore, à la toute fin, demeure seule, alors que la voix de l’être cher s’est tue.

de ce côté du monde
je guette le moindre appel
espoir lucide d’un ailleurs
où tu rêves ma présence

Je l’ai dit et le répète, je paraphrase ; je ne parviens pas à me décoller des mots tels que les a posés la poète au cœur de son recueil. À dire vrai, ces mots, tant ils sont attachants, je ne veux ni m’en distancier ni les manipuler avec les pincettes de l’analyse. Mon commentaire pourrait avantageusement se borner à faire l’éloge d’une parole aussi sobre, aussi juste, toute pleine et forte de sa fragilité de porcelaine.

Catherine Lane signe ici un premier recueil. J’étais à même récemment de lire les premières publications de trois femmes poètes. Les suites poétiques de chacune étaient réunies dans un collectif publié à la Grenouillère. Je fis la recension ici même de cet ouvrage, m’étonnant, étant donnée sa grande pertinence, de ce que mesdames Ayotte, Bédard et Brochu n’en fussent qu’à une première publication.

Je suis aujourd’hui également surpris de lire sous la plume de Catherine Lane des poèmes d’une justesse aussi remarquable. Ils vont droit au but, touchent le mille de la cible sensible. Certes, la langue est ici irréprochable, de même que sont indéniables les qualités formelles de ce recueil. Mais si la parole y est si belle et limpide, elle a d’autant plus de valeur à mes yeux que du début à la fin du recueil elle est authentiquement porteuse d’une expérience et d’une connaissance inestimables de la vie, de l’amour et de la mort. 

Jacques Brault : À JAMAIS : Poésie : Noroît : Montréal : 2023 : 98 p. 

À son propre sujet, le vieux poète français non sans orgueil écrivait : « Ce que Malherbe écrit dure éternellement. » À condition d’amuïr la dernière syllabe du prénom de notre poète, on obtient un alexandrin dont émane sans doute une certaine vérité : « Ce que Jacques Brault écrit dure éternellement. » Qu’en penserait le principal intéressé, lui qui, dans ce recueil posthume, nous a légué le petit fragment suivant : « Car l’éternité n’est aussi qu’un mot un peu long » ? Le poète était humble, discret. Il ne concevait pas des poèmes taillés dans le marbre. Il semblait vouer ses modestes poèmes davantage aux moments fragiles qu’à une incertaine postérité.

Une chose est certaine. En partant sur la pointe des pieds, ce grand poète nous a laissé un tout petit recueil qui franchement vaut son pesant d’or. En se penchant sur ses poèmes, ce n’est pas avec des verres grossissants qu’on tentera cependant d’évaluer le prix que représente leur fine orfèvrerie, mais c’est bien plutôt avec le cœur qu’on appréciera cette œuvre, car en elle se trouve un trésor qu’on ne peut que chérir.

Oui, à la loupe, on estimerait les qualités nombreuses de l’écriture de Brault. On relèverait maintes finesses, dont son indéniable fantaisie, son inventivité, sa musicalité, sa maîtrise du rythme, sans parler du simple raffinement de sa syntaxe, et j’en passe. Or rien de cela n’exige qu’on en fasse le dénombrement ; il suffit de découvrir ces petites merveilles au fil de la lecture, bref, de se laisser charmer.

Or ce charme a évidemment partie liée avec le propos de l’auteur. Brault n’était pas du genre à écrire pour ne rien dire. La forme chez lui se pliait aux exigences qu’impose le poids des mots lorsqu’ils sont chargés de sens. Or ce poids avait chez lui la légèreté du vent d’automne, s’accompagnait de l’erre d’aller sur des chemins silencieux — de campagne de préférence —, afin que la nature y berçât de ses doux chants une âme toujours un peu en peine, à jamais en peine.

Dans son absence d’éloquence, le tout dernier poème du recueil est fort éloquent. Il donne l’ampleur du consentement de Brault aux formes simples. Il a un petit air enfantin. En fait, il semble remonter à l’enfance de l’âge de la poésie. Ses vers sont brefs, sont réguliers, six syllabes en tout pour chacun. Et ils riment ! Étonnant témoignage ! Audace ultime ! Sorte de pied de nez adressé à la gravité au moment de descendre tout doucement au fond de cette éternité qui « n’est aussi qu’un mot un peu long. »

Je disais qu’il y avait dans ces poèmes quelque chose de l’ordre d’une âme en peine. En m’arrêtant au dernier, je souhaitais surtout mentionner son curieux dédicataire. Brault l’a dédié à sa tristesse. Voilà qui en dit long.

À jamais est non seulement un ouvrage posthume, mais c’est aussi le testament d’un vieillard endeuillé. C’est à la mémoire de sa vieille compagne qu’il est dédié. Sans être au centre de tous les poèmes, peu s’en faut, cette dernière dans son absence accompagne les derniers vers du poète. Ce sont là des vers qu’on ne se lassera pas de relire. Voilà qui incite grandement à replonger dans les œuvres complètes de Brault.

VIREVOLTE

                        À ma tristesse

Gagne ta solitude
là où rien de t’élude
pour écrire un poème
mets un peu de crème
sur tes vieilles blessures
et autres salissures
n’appuie pas    quant aux crimes
tu en feras des rimes
faciles passant outre
à la paille des poutres 

Marie-Josée Ayotte + Rose-Aimée Bédard + Dominique Brochu : Et si le bonheur ne tenait qu’à un fil … : Poésie : Éditions de la Grenouillère : Collection L’Atelier des Inédits : 2023 : 104 pages : 22,95 $

Ce beau recueil n’est pas le fruit d’une collaboration, pas le résultat de trois plumes appliquées à produire de concert une œuvre unique, mais bien plutôt la réunion de projets distincts, d’œuvres singulières. Œuvres miniatures, vu le nombre restreint de poèmes assemblés par chacune des poètes, mais non pas œuvres mineures. Ces suites ont valu à leurs autrices d’être distinguées par l’attribution du Prix Piché, prix accordé conjointement par le Festival international de la poésie de Trois-Rivières et l’Université du Québec. Marie-Josée Ayotte a reçu ce prix en 2023 pour Il semble que tout cède au vent noir. Pour une autre suite elle a également obtenu le Prix Chatillon. Avec Osciller, Rose-Aimée Bédard fut la finaliste du prix en 2022, tandis que Dominique Brochu en était la lauréate pour une suite intitulée Marelle. Pour mémoire, je rappelle que le Prix Piché a pour mission de révéler des poètes dont le travail n’a pas encore fait l’objet d’une publication sous forme de livre.

Marie-Josée Ayotte ouvre le bal. Le titre de sa partition annonce une musique quelque peu agitée : Il semble que tout cède au vent noir. La violence dont une certaine douceur viendra peut-être à bout est présente dès le premier poème. Cette violence est en lien avec une douleur que l’on pourrait dire native. Tout se joue entre apparition et disparition, entre naissance et mort. Au premier vers (« je pourrais apparaître ») feront écho de nombreux passages dans lesquels la poète exprimera une troublante difficulté d’être, d’être au monde, d’y vivre véritablement. Ce premier vers dit la possibilité d’une venue au monde, mais cette naissance ne se fera qu’au prix d’un véritable combat. La poète parle d’une « artillerie lourde », d’« obus » et de « fureur aux poings ». Au cœur de cette guerre, la poète fait montre de révolte et de résistance. La voici engagée sur « le chemin des femmes », en solitaire qui voit sa solitude multipliée par celles des femmes dont elle est solidaire. Il s’agit pour elle d’« arracher aux mots un avenir ». Les saccages qui ont mis sa vie à mal, les empêchements qui dès son plus jeune âge ont entravé sa route sont des épreuves qu’elle traverse tant bien que mal : « chaque feu traversé avive ma colère / me garde urgence vivante ». Elle réfère à « un flot de secrets inavouables ». On devine que ces derniers sont relatifs aux heures sombres de son enfance, à ce qu’elle appelle un carnage. Il semble qu’il y ait eu dans son cas étouffement de l’enfance, de « l’autre vie / celle qui aurait pu advenir ». Alors qu’elle éprouve « un incroyable besoin de disparaître », un sentiment contraire la conduit à vouloir retrouver enfin « ce qui aurait pu advenir ». Elle cherche à « revenir au commencement des jeux et regards / qui ne font de mal à personne ». Cela s’appelle l’innocence.

Mais comment revenir à un tel état de pureté, alors qu’on se trouve « au milieu des visages de poussière » ? Alors que son « origine a tremblé dans un champ de ruines » ? Il sera question à quelques reprises dans cette suite d’une « maison bancale ». La poète a beau se tenir debout dans cette maison, comme l’écrit Rilke, que du reste elle cite, tout autour d’elle « les choses tombent / irréparables ». La chambre qu’elle occupe est associée « aux dédales de l’impasse », aux dédales où disparaît l’enfant « coupé du monde ». Dans de telles conditions, dans cette « solitude à perpétuité » mourir ne peut qu’aller de soi : « chaque jour j’épouse la mort / l’éternité me prend dans ses bras / et je ne dis pas non ». Fuse néanmoins « un cri de ruines ». La naissance est désirée, appelée. De très beaux vers expriment cette volonté : « pour une beauté moins grave dit-on / rien ne sert de creuser la différence / entre les vivants et les morts // je ne compte plus les décombres / je leur devrai peut-être de périr / au bout d’une existence plus forte ».

De la maison bancale, celle qui oscillait entre apparaître et disparaître en viendra à s’extraire. Elle émergera « de la cave au chaos lumineux ». C’est qu’« un désir de visage ». aura lentement cheminé en elle. Les « heures d’enfance » ne sont pas perdues à jamais. Après les « vieilles blessures », après les « feuillages d’hiver », l’enfance peut parvenir à refleurir.

On peut comprendre que la qualité du travail de Marie-Josée Ayotte ait été reconnue. Sa suite contient des poèmes conçus avec doigté, l’écriture soignée est à la fois expressive, musicale et suggestive. Les images qu’on y rencontre s’accordent avec un propos qu’elles servent avec pertinence. Ce premier opus est tout à fait réussi.

Osciller révèle une Rose-Aimée Bédard que le langage poétique de toute évidence fascine, et ce, autant que la perturbe le monde actuel. Elle dénonce ses horreurs tout en accordant une place relativement importante à la fonction ludique du langage. Certes, à travers ses jeux langagiers, la poète ne cherche en rien à faire de l’humour. L’heure est grave et elle en est consciente. Son inventivité, sa verve et son inspiration sont avant tout au service de la lutte qu’elle entreprend. L’ensemble poétique qu’elle propose commence par une série de poèmes regroupés sous le titre suivant : « Il neige nécessaire ». Le tout est solidement ficelé. C’est par l’anaphore « Il neige » que débutent sept des huit poèmes qui le composent. Cette régularité lui confère une forme de cohésion et de solidité.

Un souffle anime ces poèmes. Il est porté par un sentiment d’urgence, car « nous voilà bouche bée devant tant de ténèbres ». Au départ, la neige tombe tout doucement, paisiblement : « Un répit, sans doute », alors que « le futur inquiète ». On voit le « je » du poème engagé sur une chaussée glissante. Elle s’agrippe à tout ce qui lui permet de ne pas tomber, la verticalité étant « la position de la survie ». Si elle l’est pour l’individu, cette position l’est aussi pour l’ensemble de la société. Rose-Aimée Bédard pense et parle au nom de tous. Elle met en garde contre la bêtise, contre « la main étrangleuse des / dictatures ». Elle témoigne des « [f]aims affamées des mères qui tiennent dans leurs / bras des agonies ».

L’engendrement des mots par les mots, leur enchaînement est ce qui caractérise la manière de la poète, sa façon de procéder sur le plan poétique. Par exemple, elle recourt à l’agglutination : « Malgré faux pas, pas de côté, pas à pas » ou « La guerre s’est aguerrie à force de guerroyer » ; elle répète un même mot en l’insérant dans différentes locutions ; elle l’insère même au moyen de l’ellipse, le faisant apparaître au sein de sa disparition : « Mais quand on cherche salut, tout peut servir de planche ».

Le lecteur se rend assez rapidement compte que le jeu langagier chez la poète est en lien avec des enjeux plutôt sérieux, que le procédé stylistique met en évidence de graves soucis, un réel engagement en faveur de ce que l’on pourrait appeler une réparation du monde : « Certes, il y a dérives / Les faits sont là — sans compter les faits divers ». Ces faits, notamment ceux de la « destruction », des « débris épars », la poète les recense et dénonce, animée par un fol espoir, celui de la « toute dernière minute » : « [l’]innocence joyeuse tire à sa fin » : « Dans peu de temps / nous ne rock-and-rollerons plus, ni ne ferons tango / Ne valserons plus, à deux ou trois temps / Ne déambulerons plus dans les rues de Paris / N’irons plus jazzer au café du coin, Et n’irons plus / au bois / L’agrile s’y est installé. La cochenille a suivi ».

Rose-Aimée Bédard est une poète inspirée, son verbe chante, son lyrisme oscille entre l’enchantement et le désenchantement. Elle écrit qu’elle a « mal à l’état du monde. Saccagé // […] mal à sa beauté défigurée / Aux jardins l’un après l’autre, abandonnés ». Mais que faire dans l’urgence alors que le monde court à sa perte ? « Il faudrait … je ne sais quoi, je ne sais plus. Je ne sais plus trop quoi // Si. — Peut-être, et pourquoi pas, un poème ! Pour faire vibrer gens et pays ».

On peut toujours rêver : « Mais, je me rappelle / me rappelle que sous la neige, le rosier dort / et rêve de s’habiter l’été venu ». On se souviendra que le recueil s’ouvre avec la forte présence de la neige. Son évocation à la toute fin du recueil permet de souligner que cette écrivaine ne fait pas n’importe quoi n’importe comment. À mon sens, on a bien fait de souligner les mérites de son travail.

La marelle est un jeu, un jeu auquel s’adonnent les enfants et tout particulièrement les fillettes, les écolières dans les cours d’école. Dominique Brochu, après l’obtention du Prix Piché en 2022 a récemment publié un recueil de poésie. Celui-ci, La forêt dans ton cou, a été publié aux Éditions de l’Écume.

Avec Marelle, la poète entreprend une incursion à travers les âges de l’enfance. Sa petite suite se déploie en trois parties intitulées respectivement « Roche », « Papier », « Ciseaux ». Leurs poèmes sont tous brefs, laconiques. Et ils sont troublants, intrigants, fort séduisants. On saute de l’un à l’autre, avec un sentiment de joie mâtinée d’angoisse et de malaise. C’est que l’enfance, comme nous avons pu le constater avec les poèmes de Marie-Josée Ayotte n’est pas toujours rose. Dominique Brochu ou, si l’on préfère, le « je » qui s’exprime dans ses poèmes retourne dans les parcs et la cour d’école de sa petite enfance. Elle ramone ses souvenirs, se les remémore : « les arbres se penchent / je ramone ce jour précis, ce tumulte d’espadrilles / les corps qui apprennent leur odeur ».

En peu de mots, donc, la poète fait revivre des réalités, des petits faits divers comme des mains d’enfant posé sur « la rouille des échelles » propres aux agrès, gréements, installations dans les parcs. À la récréation, la fillette a « peur / des élastiques tendus ». Elle se revoit à l’écart des autres : « j’ai un visage d’objet perdu / une manie des racoins ».

On lit ici des petits poèmes qui expriment de criantes vérités : « les continents dérivent sans moi / le feu me recrache ». Voici une autre enfant, elle aussi, comme chez Ayotte, coupée du monde : « j’ai perdu / l’amie qu’il me restait ». Solitude, exclusion : « dans les toilettes / je barricade l’asphyxie ». C’est qu’il lui faut échapper à « la mitraille des rires ». Si l’homme est un loup pour l’homme, les enfants ne sont pas en reste, qui souvent manifestent une extrême cruauté à l’endroit des plus agnelets d’entre eux.

Doit-on comprendre qu’au sein du mal-être, tel « un abri », la lecture viendra finalement ouvrir un nouvel horizon ? « les livres / me ligotent / me tirent loin de moi ». La littérature est l’instrument d’un mouvement vers l’ailleurs, elle crée l’autre chose, ce que Rimbaud appelait de toutes ses forces, c’est-à-dire la « vraie vie ». Dominique Brochu écrit : « j’invente un vol / de flamants roses / un garçon quelque part / le gisement de ses yeux ».  

Au bout du compte, elle en vient à écrire qu’elle n’est plus « cette enfant-là ».

Ma foi ! Elle est devenue une écrivaine. Ce n’est pas rien.

Licia Soares de Souza : Les grands espaces germinent sous mes pieds : Poésie : Éditions Carte blanche : 2023 : 107 pages

À quoi réfèrent ces grands espaces ? Et cette germination, de quelle nature est-elle ? Un titre semblable paraît prometteur, où l’aventure du vivant se manifeste généreusement dans l’idée d’une avancée, d’un périple bien plus que d’une errance, me semble-t-il, ce que confirme en tout cas le recueil, car le désarroi y tient peu de place, un cap y étant maintenu fermement. Quel cap ? Assurément, celui d’une bonne espérance. La poète, c’est le moins qu’on puisse dire, lutte pour un monde meilleur.

Les grands espaces dont elle nous entretient sont ceux de la pluralité, espaces géographiques sans cesse transformés par l’histoire, et sur lesquels pèsent de lourdes menaces. On a vécu sur la Terre avant que la poète ne vienne au monde, et ses ancêtres, qui par la volonté de ce qu’elle nomme le « métressage » — lequel est un consentement, voire un puissant désir d’unir les différences, de réunir hommes et femmes de bonne volonté — finiront par devenir les ancêtres de tout un chacun. Ses ancêtres lui ont transmis une force, une croyance, lui offrent aujourd’hui encore des mythes toujours vivants, capables de régénérer des projets d’harmonie et de justice.

Ils sont venus d’Afrique, ils étaient présents en d’autres souches sur les territoires d’Amérique. Les métissages ont alors créé de l’histoire nouvelle à partir des plus anciennes. Ces métissages perdurent et doivent perdurer. La fillette qui se baignait jadis dans la Baie de Todos os Santos s’est un jour mise en marche et a traversé de grands espaces qui, nous dit le titre de l’ouvrage, ont germé sous ses pieds. Ainsi est-elle arrivée alors qu’elle était encore toute jeune en terre d’Amérique, au Québec, plus précisément à Montréal.

On l’aura compris, nous avons affaire ici à une poésie autobiographique. Licia Soares de Souza écrit au « je ». Elle raconte quelque chose de personnel. Certains poèmes font part de sa situation au moment du récent confinement. Dans le tout premier poème, elle avoue avoir le sentiment d’avoir « égaré les clefs de la vie. » C’est que, comme la plupart d’entre nous, « un minuscule organisme » la tient prisonnière dans l’espace clos de son logis. La voici installée face à la fenêtre. Sous ses yeux se manifeste l’absence de vie. Les rues, les places sont désertes. « La baie jadis piquetée de bateaux / est maintenant un miroir d’eau bien lustré. » Néanmoins, par la force de l’imaginaire, elle parvient à substituer de la présence au manque d’animation et de vie. La poète est « clouée devant l’embrasure d’une fenêtre solidaire », mais son esprit se meut dans les grands espaces.

Il faut bien en prendre note : dans sa solitude, la poète est manifestement solidaire et non pas solitaire. C’est là la grande force de son témoignage. Ce qui maintient en vie la poète est le sens profond de son engagement politique. C’est l’amour. L’amour pour ceux et celles que l’on se doit d’appeler des victimes, et l’amour aussi pour celui que la poète appelle son « ours polaire », son compagnon du Nord.

Je décris ici de manière désordonnée, contrairement à ce que ce recueil propose à travers une forme tout à fait concertée, rigoureusement construite, où la parole a beau s’emporter à l’occasion, s’envoler en élans lyriques, mais remarquons-le, sans toutefois divaguer. Elle écrit : « Voguer ne signifie pas naviguer avec nonchalance. Voguer requiert des bras forts pour ramer contre les intempéries imprévues d’une temporalité diffuse. » Il en est ainsi de l’écriture de la poète. Elle tient vigoureusement la barre de son discours. Son écriture est libre, vouée aux forces de libération (nous en reparlerons) ; c’est une écriture qui cependant maintient le cap. Celui d’un engagement. Or pour que les propos de la poète soient bien entendus, celle-ci les tient dans le cadre d’un recueil dont la composition les met parfaitement en valeur. On peut parler ici d’une orchestration ne laissant rien au hasard, mais faisant tout de même place à des morceaux apportant une manière de variété, quoique toujours demeurant variations sur de mêmes thèmes. Les poèmes en hommage aux figures tutélaires de la militante Marielle Franco et du rebelle métis Riel ne sont pas plaqués dans le recueil, mais bel et bien liés aux idées qui germent dans les propos de l’autrice.

Donc, nul coq à l’âne dans ce recueil. La poète en s’y racontant, en retraçant son parcours, ses périples à travers les grands espaces, intègre divers éléments, divers moments de sa vie. Pensées et sentiments doivent nécessairement y prendre place. Elle écrit. Au moment de la pandémie, l’immobilité universelle l’enferme dans son logis. Elle est alors au Brésil. Elle prend soin de sa vieille mère. Quelque peu désemparée, loin de ce qu’elle appelle son autre vie, celle qu’elle mène à Montréal, la poète fait le point. Elle éprouve « [l’] obligation et [le] besoin de relater ce qui [l’] angoisse. » Afin de s’écrire, telle qu’en elle -même, elle produit un recueil en quatre chants, caractérisés par un savant tressage des quelques thèmes suivants : le confinement, l’amour, sa mère, le métressage, les déités afro-brésiliennes, la lutte contre l’oppression — celle que représente notamment les « vieux généraux » cupides —, le Nord et tout particulièrement la ville de Montréal à laquelle elle consacre quelques poèmes de la dernière section du recueil.

Avec le chant premier, elle se montre au bord de la fenêtre. Dans le second, elle évoque sa rencontre avec son « ours polaire ». Elle consacre la troisième partie du recueil à « L’Amérique première ». Enfin, elle fait part de son « imaginaire nordique » dans les toutes dernières pages du recueil. Bien que ces quatre chants soient distincts les uns des autres, chacun accueille en son sein des éléments traités principalement dans les autres. La fenêtre du chant premier réapparaît dans le troisième chant : « Je suis toujours à la fenêtre ». L’amoureux du Chant 11 est évoqué dans le premier chant. Il le sera ailleurs. Les « vieux généraux » constituent également un thème récurrent. Du métressage, il est presque partout question que ce soit nommément ou non. Je n’entre pas davantage dans les détails, ne voulant ici que signaler une cohésion certaine de la pensée, de l’imaginaire et du propos.

Dans son avant-propos, dont une version précédente a paru dans la revue Possibles, Licia de Soares de Souza livre de précieuses informations. De la conception de la poésie qu’elle se fait, je retiens le lien qu’elle établit entre le poétique à l’engagement. Tout le recueil montre que sur ce plan la poète ne déroge en rien à cette poétique, l’engagement étant au cœur de sa démarche, chacun de ses pas ensemençant les grands espaces qu’elle foule.

La poète confie dans cet avant-propos qu’avec ce recueil elle sort de ses sentiers battus. Elle, qui a « l’habitude d’écrire des essais théoriques », a « voulu laisser affleurer un sujet lyrique. » Est-elle partie à la découverte de ce sujet ? En théoricienne qu’elle est, sans doute savait-elle d’avance ce qu’elle trouverait en se disant, en se dévoilant. Elle écrit : « Je viens de la ville la plus africaine du Brésil, et je porte en moi une bonne partie de l’histoire et des mythes des anciens esclaves. Ils me collent à la peau. » Cela donc, elle le savait. Mais savait-elle qu’en tant que sujet lyrique, elle livrerait un témoignage aussi personnel ? C’est à fleur de peau que la plupart de ses poèmes sont écrits. Sans mièvrerie, sans sentimentalisme enfantin, mais non sans tendresse, je songe ici au très beau poème où la poète dit « l’affaiblissement » du « petit corps [de sa mère] recroquevillé dans [ses] bras ». Elle est restée au Brésil pour lui tenir compagnie durant la pandémie. C’est pour sa mère qu’elle a « laissé [son] amoureux polaire partir : bonheur mis en veilleuse. »

On le voit, la poète est parvenue à laisser son sujet lyrique produire de fines et puissantes fleurs toutes personnelles, mais l’on voit aussi que dans cet avant-propos elle tient à mentionner que ce sujet lyrique est « hétérogène ». Nous sommes avec cette hétérogénéité mis en présence du concept de métressage auquel le recueil fait une large place. Il s’agit ici de « renouveler le monde par des échanges. » Métresser revient à « potentialiser les forces du métissage. » Le métressage est « un chant d’harmonie entre nos peuples d’Amérique. » La poète insiste pour s’inscrire dans une lutte contre « un impérialisme destructeur ». Elle en a contre « les monstres qui s’emparent de notre nature, / confisquent notre territoire, / et vident notre baie de nos meilleurs souvenirs. » En « brave insoumise », elle poursuit des objectifs précis. Elle puisera à la source pour revivifier ses forces. Cette source se trouve dans la Baie de Todos os Santos : « Véritables représentants des forces de la nature, les dieux africains peuplent l’imaginaire des Brésiliens désemparés, quelle que soit la couleur de leur peau, comme des protecteurs contre le malheur. Dans les légendes, ils sont nés des seins de la sirène Iemanjá, dans la ‘‘baie de tous les saints’’. »

Pour personnel que soit le sujet lyrique de la poète, il est surtout universel.

Le nous qui écrit
n’est pas un nous qui possède,
qui cumule.
c’est le nous de la communion
quand les dieux pourront permettre
à ciel ouvert
de raconter, rapporter, refaire
l’histoire

Patrick Coppens : MENU FRETIN pour ainsi dire ou LE JOURNAL DU MÉNÉ : Poésie : Pierre Turcotte Éditeur : Collection Magma Poésie : 101 pages

toute souffrance mise à part
je chante

Ces vers se trouvent dans l’un des tout premiers poèmes du recueil. Nous saurons plus tard de quelle nature est cette souffrance, de quelle nature est ce chant.

Dans un autre poème, un peu plus loin, en italiques cette fois, le poète écrit : «  Le poisson qui dansait  / glissa sur le parquet ». Voilà un poisson. Le titre du recueil a trait au menu fretin, au méné. Le menu fretin, autant dire les gens qui importent peu, les petits poissons que les pêcheurs dédaignent et rejettent à l’eau.

Je vais me permettre ici de lire le recueil et de le commenter au fil de ma lecture. Je découvrirai au fur et à mesure ses poèmes. Je m’arrêterai pour en citer quelques-uns. Et tout d’abord celui-ci, venant tout juste après celui où il est question du poisson qui a glissé sur le parquet.

On avait poussé les meubles
de grands sentiments remplissaient la pièce
et quelques humains se sentaient de trop 

On peut se demander si l’on doit prendre ce poème isolément ou si l’on peut le relier au poisson du précédent poème. Ce poisson tombé sur le parquet, a-t-on voulu lui faire plus de place ? S’est-on écarté de lui comme on le fait de quelqu’un qui est mal en point et qu’on doit par conséquent laisser respirer ? Une chose est certaine, en tassant les meubles, on a dégagé l’espace ; on assistait alors à une scène troublante qui avait de quoi impressionner. Était-ce au moment de la chute de ce poisson tombé sur le sol ? Est-ce elle qui suscita « de grands sentiments » et du malaise ?

Les poèmes de Coppens ont quelque chose d’énigmatique, ce sont comme des poissons qui se sont échappés de son âme, qui ont glissé sur la page. Ils dansent sous nos yeux. Autrement dit, c’est le poète qui danse, qui nous entraîne dans un tango. Le lecteur est un peu comme cet ami que voici, en retard sur le poème : « Parti derrière / mon ami de toujours / est un peu claudiquant ». Une lecture boite toujours un tant soit peu. Car, bien entendu, on n’entend pas tout. Les vers sont quelque peu sibyllins, ils ne se livrent pas nécessairement dans l’immédiat de la lecture. Il faut y revenir. Et alors, on lira et verra autre chose que cela qu’on a d’abord lu et vu. C’est là le propre de la poésie.

On trouve de beaux poèmes dans le recueil de Patrick Coppens, dont cette espèce de petit conte.

Il y avait au bout du champ
une maison jaune et bistre
aux volets clos
un jour d’hiver
de la musique
sortit par la cheminée
quelqu’un était revenu
apparemment joyeux

Certains poèmes sont beaux et énigmatiques.

Lune d’arbre
nuit perchée
et fumée
vers Dieu d’avril
les chemins de bergers
et l’étoile écartée
d’une seule main
il couvre son visage

Il y en a aussi de bien sages, dont la fantaisie peut avoir quelque chose d’ancien.  

J’ai des lettres d’amour
cachées dans le cerceau
des Je t’aimerai toujours
dans les plis du rideau

Il arrive que çà et là, le poète réfère à la poésie.

Mystère de la poésie
je lis je lis encore
elle dort
j’arrête
elle se réveille
Que c’est beau dit-elle
en sursaut

Nous lisons donc tout doucement, quand tout à coup réapparaît le poisson de tantôt. Il va sans dire que son retour nous met la puce à l’oreille. C’est donc que ce poisson n’avait rien de gratuit ou de fortuit, il n’était pas le fruit du hasard. Si une écriture quelque peu automatique l’avait d’abord inspiré au poète, celui-ci aura vu en lui un symbole, c’est le cas de le dire, tout à fait significatif. Une métaphore filée est en soi révélatrice. Le recours à l’italique, figure ici d’insistance, incite le lecteur à se montrer attentif à ce curieux poisson. Ailleurs, dans le recueil, il en a été prévenu, le sens danse et la vérité a quelque chose de fuyant, elle nous glisse entre les doigts. Le poème qui dormait, alors que l’on s’arrête de lire, se réveille, se révèle. Il faut savoir attendre pour le voir enfin se lever sous nos yeux et disparaître à nouveau.

le poisson qui dansait
le tango
glissa
sur le parquet
mouillé

Pour en revenir à la poésie, à ce qu’en dit le poète dans ses poèmes, à ses rapports glissants avec la vérité (ce ne sont pas des rapports conflictuels, mais poésie et vérité ne forment pas un couple dont l’évidence se mesure en chiffres. Si « L’évidence participe / de votre poésie », le lecteur semble être ravalé à « l’imprudent » (qui ose interpréter), « au rêveur, au méchant / tous accusés / d’écoute électronique ».

Chers poètes, c’est là un jeu que nous, lecteurs de profession, jouons par la force des choses. Votre poème, votre poisson qui danse est un peu comme une anguille électrique. Dans son imprudence, alors que le sens du poème danse le tango sous ses yeux, le lecteur, s’il s’aventure à interpréter, manipule plutôt prudemment vos poèmes. Il jongle à son tour avec vos jongleries. Il peut se fourvoyer. Le lui pardonnera-t-on ? Et Coppens de répondre à cette question. Comme quoi on voit que le poète a de la suite dans les idées.  

L’évidence participe aux corvées
il arrive que comprendre un poème
nuise à sa félicité

Après quelques poèmes dont le charme est indiscutable, poèmes qu’on peut renoncer à vouloir comprendre pour se contenter de n’en saisir que la beauté, nous revient à nouveau ce drôle de poisson, énigmatique, mais qui sans doute finira par nous livrer ses secrets.

Le poisson qui dansait le tango
glissa sur le parquet mouillé
entraînant sa cavalière
dans la chute

Nous voici parvenus au milieu de ce recueil comptant un peu plus de quatre-vingts poèmes, courts pour la plupart. Et voici qu’une partenaire apparaît. Peut-être est-ce la muse du poète, sa compagne. Quoi qu’il en soit, cette chute est de moins en moins anecdotique. Elle gagne en importance. Il y a un récit dans ce recueil. La chute du poisson et de sa partenaire en est l’épisode central.

La fantaisie de l’auteur semble être une forme de politesse, de délicatesse. Pour dire, la gravité, Coppens nous adresse de discrets sourires. Il semble sourire à l’idée de la mort, à son imminence, car un poisson sorti de son élément risque évidemment le pire. Dans le poème précédent, ne venait-on pas tout juste de lire que « la pureté de l’air / dépend de celui qui respire » ?

Après d’autres poèmes dont le charme encore une fois est indéniable, poèmes qu’on comprend de plus en plus, non sans en saisir la beauté, le drôle de poisson abat enfin son masque.

Après avoir donné
des recettes de polenta aux piverts
des cours de maintien aux pivoines
par gros temps
moi le poisson le mené
je me suis essayé
à la philosophie

L’italique a disparu. On retient « moi le poisson le mené ». On sourit au reste du poème, à son aimable fantaisie. Elle fait songer au dessin de l’auteur illustrant la couverture du livre. Coppens est un esprit libre. Il se joue de la mort. Dans le poème précédent, on a d’ailleurs pu lire que la vie est une « blague pour initié ». Plus loin, il écrit : « J’ai vécu / silence bénin et censure pleutre / j’attends la suite […] » Puis : « Et rien ne te dit / que mourir / sera ma dernière prouesse ».  

Il ne reste plus que trois poèmes. La fin du livre approche. Avec l’italique, nous revient une fois de plus le poisson. Il livre de plus en plus ses secrets.

Le poisson
qui dansait le tango
glissa sur le parquet mouillé
entraînant Brigitte dans sa chute
la nappe et la théière
et le bouquet de la mariée

On le voit, le poète laisse ici entrer des éléments concrets de sa réalité. Il apporte des précisions sur l’événement central de sa chute. Elle semble se rattacher concrètement à sa propre existence, et ce, non pas de manière purement symbolique. On ne le sait pas, car il ne le dit pas, mais cette scène pourrait réellement avoir eu lieu. Moment de crise, quelque chose comme un AVC, qui sait ? Sa cavalière est maintenant identifiée. C’est comme si nous sortions du livre pour assister à la scène elle-même. Comme si le poème en venait à livrer la clef de son énigme. Le poète n’inventait pas. Ou si l’on préfère, sa fable disait vrai, racontait quelque chose de véridique. Le poète aurait connu une chute et, pourrait-on dire, frôlé la mort de près.  

Le dernier poème du recueil est fort émouvant. On y voit la discrétion de l’auteur, sa pudeur. Tout y est dit finement, avec retenue.

Pour cacher sa gêne
le poisson embrassa
Brigitte sur le front 
merci beaucoup pour tout
à très bientôt de nouvelles aventures
et n’oubliez pas de vider l’aquarium 

Exit : revue de poésie : « Entre chair et écorce » : Éditions gaz moutarde : numéro 113 : hiver 2023 : 110 pages : 15 $

Voici un bel objet. Il vaut son pesant d’or. Sa beauté est de l’ordre de l’esprit. Il témoigne brillamment de la quête spirituelle, intellectuelle et sensible que l’on peut associer à l’entreprise poétique, pour peu que l’on s’intéresse de près à cette dernière. On me le reproche parfois et, en effet, je ne ménage pas mes mots, mes transports, quand vient le temps de souligner les mérites d’un ouvrage. Celui-ci est un ouvrage collectif. On pourrait le croire disparate en raison de la diversité des auteurs qui y participent. Il n’en est rien. Son unité est grande, du moins dans la section constituée par les entretiens menés par Gérald Gaudet. Cette section fait place au dialogue. Elle s’intitule « Accompagnement » et donne la parole à des poètes de trois générations. D’abord le doyen, Fernand Ouellette ; puis, l’étonnante Isabelle Dumais suivie d’un Claude Paradis dont j’admire un engagement en poésie qu’il me plaît de qualifier d’intègre.

Je m’en voudrais de ne pas mentionner l’apport des écrivains et écrivaines qui ont collaboré à la section régulière du numéro, celle qui propose un florilège où la poésie emprunte diverses avenues. Les voix diffèrent, certes, mais elles collaborent ne serait-ce qu’en raison de leur engagement respectif sur les voies multiples du poème.

« Vaste-moi » est un poème de Sandrine Donkers. Dans sa présentation du numéro, Stéphane Despaties souligne la force de cette écriture, il parle « de mots qui cognent ». On ne saurait mieux dire. Le poème est quelque peu envoûtant : « Des bêtes        déroutées        qui ne parlent pas la même langue / que moi / Mais bavent de la même façon ».

Nicholas Giguère est le directeur du cahier Critique de Lettres québécoises. Il a publié quelques titres. Je le savais romancier, j’ignorais qu’il écrivait aussi de la poésie. Il propose ici des textes brefs. Tout comme Isabelle Dumais qui dans la section consacrée au dialogue avoue privilégier des poèmes brefs (elle parle de blocs de sensations, de « formes modestes et compactes [qui] laissent beaucoup de place au silence »), Giguère propose de courts poèmes qui eux aussi sollicitent la participation du lecteur (Dumais évoque pour nommer cette collaboration de « la générosité de l’attention qu’on veut bien s’accorder lors […] de la lecture d’un poème. »). Giguère écrit : « des entrepôts aux portes / closes rouillées où sont / exposées / les dépouilles de / n’importe qui ». En ces temps troubles et troublants, où sévissent plus que jamais les guerres et les dévastations, ces vers visent juste.

Fernando Carrera par l’entremise de la traduction de Françoise Roy nous offre « Cinq poèmes ». Ce poète mexicain né en 1983 connaît une carrière internationale. La liste des prix et des honneurs qu’il a reçus en témoigne. Sa traductrice dont j’avais lu il y a quelques années un recueil paru aux Éditions de la Grenouillère a elle aussi une feuille de route impressionnante. Elle vit au Mexique. Le souvenir que j’ai gardé de son recueil est encore présent à ma mémoire. Ses poèmes étaient lumineux, ensoleillés. Il y avait là quelque chose comme des coquillages, de scintillants coraux de langage, quelque chose de baroque et de séduisant comme les vagues de l’océan. C’est loin, mais l’impression perdure. Carrera écrit : « Cet enfant toujours enfant qui s’est échappé / de tout nom qui était cage                      de tout / savoir qui n’était pas promesse                    ce lieu / où le désir était son et silence »

Michel Pleau clôt la première section du numéro. J’ai parlé des beaux souvenirs de lecture que m’a laissé Le carrousel des eaux de Françoise Roy. C’est aussi avec un sentiment de reconnaissance que me remonte en mémoire la lecture des deux plus récents recueils de poésie de Michel Pleau. Son Petit bestiaire est une petite merveille de fantaisie. Et lire Une auberge où personne ne s’arrête offre une expérience de lecture dont le charme ne se dissipe pour ainsi dire jamais. Il en reste toujours quelque chose. On rencontre là une voix qui tout simplement dit des choses qui correspondent, je crois, à ce qu’Isabelle Dumais appelle le « sublime délicat ». J’y reviendrai. Pleau offre avec « Sur la mort d’une corneille » une suite de poèmes auxquels je prendrai plaisir à revenir. Il y a des poètes à qui j’accorde spontanément toute ma confiance, Michel Pleau est de ceux-là. Rien ne me semble gratuit chez ce poète. Au sujet de l’écriture, il écrit : « elle frôle les objets sans les déplacer / et ne connaît de l’avenir / qu’une absence qui s’avance ».

La deuxième section de la revue contient le dossier préparé par Gérald Gaudet. On se souviendra de Parlons de nuit, de fureur et de poésie, un recueil d’entretiens paru il y a quelques années chez Nota bene. Dans la même veine, le poète et essayiste, donne à ses pairs l’occasion de présenter leurs travaux, de revenir sur leurs intentions, de préciser la nature de leur poétique. Ce dossier a pour titre « Accompagnement ». En le lisant, en réalise à quel point ce titre est bien trouvé. C’est que le premier invité, Fernand Ouellette, vit avec ses morts bien-aimés, tout en étant entouré de livres ainsi que le sont Isabelle Dumais et Claude Paradis.

FERNAND OUELLETTE

C’est à l’occasion de la parution de Vers l’embellie que Gérald Gaudet renoue, l’espace d’une conversation, avec celui qu’il avait interrogé bien des décennies plus tôt dans le cadre d’un entretien paru dans Lettres québécoises. Gaudet en retrouvant Ouellette est à même de réaliser que le vieux poète est « resté fidèle à lui-même et à ses convictions. » On ne peut que donner raison à Gaudet. En effet, interrogé lors de la parution des Heures, recueil rédigé à l’occasion de la mort de son père, Ouellette tenait des propos qu’il ne saurait aujourd’hui démentir. Le poète était croyant, il l’est demeuré. Cette constante néanmoins ne correspond pas à de l’immobilisme. Quelque chose dans l’écriture de Ouellette s’est transformé. Sa foi également diffère quelque peu de celle que manifestait un recueil comme Les heures. Mais cela, Ouellette ne le souligne pas dans l’entretien qu’il accorde en 2023. Dans le bilan qu’il entreprend avec Gaudet, son regard porte plutôt sur ce qu’il entrevoit aujourd’hui. Tout le passé auquel il revient dans ce nouvel entretien converge dans la direction qui s’ouvre à lui. Il est en marche comme l’écrivait Gaudet dans Lettres québécoises « vers l’invisible et la lumière du monde ». Cela demeure vrai encore aujourd’hui, à une différence près, c’est que Ouellette s’avance maintenant vers la lumière de l’autre monde.

Oui, Ouellette est demeuré fidèle à lui-même. Toutefois, il apporte la précision suivante : « Le poète qui a écrit Vers l’embellie, c’est le même que celui qui a écrit Ces anges de sang. C’est le langage qui change parce que mon être a changé. »

Je note dans cet entretien de légères imprécisions. Elles ont trait aux dates. Le recueil Poésie a été publié en 1972 et non en 1991. Mais c’est là un détail. Du reste, il se pourrait qu’il ait été réédité depuis, et ce, en 1991. Je n’en sais rien. Cependant, et cela le principal intéressé ne le relève pas, Gaudet constate qu’un immense laps de temps sépare la mort du père de Ouellette de la parution des Heures. Gaudet pose la question suivante : « Vous dites que votre père est mort en 1983, et votre livre est paru en 1997. Pourquoi cela a-t-il pris autant de temps ? » Pourtant dans la présentation de l’entretien, le critique précise que Les heures paraissent bel et bien en 1987. Ce détail est un détail fort peu important et Ouellette n’en tiendra aucun compte dans sa réponse, puisque sa réponse portera sur les conditions dans lesquelles cet ouvrage sera rédigé, à raison d’un poème par jour, l’important étant de demeurer alors en présence de son père, de la garder vivant en lui. Du reste, dans sa réponse Ouellette passe rapidement à un sujet afférant, il évoque les autres ouvrages qu’il a consacrés à ses morts, une suite dédiée à son fils et les deux recueils consacrés à sa défunte épouse, encore une fois, par l’écriture, tout se passait alors pour lui « comme si [ses] êtres chers étaient encore avec là. »

Cet entretien donne à Ouellette l’occasion de faire le point sur son existence, de boucler la boucle de son œuvre et de son parcours. Dieu, l’amour et la poésie ont toujours été au centre des préoccupations de Fernand Ouellette. En vieillissant, le poète, bien qu’aujourd’hui il ait déposé la plume, n’en pense pas moins. Il continue de cheminer en pensée et en poésie. S’il revient sur le bleu et la verticalité, il avance aussi dans cet entretien de nouvelles idées, dont une qui ne manquera pas d’étonner, elle a trait à la persistance du paradis dont les arts garderaient en quelque sorte la trace. Tout cela est fort pertinent lorsque replacé dans le contexte de la démarche de Ouellette. Celui-ci en prenant pour guide les lueurs qui lui parviennent depuis l’embellie, va certes vers son avenir, mais cet avenir constitue un retour. « Vous vieillissez, lui dit Gérald Gaudet, vous êtes croyant, vous retournerez bientôt au paradis. » Voilà un saisissant paradoxe. Mais Gaudet n’aurait su mieux dire. Depuis même avant L’inoubliable, l’œuvre de Ouellette en témoigne, son destin consiste en un retour à l’origine, à la pureté initiale de l’enfance, à cela dont l’enfant avait la lumineuse intuition.

ISABELLE DUMAIS

nous nous déplaçons
si lentement
vers l’or brut

Si l’œuvre de Fernand Ouellette m’est familière depuis près d’un demi-siècle, celle d’Isabelle Dumais revêt pour moi un caractère de nouveauté. Certes, j’ai déjà lu mais un peu distraitement certains de ses poèmes, or les astres alors n’étaient pas alignés. Je n’accordai pas au travail de la poète « la générosité de l’attention » que je souhaite, suite à la lecture de son entretien, lui accorder dans un proche avenir. Chaque chose en son temps.

Je dois d’abord témoigner de la richesse de pensée que recèlent ses propos. Ils portent sur ses activités de peintre et de poète. Gérald Gaudet met à la disposition de l’artiste pluridisciplinaire une tribune où celle-ci déploie l’étendue et la sagacité de ses réflexions. Gaudet lui propose d’abord d’examiner les liens unissant ses deux pratiques, peinture et poésie. Ces liens existent-ils et si oui, en quoi consistent-ils ? Il faut lire les réponses d’Isabelle Dumais. Je ne veux pas me défiler ici, mais chercher à en faire la synthèse serait faire ici injure à la finesse de sa pensée, car aucun des tours et détours de sa pensée ne souffre d’être évoqué en ne s’en tenant qu’à la surface, en faisant abstraction du fond très profond qui justement nourrit sa pensée. Nous parlons d’accompagnement avec Gérald Gaudet. Or justement, la créatrice est accompagnée dans ses réflexions et travaux par une myriade d’artistes et d’écrivains auxquels elle réfère brillamment. Incidemment, elle parle de son goût prononcé pour les citations et justifie habilement le recours à ces dernières dans ses ouvrages. Elles forment une manière de toile de fond sur laquelle se déploie sa pensée. Me permettra-t-on de chercher malgré tout à résumer cette pensée ?

Telles des balises, quelques mots ou concepts méritent tout d’abord de faire l’objet de cette présentation. Gérald Gaudet attire d’ailleurs l’attention sur certains d’entre eux, les principaux. Il y a le concept de « microévénement ». Dans un texte paru dans Contre-jour, l’artiste écrivait qu’il s’agit là d’« objets délicats capables de nous ébranler de manière si intime qu’ils arrivent à modifier subrepticement notre rapport au monde. » Que ce soit la toile ou le poème, chez Dumais, les « présences fines » sont porteuses de sens et pour peu que le regardeur ou le lecteur consente à s’y investir vraiment, en collaborant activement à l’émergence de ces sens, quelque chose se produit en lui qui finit par altérer sa conscience. Dans le même texte, « Prolégomènes au sublime délicat », Isabelle Dumais écrit : « [J]e cherche quelque chose comme la manifestation d’une tendresse intelligente, une rigueur délicate, une étrangeté fragile, une intensité subtile. Je cherche ce que j’ai fini par nommer le sublime délicat. »

En réponse à la question des liens unissant ses deux pratiques, l’écrivaine-artiste élabore l’idée selon laquelle le tableau et le poème seraient des blocs de sensations. Tableaux et poèmes en tant qu’objets délicats constituent des « formes denses qui créent en nous de l’affect. Et j’aime aussi, ajoute-t-elle, que ça se fasse dans les deux cas avec des moyens somme toute modestes ; des couleurs assemblées sur une toile, quelques mots réunis sur une page. » L’auteure parle de « pudeur », du « presque rien », de « dépouillement ». Elle parle de l’absurde (camusien) et du lien que l’absurde entretient avec ses travaux. Elle puise chez Spinoza des notions qui l’aident à préciser sa pensée. Jankélévitch apparaît dans un développement où l’artiste-poète songe au rôle que joue chez elle l’autodérision. C’est que chez elle existe une propension à un bovarysme qui risquerait de l’emporter dans « les facilités du pathos ». Il faut aussi savoir un peu rire de soi. D’ailleurs, çà et là le rire fuse généreusement dans cet entretien. L’écrivaine est douée, elle sait parler et se faire comprendre. On pourrait à me lire croire qu’elle est strictement une rigoureuse intellectuelle. Certes, nulle faille n’apparaît dans ses propos. Ils sont élaborés avec une parfaite maîtrise et leur construction, au fil de l’improvisation, se révèle étonnamment bien structurée, solide, tant les idées s’enchaînent grâce à de solides maillons. Alors oui, cette écrivaine-artiste se révèle être une intellectuelle de haut niveau, mais cette hauteur dans ses propos n’interdit pas une forme de légèreté, je devrais plutôt parler d’une forme de camaraderie en raison des rires de l’artiste (du reste, de toute évidence, la complicité est grande entre elle et l’intervieweur). J’ajoute que nulle lourdeur n’apparaît dans le discours, où les concepts et notions dont l’usage est somme toute discret éclairent sans aveugler le lecteur. Contribue également à cette camaraderie des anecdotes, dont celle qui remonte à l’enfance de l’artiste alors qu’elle rencontre le vilain petit canard du conte auquel elle s’associe spontanément. Le canard deviendra un beau cygne tandis que la jeune marginale en viendra à déployer ses ailes sur les scènes littéraires et artistiques.

On sort grandi de la lecture de cet entretien. Il faut remercier l’intervieweur d’avoir trouvé les bonnes questions et l’artiste de lui avoir répondu aussi brillamment. Tout cela est formidable.

CLAUDE PARADIS

Au « sublime délicat » de la poète succède le « sublime familier » de Claude Paradis. On sait sans doute que j’emprunte à Fénelon cette idée d’un « sublime familier ». Elle s’oppose à l’idée qui voudrait que les poètes proposent des œuvres dont l’originalité procède de la monstruosité des moyens mis en œuvre dans leur élaboration. À l’élévation vertigineuse de l’éloquence, à la pompeuse richesse des apparats dont s’ornent les discours, aux scintillements des figures nombreuses, aux pierreries métaphoriques qui souvent ne sont que du toc, Fénelon opposait une économie de moyens qui n’est pas sans faire songer au presque rien évoqué par Isabelle Dumais et dont l’œuvre de Paradis témoigne. Michel Pleau aussi me paraît exemplaire, ses poèmes étant une parfaite illustration de la discrétion poétique préconisée par Fénelon.

Une petite suite de poèmes de Paradis inaugure la section de la revue où il est invité à répondre aux questions de Gérald Gaudet. Comment décrire ces poèmes ? Je viens un peu de le faire. Mais un mot me vient ici à l’esprit. C’est le mot « direct ». Tout se passe dans les poèmes de Paradis comme si la parole y coulait de source. C’est là une impression. Mais assurément l’effet obtenu est le suivant. Cet homme qui tient la plume s’adresse directement à nous et à lui-même. Sa parole ne se réfracte pas de miroir en miroir, en faisant entendre des échos la déformant. Telle qu’elle, elle sourd directement des entrailles de l’âme du poète. Pas de jeu chez lui, pas de dissimulation, mais au contraire une franchise exemplaire. Celui qui parle ici est l’homme qu’est Claude Paradis, l’homme tel qu’en lui-même. En ce sens, il est proche de Fernand Ouellette, chez qui jamais au grand jamais ne s’immisce un autre lui-même que l’on pourrait identifier au « je de l’écriture ». Ce « je » étant l’énonciateur tel que modifié par le travail de la langue et de l’imagination poétique. Je ne dis pas que ces poètes ne rêvent pas, comme tout un chacun, ils imaginent. Mais l’imagination demeure enclose en des bornes. Ces auteurs préfèrent s’exprimer directement dans leurs ouvrages. Bien entendu, leur art poétique diffère et ils ne partagent pas la foi commune à tous les chrétiens, Paradis étant agnostique, voire carrément athée. D’autres points les réunissent, dont celui de la verticalité. On connaît l’importance de la dimension métaphysique chez Ouellette, nul besoin d’y revenir. J’ignorais cependant que Paradis accordait lui aussi de l’importance à la verticalité. Sans doute, faut-il ici distinguer la sienne de celle de Ouellette, mais il n’en demeure pas moins que Paradis cherche en poésie à sortir de son horizon immédiat, à monter « un peu plus haut. » Il écrit : « Poète, je cherche comment faire entrer l’horizon dans la verticalité du rêve. » Paradis, Dumais et Ouellette ont aussi en commun ce besoin de s’exprimer. Paradis et Dumais œuvrent en recourant une forme de dépouillement et un tel dépouillement peut être observé dans les derniers poèmes de Ouellette, ceux de Vers l’embellie, du moins ces poèmes sont-ils brefs. Pour sa part, la poésie de Paradis est quasi exempte de métaphores. Il le confie à l’intervieweur : « Je ne cherche pas l’image, je cherche plutôt le dialogue, le point de rencontre du langage. Il y a quelque chose de plus direct. »

Oui, ce poète est pour nous une manière de frère, de camarade dont la parole nous atteint directement, dans sa grande sobriété. Il ne nous parle pas de ce qui se cache sous terre, de ce qui se déploie au-delà de notre entendement. S’il cherche à atteindre la verticalité, cette verticalité néanmoins ne débouche pas dans l’ailleurs, dans l’invisible. La dimension métaphysique transparaît sans doute dans les objets sur lesquels tombe son regard, objets du quotidien, arbres lors de ses promenades, personnes croisées au détour d’une rue. L’homme est vivant aujourd’hui, dans un corps vieillissant dont il prend plaisir à suivre les transformations, car elles témoignent du simple fait de vivre, ici et maintenant. L’homme est vivant et attachant. L’entretien nous le révèle attentif au monde qui l’entoure, à ses proches, à ses camarades. Tout comme Isabelle Dumais et Fernand Ouellette, il nous raconte certaines anecdotes. On en redemande. Ce qu’il dit au sujet de son père est franchement touchant.

Et ses poèmes ? Eh bien, il faut tout simplement les lire. Ils sont magnifiquement simples. Je n’en connais pas de plus directs. En ce sens, Paradis est proche d’un Jacques Brault, mais en plus direct, je crois. Oui, la revue propose ici de beaux inédits. Mais dans un proche avenir, se pourrait-il que l’on puisse enfin mettre la main sur un nouveau livre de Paradis ? Celui-ci à l’heure qu’il est l’élabore sans doute patiemment. En attendant sa parution, aurons-nous une patience égale à la sienne ?

FLEURIR

Je suis sorti de ma solitude,
ou plutôt je l’ai amenée dans un café,
pour la nourrir de quelques visages.
Il me faut quelquefois entretenir
mes pensées et mes rêves, ne serait-ce
que pour confirmer ce que me disent
les livres qui m’accompagnent.

Je partage avec Christian Bobin
le sentiment que c’est au cœur
des livres qu’on rencontre
la meilleure part de l’humanité.
Mais je savoure avec plaisir
le dessin d’un beau visage
quand je promène ma solitude …

À une table du café s’installe
une belle jeune femme avec un pot
contenant une petite plante, qui semble
destinée à l’amie venue la rejoindre.
Je peux reprendre ma lecture
puisque ma tête a légèrement fleuri.

Patrick Coppens : Azimut : Poésie : Éditions du Prisme droit : 2023 : 92 pages (recension)

Publié au Québec dans la revue Possibles, V. 47, N.01 – Été 2023

Patrick Coppens est loin d’être le premier venu. Depuis plus de soixante ans, à titre d’auteur et de bibliothécaire, il est présent dans notre paysage littéraire. Auteur, mais surtout poète, il a publié au Noroît et ailleurs des ouvrages remarqués, surtout chez Triptyque où dès la parution de son Ludictionnaire, en 1982, il donne la mesure de sa fascination pour le jeu, notamment les jeux de mots, les mots d’esprit. À titre de bibliothécaire et de fonctionnaire, il a œuvré à la Direction générale de l’enseignement secondaire. Il s’est vu également confier la responsabilité des littératures et de la linguistique à la Centrale des bibliothèques du Québec. Ajoutons enfin qu’il est le cofondateur de la Société littéraire de Laval.

Pour nous, il est d’abord et avant tout un poète singulier, ce dont témoigne éloquemment son dernier opus. Cet Azimut est tout sauf déconcertant et il est étonnant de voir qu’à travers tant de fantaisie, un poète aussi inventif peut faire part d’autant de sérieux et de gravité. Cela tient sans doute à la nature du genre qu’il explore et pratique. La forme brève ne ment pas. Une banalité proférée en peu de mots saute aux yeux, apparaît crûment. Sa nudité toute chétive révèle une profonde incurie du sentiment ou de l’idée. Un aphorisme qui tourne à vide tombe à plat. Mais l’écrivain qui se risque à la rareté de l’expression cherche à viser juste ; il grave dans la pierre une parole dont la portée doit en quelque sorte être pérenne. Coppens est l’un de ceux et celles qui réalisent un tel tour de force.

En guise d’introduction à son recueil, le poète reproduit une note rédigée à l’intention du maestro Gilbert Patenaude, elle a pour but de l’éclairer dans la mise en musique d’Azimut. Coppens y déclare avoir « marié l’aphorisme au haïku », avoir « choisi l’ellipse et la litote, le mystère dans sa dure simplicité […] ».

Cette note est suivie d’un avant-propos signé Bernard Lévy. Je le lis et le relis, ne voyant pas ce qui pourrait lui être ajouté. Il ouvre on ne peut mieux le bal de la lecture. On y apprend que les 180 strophes du recueil sont de « sobres miniatures en forme de libres haïkus ». Lévy propose ce que dans son anthologie de haïkus publiée chez Points, Rogier Munier appelle une « règle de lecture ». Lévy écrit : « Ainsi, au fil des pages, surgissent des images fugaces. Parfois fulgurantes. Difficiles à retenir. Elles filent. À moins de les laisser filer, elles forcent le lecteur à s’arrêter. À relire. À revenir sur ses pas. À interrompre son élan. Une fois, deux fois. Encore. Toujours. »

Munier abonde dans le même sens : « Lire donc, oui, sans doute, d’une lecture à la fois attentive et ouverte. Laisser surgir l’image que le haïku dresse vivement dans l’esprit. Laisser s’annoncer tous les sens dans le pur hors-sens du poème. Mais surtout, laisser venir ce qui vient, opérer l’inattendu et son ravissement subit. C’est, il me semble, la règle de la lecture […] »

Ces propos nous renvoient aux textes eux-mêmes, aux poèmes en général, et en particulier aux haïkus des grands maîtres que furent Bashö, Buson, Issa, Shiki, ainsi que d’autres auxquels Coppens ouvre les pages de son recueil, accueillant à tour de rôle, outre les Issa, Shiki et Buson, un Kyoshi, un Kikaku, un Chasei, ainsi qu’un mystérieux personnage féminin nommé Enjo, lequel apparaît dans les poèmes de Kikaku et de Coppens également. En intégrant les vers de ces poètes dans son recueil, Coppens se trouve en quelque sorte à donner le la à partir duquel il aura accordé sa lyre, une lyre toutefois fort peu lyrique, dixit Lévy dans son avant-propos. Une lyre tout de même empruntée à la culture asiatique comme le laisse si bien entendre le titre (AZI.mut). Ainsi ne serons-nous pas étonnés en cours de lecture d’apercevoir à quelques reprises la figure de Bouddha, de même qu’une nature et des paysages orientaux. Dans l’avant-propos de son anthologie, Munier rappelle que le haïku « est tout imprégné de bouddhisme Zen. » Il mentionne du reste que la pratique du haïku, « écriture et lecture, est en elle-même un exercice spirituel. » L’illumination qui en résulte, est-elle observable dans les poèmes de Coppens ? À coup sûr, ceux-ci produisent le suspens de l’esprit, telles des fleurs sur leur tige offrant présence et immédiateté.

Qui observera la règle de lecture de Lévy découvrira un univers à proprement parler merveilleux. Ce n’est pas la magie qui y opère, et pas uniquement celle des mots, c’est plutôt la finesse de l’observation et la faculté qu’a le poète de se mouvoir au sein d’un monde imaginaire si parfaitement joint au monde réel, celui de l’esprit s’entend et du cœur, autant que celui de la matérialité des choses, observable dans les moindres plis et replis de cette nature, proche ici, de celle d’Orient, évoquée à travers les échos du verbe si particulier qu’est le haïku.

Coppens, dont je n’ai pas cité ici le moindre poème, s’avère être un maître en la matière. Il a semé dans son ouvrage maints poèmes qui sont de pures merveilles — comment le dire autrement ? Son savoir-faire est exemplaire. Il veille au grain, suit la mesure de sa savante et toute simple partition, pose ses mots sur le papier en soignant leur calligraphie intérieure. Des dessins séduisants illustrent son ouvrage et l’on y cherchera ou non des liens avec ses aphorismes et autres textes brefs.

Son recueil commence ainsi :
ouverte la barrière
le sentier qui s’échappe

N’est-ce pas là évoquée ce qu’est justement une lecture, voire une existence ?

Puis, le dernier poème de cette première section, d’un ouvrage qui en compte trois, reprend cette idée de la déambulation :

partout où je vais
le chemin me précède
d’un horizon moqueur

On connaît l’importance de la danse des saisons dans le haïku traditionnel. Coppens à son tour l’honore. En ouverture, il écrit :

l’été au jardin
si j’écrivais quelque haïku
ce serait pour en profiter

Puis, cent poèmes plus loin, se pointe l’automne :

l’automne au jardin
si j’écrivais quelque haïku
ce serait pour te consoler

Une préface d’Yves Bonnefoy figure dans l’anthologie consacrée par Munier au haïku. Fidèle à sa poétique, Bonnefoy aborde une fois de plus la question du concept. On se rappellera la légendaire méfiance du poète à l’endroit de la conceptualisation en poésie. Bonnefoy observe que Buson énonce « une certitude de la conscience immédiate, sans arrière-pensée spéculative ». Trouve-t-on dans les poèmes de Coppens une telle posture ? S’exempte-t-il de penser et d’exprimer sa pensée ? Quelques poèmes çà et là et, si elle provient de sa plume, la quatrième de couverture donnent à voir un poète qui ne se contente pas de décrire dans son surgissement l’apparition du petit événement que serait, par exemple, un peu de brise venue rider la surface de l’étang.

Après avoir présenté l’ouvrage comme une manière d’hommage à « une Asie éternelle, tant réelle que fantasmée », l’auteur de cette quatrième, comme pour ne pas être en reste sur notre monde, ses duretés politiques notamment, ajoute que cet ouvrage « ne fera oublier à aucun de ses lecteurs qu’un régime qui massacre sa jeunesse, brime ses minorités et menace ses voisins, ne s’appelle pas un régime autoritaire mais une dictature. »

Fernand Ouellette : Vers l’embellie : Poésie : Éditions de la Grenouillère : 2023 : 175 pages (recension)

Publié au Québec dans la revue Possibles, V. 47, N.01 – Été 2023

Ce livre est intimement lié à la vie de son auteur. Il n’y a aucune indiscrétion à mentionner les circonstances ayant marqué sa gestation. Elles sont identiques à celles qui ont donné naissance au précédent recueil de l’auteur, Où tu n’es plus, je ne suis nulle part. On se souviendra qu’il était dédié à Lisette Corbeil, la femme du poète décédée le 17 septembre 2014. Dans une brève note, Fernand Ouellette écrivait : « Voilà la femme que la vie m’a arrachée, qui demeurera jusqu’à ma mort la manquante. »

Plus d’un trait relie les deux livres, leur principal point commun, au centre de chacun, étant celui de l’absence de « la manquante». Dans le plus récent recueil, le poète, toujours séparé de sa bien-aimée, peine toujours à supporter les longs jours qu’il doit endurer d’ici leurs retrouvailles. En attendant, il habite douloureusement un monde vacant, pour ne pas dire dévasté. Le temps qui s’écoule depuis le départ de sa compagne semble épaissir les murs derrière lesquels il est séquestré. Dans la maison, tout est silence. Le poète est condamné à l’immobilité ; sa vie ressemble à celle d’une pierre. Pour lui, tout est gris, hormis le bleu offert de temps à autre par des éclaircies venant vivifier l’espérance qui l’habite.

L’alternance de gris et de bleu résulte d’un mouvement en forme de spirale. Les poèmes reproduisent ce mouvement. Ils témoignent de cycles où un certain désespoir succède à un brin d’espoir. Le poète est souvent en proie à une lente tornade intérieure s’abattant sur son âme. Son parcours est fait de hauts et de bas. Il s’était élevé dans une méditative exaltation, le bleu lui revenant en mémoire ou parvenant à reluire dans les lointains. Éprouvant une sereine légèreté, il anticipait sa délivrance, sa libération. Puis, l’instant d’après, voici que le poète plongeait dans les abysses, dans les abattements.

Après que le ciel s’est révélé dans toute sa splendeur, la grisaille en vient à dominer, le chant des oiseaux ne se fait plus entendre. Le sommet de la montagne est hors d’atteinte, il disparaît dans le brouillard. La rumeur de la mer ne parvient plus aux oreilles du poète. En sa mémoire, la voix de l’aimée se fragilise, son visage lui manque. Mais laissons plutôt parler le poète.

Premier mot

J’ai désappris l’attention à la joie,
Les surprises d’un pré,
L’émerveillement devant le langage
Du vent, des merles, d’un torrent.
Tout ce qui me rappelait l’origine.
Je me tiens le plus souvent
Avec mes morts qui n’ont ni âge ni voix
Auprès de la terre qui maintient
Son antique tendresse,
En attendant le premier mot du matin.
Et je me recueille en appelant
L’or qui s’élève des souvenirs du cœur.

Le poète écrit ses paroles ultimes, fait entendre sa voix intérieure. À l’extrême limite de son être, il exprime son désarroi en recourant au verbe le plus épuré. Plus que jamais sa parole est dénudée, débarrassée d’oripeaux dont désormais il n’aurait cure. Il n’est pas exagéré d’avancer qu’il s’agit là d’une parole qui dit vrai, qui dit le plus simplement du monde la vérité d’une âme défaite, quoiqu’emplie d’espérance. Fernand Ouellette fait montre d’une désarmante sincérité. Il se permet de chanter sans fard la tristesse qu’il ressent. 

La vie

Mes mots vacillent, cèdent à l’orage.
La douleur n’espère plus de levant.
La solitude seule demeure prévisible,
Se laisse façonner par des jours
À mourir de vide grisâtre, et d’assauts,
D’images enfouies encore incandescentes.
Comment aurais-je cru
Que le cœur pouvait se laisser habite
Par des moments dépourvus de soleil,
Ou par des éclairs de braise,
Depuis si longtemps, tout au long
D’une vie mesurée dont l’enfant,
Saturé de désirs,
N’aurait su imaginer le parcours ?

Dans plusieurs poèmes, le poète s’adresse à celle qui dans l’au-delà lui tend une oreille bienveillante. C’est le cas avec le poème ouvrant le recueil. Poème curieusement anticipant sur l’après. Il s’intitule « Rencontre ». Son premier mot est « tu ». « Tu as franchi le large ». Le nom de Lisette n’apparaît ni ici ni ailleurs dans le recueil, mais le poète ne fait pas de mystère, il ne dissimule pas dans ses poèmes la présence essentielle de « la manquante ». Son écriture est au plus près de son sentiment et son sentiment est entièrement tourné dans la direction de la future embellie. Or voici que s’est enfin réalisée, dès avant les premiers mots du recueil, la rencontre tant espérée. « Tu as franchi le large, / Là devant moi. / Sur-le-champ, un astre / M’a pris le cœur. » Ce poème d’ouverture s’apparente à un rêve prémonitoire ou du moins à un rêve qui serait parvenu à réaliser le désir dans l’immédiat de l’imaginaire : « C’était toi me rejoignant à jamais. / C’était notre amour. » L’ensemble du recueil est explicite sur ce point : le poète n’a de cesse de s’aventurer en pensée à travers les broussailles encombrant ses derniers moments. En poésie comme dans sa vie, Fernand Ouellette s’aventure désormais dans la direction de l’orient, c’est-à-dire en envisageant sa propre mort, laquelle correspondra à sa résurrection. C’est alors que la transfiguration accomplira la promesse du « C’était toi ». Le poète parlera enfin au temps présent, au temps de l’éternité. La rencontre aura lieu. Enfin, il dira : « C’est toi ».

Philippe-Daniel Clément : Le chevalet, la palette et le pliant : Roman : Éditions du Wampum : 2023 : 168 pages

Roman ? Plutôt « Roman par nouvelles » ; c’est ce qu’indique la page de titre du livre. Dans l’avant-propos, l’auteur apporte d’importantes précisions sur la nature de son ouvrage, sur la méthode adoptée pour l’écrire et les intentions l’ayant animé pour ce faire. Il a écrit un portrait de Vincent van Gogh, voire une série de portraits s’échelonnant sur diverses périodes de la vie du peintre. Il précise qu’on trouvera dans son roman non pas une biographie en bonne et due forme, mais bien plutôt un « récit mythique », et que ce récit procédera des impressions qu’ont laissées sur lui les œuvres et les propos du peintre. Les « nouvelles » de son roman correspondent à ce que l’auteur appelle des « tableaux de mots ». Il rappelle que le peintre « considérait l’art de la parole ou du mot aussi difficile que celui de la peinture », que, par ailleurs, dans sa correspondance il établissait un parallèle entre la peinture et la littérature ; « peindre avec des mots », voilà ce que selon lui certains auteurs parvenaient à réaliser.

Dans le cas qui nous intéresse, « peindre avec des mots », ç’aura été pour Philippe-Daniel Clément, travailler à partir d’une imposante documentation, notamment la correspondance du peintre, s’inspirer des œuvres de ce dernier, approcher son univers avec empathie et s’en pénétrer afin que l’imaginaire de l’écrivain témoigne de celui du peintre. La méthode adoptée aura consisté à s’imprégner des réalités objectives fournies par les documents et les œuvres pour plonger ensuite de manière tout impressionniste et subjective dans le monde du « rouquin » que l’auteur appelle affectueusement par son prénom, Vincent. Cette subjectivité, l’empathie dont fait part l’auteur, le fait qu’il n’ait pas cherché à rédiger « une histoire détaillée », à relater tous les événements marquants de la vie du peintre justifie l’association au genre romanesque. Cependant, à mon avis, ce que l’auteur est parvenu à accomplir est bien davantage qu’un roman. C’est en tout cas un ouvrage fort original, un récit justement mythique dont la méthode, la composition et l’écriture font tout le prix, l’auteur ne tombant pas dans le piège qui aurait consisté à fictionnaliser une existence, à prétendre la représenter en toute objectivité, à chercher à rendre l’apparence du « vrai ». Comment dire ? Ce Vincent ainsi portraituré, il me semble que c’est toute son âme résumée que par ses « tableaux de mots » l’écrivain reconstitue et fait resurgir sous nos yeux, tel un fantôme, tel un reflet, une illusion disant mieux qu’un semblant de réalité objective.

En épigraphe est donné un court extrait de la correspondance de Vincent. Dans une lettre adressée à son frère Théo, le peintre écrit : « Cela n’empêche pas que j’ai un besoin de, dirai-je le mot — de religion —, alors, je vais la nuit dehors pour peindre les étoiles. » Dirai-je le mot ? Religion. Comment le comprendre, alors que l’on tourne la page rapidement ou distraitement pour se lancer dans la lecture du « roman », et qu’on oublie ce mot ? Il reviendra toutefois, et l’on comprendra mieux alors le sens que lui donne Vincent. Nous en reparlerons.

Premier tableau de mots. On voit l’enfant en toute liberté, échappé au joug familial. Le voici au milieu de « la nature voluptueuse ». Il est attentif à tout. Il observe « le vol flotté des alouettes, les nids d’art des loriots jaunes, les allées et venues envoûtantes des insectes et des arthropodes de l’air, de l’eau et de la terre. » Premier constat du lecteur, et que confirmera magnifiquement la suite de l’ouvrage : la palette de l’auteur est riche, son vocabulaire, abondant et précis, tandis que son style qui parfois, mais rarement, est fleuri, confère à l’ensemble un surplus de qualité contribuant à en accroître la valeur. La prose de l’auteur pourrait prudemment être qualifiée de poétique.

Pourquoi prudemment ? Parce que le terme « poétique » lorsqu’appliqué au domaine du récit peut prêter à confusion. On pourrait croire à tort que l’auteur privilégie les mots pour les mots, alors que tout le travail de Philippe-Daniel Clément consiste à agencer les mots de manière à s’approcher davantage et au mieux de son sujet. Son écriture est poétique en ce sens où une manière d’alchimie du langage opère en son sein. Il peint avec des mots et réalise donc des tableaux de mots. Or, fait assez remarquable, ces mots représentent justement l’équivalent de ce que sont les couleurs dans les œuvres du peintre.

La méthode, on le comprend assez tôt en lisant ce récit mythique, est tout à fait appropriée à l’objet que cherche à dépeindre l’auteur. Et de même que tout semble bouger dans les tableaux du maître, les mots de l’écrivain montreront un monde animé. Nature, objets de toutes sortes, maisons, meubles, pinceaux et spatules, à l’instar de leur animation dans les toiles ou sous les yeux du peintre cherchant à en percer les mystères, tout s’animera sous la plume de l’auteur. Ainsi, on voit que le chemin « s’échine en pèlerin », alors qu’« une église implore le ciel de sa pointe de fer » Vincent est-il dans sa chambre, au moment où il s’apprête à se mettre au travail, voilà qu’« un tabouret s’impatiente » de le voir commencer à travailler. Ces personnifications ne sont pas que le fait de l’auteur. Ici comme partout ailleurs dans son récit il se montre fidèle à son sujet. Il procède à sa manière. À propos de la pierre noire dont il se sert pour dessiner, Vincent écrit qu’elle « comprend ce que l’on veut, elle écoute avec intelligence et obéit […]. »

Tout ici a une âme et s’anime. L’alchimie chez Vincent réside en cela justement qu’il s’agit pour lui de créer des œuvres vivantes. À ce propos, Clément écrit : « La craie deviendra chair et le papier s’animera. » Encore une fois, cette alchimie n’est pas ici une invention de l’auteur. La correspondance du peintre le confirme. S’agissant d’une toile à laquelle il travaille avec obstination, il écrit, à Théo : « Je crois bien qu’elle est vivante maintenant. »

Il y a là une contagion positive. La faculté qu’ont les pinceaux de Vincent à rendre à l’inerte une manière de mobilité se propage à la plume l’auteur : « Vincent recommença à croquer les coursiers de bois qui se mirent aussitôt à naviguer dans son cahier sur des flots d’encre et de graphite. »  La périphrase désigne ici, on l’aura compris, les embarcations qui sur les vagues « montaient et descendaient tels des chevaux de manège. »

Parlant de manège, je ne peux résister ici à la tentation de citer, à titre d’exemple de l’intérêt que représente le style de Clément, un assez long passage dans lequel est décrit justement un manège. En fait, nous assistons ici à un rêve de Vincent qui est « cloué sur son lit d’hôpital à Saint-Rémy- de-Provence où il s’est porté volontaire à l’internement » : « Sur le site du foirail, le peintre endormi hésite. À senestre un manège exotique de bois et de verre entraîne sur des bêtes domptées des cavaliers en délire. Ils montent et ils descendent maintenus sur leur selle par des fils de lumière irisée. Leurs montures, des chevaux zébrés d’aube et de crépuscule, de mer et de forêt, se ruent à hue et à dia, virant et virevoltant sur leur pivot d’argent. Le beau carrousel vit de joie et de rires d’adultes redevenus enfants. Dans le haut s’étale une corniche de tableaux champêtres et bucoliques encadrés de trumeaux rococo. Elle s’incurve, interminable, vers un horizon jamais atteint. Une garniture ornementale de frises et de panneaux multicolores court sur le bas peinant à maintenir le rythme des étalons et des juments en tête de course. »

Ce dernier rêve est assez représentatif de la peinture de Vincent, en cela que tout dans ce manège est en mouvement, en mouvement circulaire, comme dans les tourbillons de couleurs où apparaitront sous peu les étoiles dans les ciels que Vincent peindra de nuit. Tout est mouvements et couleurs. L’auteur fera le commentaire suivant : « Les étoiles se meuvent de leur plein gré, par leur propre volonté, comme les animaux. »

La contagion positive, je devrais plutôt la nommer « réciprocité », car ce n’est pas tant l’influence que Vincent peut avoir sur Clément qui est responsable des similitudes que j’observe entre la manière du peintre et celle du poète, moins cette influence que cette espèce de prodige rendu possible par l’empathie dont il est fait mention dans l’avant-propos. Cette empathie permet ce que le sociologue français, Louis Moreau de Bellaing, cité par Clément, identifie comme étant le « récit mythique » ; elle favorise aussi selon moi cet accord profond entre les deux artistes. Bien entendu, le style de Clément est plus sage que celui de Vincent, moins fiévreux, mais il est au service, comme j’en ai déjà fait mention, de cette intention qui l’anime, à savoir portraiturer l’artiste en rédigeant des « tableaux de mots ». Là où Clément dans son art rejoint surtout Vincent, c’est dans cette faculté qu’il a de répondre au mot d’ordre ou, si l’on préfère au précepte, que Vincent élabore dans l’une de ses nombreuses lettres à son frère : « Lorsque la chose représentée en tant que style est absolument d’accord avec la façon de la représenter, n’est-ce pas là ce qui fait la tenue d’une chose d’art ? » Voilà ce qui me frappe dans le travail de Clément, une parfaite adéquation entre la chose (Vincent) et le style (tableau de mots).

Il y a pourrais-je dire une complémentarité. Je n’ai pas suffisamment insisté sur l’importance de la couleur, de la préoccupation qu’a Vincent à son endroit dans la réalisation de ses œuvres. Or, certaines d’entre elles sont reproduites dans l’ouvrage de Clément. Elles le sont cependant en noir et blanc, autrement dit en gris, ce qui laisse en suspens tout un plan du travail de Vincent, le plus essentiel si l’on a compris le propos de Clément qui insiste beaucoup sur ce point. Le peintre alchimiste pour animer ses tableaux comptait énormément sur le génie de la couleur : « Les plantes mûres occupaient le centre et s’étaient animées dès l’entrée en scène du grand maître du coloris, tendre ou violent. » Un des chapitres du roman s’intitule « Outrer la couleur », un autre, « Hurler le jaune ! » On peut y lire les déclarations de Vincent : « J’ai cherché à exprimer avec le rouge et le vert les terribles passions humaines. »

À l’exception de l’Autoportrait au chapeau de paille illustrant la couverture, en couleur celle-ci, le livre ne compte pas moins de quinze reproductions d’œuvres du peintre. Ces dernières sont, je le rappelle, en noir et blanc. Or, cette omission de la couleur est loin d’être un défaut ; il ne me viendrait pas à l’esprit de déplorer qu’il en soit ainsi, car il revient alors à l’auteur de suppléer ce manque par ses propres mots. Là se trouve la complémentarité mentionnée ci-haut. La couleur revient au cœur de ces œuvres grâce à la magie du verbe. J’ajoute que le noir et blanc des reproductions sied tout à fait au noir des mots sur le blanc de la page. Ce dispositif est tout à fait pertinent.

Je veux en terminant revenir un instant sur la question de la « religion » et des étoiles. Dans l’un des derniers chapitres, il est abondamment question de Millet. Van Gogh déclare à son sujet : « Ah Millet ! Millet ! celui-là comme il a peint l’humanité et le ‘‘quelque chose là-haut’’ familier et pourtant solennel. » Là-haut brillent les étoiles, Vincent écrit : « certaines étoiles sont citronnées, d’autres ont des feux roses, verts, bleu myosotis. » Il en viendra à déclarer que la couleur n’est pas l’essentiel. Qu’est-ce qui l’est alors ? Ce qui est essentiel, Clément le révèle dans cette toute petite phrase : « Il avait soif de lumière éternelle, de la source mystique qui baigne l’univers, d’un au-delà inatteignable, mais combien attirant et perturbant. »

Je donne une dernière fois la parole à Vincent : « Et sentir néanmoins les étoiles et l’infini en haut clairement. Alors la vie est tout de même presque enchantée. »

En refermant ce livre, je me suis rappelé que le plus beau compliment que l’on peut adresser à un auteur, c’est de lui faire savoir qu’une fois notre lecture achevée, nous avons songé à la reprendre depuis le tout début’ Ce serait dans le but de renouer avec le plaisir de la découverte, afin d’accompagner à nouveau le personnage de Vincent sur les sentiers de la création. Philippe-Daniel Clément a réussi à peindre Vincent van Gogh tel qu’en lui-même. En cela, il a réalisé une œuvre d’alchimiste. Il a touché l’étoile.

Claire Dion : Terres voisées : Poésie : Éditions de La Pleine Lune : Collection Presque carrée : Photographies de l’autrice : 2023 : 88 pages

Claire Dion signe ici son deuxième recueil de poésie. L’autrice n’est cependant pas novice. Elle écrit depuis toujours, d’abord dans ses carnets, ses journaux intimes ; et elle s’adonne depuis l’enfance à la musique, au chant tout particulièrement. Un entretien accordé en novembre 2023 à Claudine Bertrand dans le cadre de l’émission « Arts et lettres », émission présentée sur les ondes de Radio VM, donne une idée de son parcours artistique, de ses incursions dans le domaine des arts, du théâtre notamment et de l’enseignement. On peut ici parler de compétences transversales puisque ce second recueil, fort des acquis de l’écrivaine glanés dans les divers arts qu’elle pratique, dont la photographie, témoigne d’un indéniable savoir-faire et aussi d’une authentique incursion au moyen du langage poétique dans le cœur du vivant, de l’être féminin et de la nature.

La dédicace du recueil est double. D’abord, elle salue feu le père de l’écrivaine ; puis, fait signe à Gilles Tibo. Dans un cas comme dans l’autre sont annoncés des éléments qui s’avéreront d’une importance capitale pour la suite. Du père, Adélard, est mentionnée « la magie du regard ». Avec le second dédicataire, la poète souligne l’importance des mots : tout passera ici « par et au-delà des mots ». On dira qu’il en va ainsi pour tout acte de parole, tout acte de création littéraire. Cela va de soi, le sentiment et l’idée passent par les mots pour viser au-delà des mots une manière d’accomplissement, parfois d’épiphanie comme c’est le cas dans ce recueil.

Terres voisées lie d’une manière peu commune les mots poétiques à un certain regard porté sur le monde entourant l’autrice, ainsi que sur son monde intérieur.

Un bref prologue offre davantage encore des pistes de lecture. Ce poème commence par les mots suivants : « Lac Tranche-Montagne. Rêvé et réel. » Dans un entretien accordé récemment à Sylvain Turner à l’émission de radio « Libraire de force », Claude Paradis déclare en souriant que « La poésie, c’est de l’autofiction. » Le rêve et le réel conjuguent en effet leurs forces dans la conscience de qui rédige une autofiction. Claire Dion réalise une œuvre personnelle. Le « je » de ses poèmes est le sien. Aucun masque ici n’altère les traits de sa personne. Elle s’engage volontairement dans ses poèmes sur des voies que lui fournit sa mémoire, mais également sur celles qu’elle imagine afin de mieux circonscrire une réalité poreuse et souvent évanescente : « Construire mes paysages / avec cette mémoire partielle ».

Le projet est dépourvu d’ambiguïté. Dès le départ, on sait que c’est du père qu’il sera question. Or la poète parlera aussi d’elle-même, du monde qui l’habite, de celui aussi qu’elle habite, osons le dire, poétiquement, à la fois comme le veut la tradition hölderlinienne et tout comme muettement son père le lui enseigna par l’exemple. Le legs provient de deux sources. Les poètes ont nourri la poète. Le père a fait de même au milieu de son silence, debout et travaillant sur ses terres et parmi les arbres de sa forêt.

Tout se tient dans ce beau recueil. Ainsi nul exergue n’est choisi sans que son apport au texte ne soit significatif. Par exemple, la première partie de ce recueil, qui en compte trois, emprunte à Louise Warren un court extrait de Voir venir la patience : « Se tenir là, à l’écoute / consentir au temps. » Pareil consentement est geste d’ouverture, d’accueil. On verra dans cette section de l’ouvrage et dans les autres également se déployer chez la poète une attitude favorable au recueillement, à une nudité de l’être dont son père aura en quelque sorte été l’archétype. Elle écrit : « Et je trace / le présent nu ».

Monde réel, monde rêvé. Histoire d’hier, histoire vécue au présent. Claire Dion raconte. Elle cherche une voie. Elle tente de se rendre à nouveau au milieu de ses terres voisées, celles d’hier, celles d’aujourd’hui. Une telle histoire est affaire de racines, également affaire de langage, car c’est au moyen de la voix, du chant et du poème que la poète parvient à se frayer un chemin la conduisant au sein de ce présent nu où affleure du passé la plus vive réminiscence, celle par laquelle se découvrent enfin les racines de son être.

Dans un très beau poème, le soleil de midi « crache son feu sur le lac » Tranche-Montagne. La poète pénètre « dans les bois en même temps qu’un garde-forestier. » Ce dernier, imaginé, ou peut-être réel, sera un guide que la poète perdra bientôt de vue, comme jadis elle perdu de vue son père en allé. Ce garde-forestier partage avec le père plus d’un point commun. Il est un homme de la nature, et alors qu’elle et lui marchent côte à côte, il garde le silence. Comme le père, il se tait. La poète semble lui accorder quelque pouvoir : « Peut-être joue-t-il du silence pour convaincre les bêtes de se présenter ou peut-être perçoit-il un autre langage. »

À cet autre langage, nous devons nous arrêter. Il émane de la nature, il sourd des terres, lesquelles ont de la voix ; mais, c’est aussi un langage que le poète invente afin d’accéder au silence nu, pour retrouver enfin ses propres racines, pour dire et chanter ce que les mots de tous les jours ne lui permettent pas de nommer réellement, rêveusement. Dans ce poème, il est fait mention du père : « Sensation étrange. Souvenir de mon père et moi marchant dans la forêt encore enneigée, l’un derrière l’autre, mes pas dans les siens, outils en main pour entailler les érables. Il ne parlait pas. » On le voit, le garde-forestier est en quelque sorte le fantôme du père ou, si l’on préfère, son double. Marcher en forêt avec lui fait ressurgir la figure du père. Lorsque le garde-forestier disparaît, la poète se retrouve « seule parmi les arbres » ; passé et présent se confondent, la voici confuse, abandonnée à elle-même. Seule, comme elle le fut dans son enfance, bien qu’entourée par ses sœurs, seule, c’est-à-dire troublée, admirative d’un père que lui dérobait un profond silence, d’un père qui s’effaçait dans son absence. Tout comme le garde-forestier écoutait l’autre langage de la forêt, la petite fille écoutait « les sonorités du vivant ». Comme pour se mettre au diapason, bercée par les « voix / de la mère et de la grand-mère / roulant les pâtes à tarte / en sourdine les nouvelles à la radio / chamaillage de mes sœurs, pluie fine sur les champs », l’enfant s’inventa une langue nouvelle : « En un seul instant / ces échos / emplissaient ma tête / d’une langue vaste ».

Cette langue inventée, je crois pouvoir affirmer qu’elle est étroitement liée aux silences du père. Les derniers vers de cette section disent la perpétuelle attente où en la poète quant à ce dernier : « j’attends encore / j’espère toujours // la voix du père ». Il est sans doute possible de penser que cette langue inventée est en partie une sorte d’équivalence imaginaire, de traduction de cela que disait le silence du père. Mais, ce n’est pas tout, car à travers ce silence, le père offrait une vue élargie sur le monde de la nature, ce que confirmeront les autres poèmes du recueil.

La deuxième partie s’intitule « Labours ». Après un exergue emprunté à Vivre ainsi, recueil de Paul Chanel Malenfant, vient une citation d’Yves Préfontaine. Celle-ci est particulièrement éclairante en cela qu’elle conjugue la flore et la vie humaine : « Un chant parcourt ici les veines emmêlées de l’homme et du sol. » Ce chant, bien entendu, c’est de la voix. La terre sera dite voisée. Arrêtons-nous un instant au titre de l’ouvrage.

Terres voisées. Que signifie ce très beau titre et en quoi recouvre-t-il de manière idoine l’ouvrage de Claire Dion ? Voisé se dit de phonèmes ou de consonnes dont la prononciation entraîne la vibration des cordes vocales. Il est pertinent de l’employer dans le titre puisque le recueil traite principalement du thème de la voix, du langage. Par la rime, voisé se fait aussi voisin de boisé. La nature, les champs et surtout les forêts occupent ici une large place. Le titre suggère donc un langage émanant de la terre, comme si dans les poèmes de Claire Dion la parole était donnée aux champs, aux arbres, à la forêt. Comme si la terre chantait ou plutôt comme si la poète en liant intimement son verbe à l’humus en venait à traduire dans son propre chant le discours secret tenu par la nature. Le père de la poète, homme de grand silence, était à l’écoute du chant de la terre. Sa manière d’être au monde aura fortement déteint sur sa fille. Celle-ci suivra les traces que son père aura laissées sur les terres voisées où il vivait, travaillait, fermier, cultivateur. Voilà qui résume bien l’essentiel du recueil.

La poète tente de concilier son passé et sa situation présente. Elle entreprend une quête. Il s’agit pour elle de renouer avec les racines qui plongent dans les terres voisées du père. Ce sont des terres imaginaires. Bien entendu, elles ont existé, le père en a réellement foulé le sol, l’a retourné et travaillé, mais tout cela repose désormais dans le souvenir, hante la mémoire de sa fille. Elle revoit ces terres, y revient au moyen du songe et de l’écriture, de l’imaginaire et de la pensée. Elle sonde ses origines. Cela est clair dès le prologue alors qu’elle met en exergue les mots de Pablo Neruda : « Je viens en quête des racines. » Celles-ci pour la poète se trouvent dans les terres de son père. Elle affirme qu’il est « celui par qui vient l’enracinement à la terre, l’attention portée aux signes et à la beauté de la nature, la poésie des instants. » Il faudra revenir à ce legs fort substantiel. Il doit être explicité, tout comme la figure du père mérite qu’on s’y arrête plus longuement.

Qui est ce père ? Un homme de silence, nous l’avons dit. Homme de la terre et des travaux agraires. Laissons plutôt parler la poète. « Mon père labourait, semait et refermait les sillons. Son regard scrutait longuement le sol puis s’élevait vers le ciel. Ces signes, nuages, astres, vents qu’il savait si bien lire. »

Le portrait du père se poursuit. Cet homme vivait pleinement le moment présent. « Ce présent vécu dans la chair et la conscience du temps. » Sa fille en vient à imaginer « qu’il était la substance humaine de la pierre, du bois, de la lumière, de la pluie et des rafales. » Autrement dit, elle voit en lui, comme le soulignait Yves Préfontaine, « les veines entremêlées de l’homme et du sol. »

Mais ce portrait est incomplet si l’on en retranche la petite phrase que voici ; elle n’a rien d’innocent : « S’établissait un dialogue subtil entre le firmament, la terre et l’homme. » Un dialogue fait toujours entendre deux voix. La subtilité du dialogue auquel réfère la poète ne repose pas uniquement sur la voix que fait entendre la nature, elle est aussi attribuable au mutisme du père, dont les silences, c’est le moins qu’on puisse dire, étaient sinon éloquents du moins fortement communicatifs, ne serait-ce qu’en raison de l’écho que longtemps encore ses terres feront vibrer dans la mémoire de sa fille.

« Je cherche encore les mots / de tes conversations éthérées / avec les éléments » La magie du « regard bleu » du père finira par s’infiltrer dans le regard de sa fille. « Un tison venu de l’éclair de tes prunelles / électriserait un jour / mes fréquentations obstinées des paysages / et leurs chants magnétiques ». Ces vers sont riches de sens. Ils disent l’héritage, la passation d’un don ; ils disent également la puissance du langage, tout particulièrement la puissance des poèmes (chants magnétiques). Il faudra revenir sur ce point afin de relier la poésie à une pratique peu commune qui valut à la poète dès son plus jeune âge d’inventer de nouvelles langues afin d’advenir réellement au monde.

Si le père dans l’avenir où il n’est plus s’avère malgré tout si présent, dans l’enfance de la poète il brillait quasiment par son absence. « Ta main comme une promesse / je ne l’ai jamais tenue ». Il y aura donc eu ce manque : « le manque de tendresse et de complicité », puis, consécutive à la peine de l’enfant, celle de l’adulte. D’où la quête conduisant à réinvestir les terres voisées. D’où également des « formules répétées [qui] bercent, consolent, enveloppent. » La poète parlera au sujet de ce « langage clandestin » d’une « matrice», d’une « passerelle entre vie et mort. » La langue inventée aura permis un resserrement du sujet sur soi-même, un recentrage lui permettant d’éviter la dispersion, l’effondrement. « Semblables aux litanies / ces formules répétées / sous la cloche du levant / rassurent et contiennent / mes fragments épars ».

Il s’agit de « mots neufs ». L’enfant les inventait « comme formule magique ». « J’entrais dans l’univers / incantatoire des légendes / captais les lueurs passagères des sonorités / pour nommer ce qui tremble ». Ainsi, à titre d’exemples ou de compléments, apparaissent çà et là dans les poèmes des passages évoquant ce type de créations langagières. Nous lisons : « Dour / madère mamir / lassovèndra ». Ou encore : « Dour / jordica vadèmm / yacou yakor ». Il va sans dire que nous ne comprenons pas le sens de ces mystérieux énoncés. Nous comprenons cependant le rôle qu’ils ont joué dans le parcours de celle chez qui opérait cette espèce de sorcellerie langagière. Elle affirme qu’avec « ses syllabes fragiles » l’enfant qu’elle était se fabriquait « une passerelle / entre apparaître et disparaître ». On le voit avec ces derniers vers, Claire Dion propose sur le mode poétique une véritable analyse de son parcours.

Magie et méditations, marches en forêt et contemplations devant les eaux du lac permettront finalement à cette aimable sorcière d’hériter pleinement du regard bleu de son père : « je regarde / avec tes yeux ».

Je le répète, le silence du père aura été porteur dans le long terme d’un héritage : « Voilà ton ultime cadeau / une manière d’être dans ce qui est / d’épouser l’éphémère et le continu / des saisons toujours dissemblables ». On pense ici aux mots de Louise Warren cités en exergue : « Se tenir là, à l’écoute / consentir au temps. »

Voici donc réparée enfin « la distance » entre la fille et le père, voici partiellement dissipée « l’absence ». La poète écrit : « Je ne suis plus seule. Tu marches désormais à mes côtés et sans un mot, tu distilles ton savoir sur la nature des sols, les plantes indigènes, les multiples façons qu’ont les arbres de fabriquer leur charpente. »

Lorsque le lecteur parvient au prologue, s’il compare à ce qu’il a pris pour une langue inventée l’élégie « de souffrance et pure joie » que lui fait lire la poète, il s’étonne en la lisant de découvrir un poème en langue grecque de Georges Séféris intitulé « Épiphanie ». Ce qui était caché finalement lui est révélé au grand jour. Le silence du père portait un précieux message. Terres voisées en témoigne magnifiquement.