Fernand Ouellette : Avancées vers l’invisible : Poésie : Éditions de l’Hexagone : 2015 : 376 pages

Mon séjour ici s’achève.
L’archer noir a froidement visé.

Avancées vers l’invisible ne commence pas avec son premier poème. Antérieurement, le poète, toujours en marche, avançait déjà sur la voie menant à l’invisible. Il en était ainsi depuis l’enfance, depuis sa première naissance, dans l’attente de l’aube.

Mais ce n’est pas tant sur un chemin que s’aventure le poète. À dire vrai, il faudrait l’imaginer immobile, entreprenant une méditation reprise chaque jour, à l’aurore, afin de saluer la naissance du jour, pour lire surtout dans sa lumière les signes avant-coureurs d’un jour à venir, plus grand, celui où le natif en lui sera enfin ravivé. Chez Ouellette, la pureté de l’enfance est retrouvée dans l’au-delà.

Comme le peintre, tel un Cézanne peignant nature morte sur nature morte, déplaçant, replaçant les fruits, les ombres et la lumière, ordonnant chaque fois sur une toile nouvelle des assemblages qui bien que différents se ressemblent, et l’on pourrait également évoquer ses Sainte-Victoire tant de fois reprises, Ouellette entreprend au quotidien une même quête artistique et spirituelle. Il le confesse dans le dialogue intérieur qui se joue dans quelques-uns de ses poèmes, le « tu » étant alors dédoublement du « je » : « Tu demeures obsédé / Par le seul travail de l’escarpement, / Par la seule trajectoire / Qui atteint l’aurore de près, / Même si tout l’être, trop souvent, / Se replie dans son affliction, / Dans une solitude qui ne se confronte / Qu’au dérisoire. »

Comme le peintre, donc, Ouellette n’a de cesse de reprendre ce qui pour lui est plus qu’une série de thèmes, lesquels représentent d’ailleurs moins ses obsessions que les figures d’une très pure idée fixe, ou plutôt d’un sentiment d’élévation spirituelle dont le faîte pour lui n’est rien moins que le ciel. D’où dans ses poèmes tant de bleu et des oiseaux qui, contrairement à ceux de Mallarmé, ne font pas méchamment des trous dans la voûte céleste, mais revivifient bien au contraire la promesse que lui adresse l’Azur.

Notre poète puise dans ses images de prédilection, de poème en poème apparaissent ses symboles, ses couleurs, évidemment le bleu et son contraire, le gris de la cendre et de la pierre, la mer, le sommet de la montagne, les abîmes au fond de la vallée. Le poète use aussi de mots propres à son propos. Lui reprochera-t-on comme à Hugo naguère de recourir à des mots aussi connotés que celui de l’infini ? On déplora qu’Hugo en abusât. Je crois pour ma part qu’à la grandeur, il sied d’être identifiée comme telle dans le recours à des mots qui souvent reviennent chez Ouellette : inabordable, inaudible, innombrable, incandescent, intemporel, inexprimable, inexplicable, impénétrable et autres indicibles.  

Le poème qui suivra le premier poème du recueil et ceux qui viendront à sa suite ajouteront leur chant à la manière d’une prière, perle d’un long chapelet de lumière que le poète égrène au fil des jours : reprise, mélopée, mêmes gestes de la main traçant les mots, paroles comme autant de variations sur des thèmes récurrents comme sont récurrents les jours de nos vies, celles-ci étant faites de lumières diurnes et d’obscurités nocturnes, toujours dans l’alternance des joies et des chagrins, de l’espérance et de l’abattement.

Mon être oscille entre la joie
Et l’obsession de l’abîme.

Il y a des alternances tout au long de ce recueil ; à des moments de grâce succèdent des lourdeurs de rochers ; les ronces gagnent le sentier où s’avance le poète, puis à nouveau une musique de l’âme opère en lui une transfiguration passagère. Ce sont des modulations, des changements de tonalité, mais aussi des revirements plus radicaux. Le bleu entrevu vire au gris. L’âme est envahie par de noirs sentiments, par des abattements.

On retrouvera de pareilles alternances dans d’autres recueils du poète. Elles sont évidemment à l’œuvre dans la suite qui clôt ce gros recueil. Dans Avec l’unique, le poète déplore la perte de l’épouse, puis réaffirme sa foi en leurs retrouvailles. Il évoque les moments de grandes lueurs, puis déplore le trop lourd silence qui pèse sur lui après le décès de sa compagne : « Mais dorénavant, / Comme elle demeure inabordable, / En retrait dans son silence le plus inaudible. »

Ailleurs, l’espoir renaît. Le ciel gris se dégage.
Ainsi de radieuses ébauches
De notre avenir se proposent malgré tout,
Laissant le présent, les pensées épuisées
Et tout ce qui s’assombrit,
Glisser derrière.

Le poète se situe désormais à la lisière de sa vie, son aventure terrestre s’accomplit dans une relative immobilité, celle du penseur au moment de son recueillement. Aventure inscrite dans l’écoulement d’un sablier de vie, voilà ce que relate ce recueil. Il va sans dire que ses poèmes ne suivent pas un arc narratif. Nulle part, ils ne commencent ni ne s’achèvent réellement. Le parcours est sans fin, qui commença dès les premiers vagissements du poète, avant même qu’il ne soit poète, dès l’enfance. En ce sens, rien n’apparaît ici qui soit de l’ordre d’une introduction. Pas de développement non plus et rien surtout qui sera proposé à titre de conclusion, sur le mode artificiel de la résolution d’une démonstration esthétique et littéraire, le poète ne se souciant guère de la composition de l’ensemble, de la création d’effets spéciaux, de rebondissements dans l’ordre de l’idée, de mise en scène du sentiment.

Il préfère le naturel d’un discours tenu au plus près de ses états d’âme, de sorte que nous avons affaire ici à un journal poétique fort personnel, quoique l’anecdote y soit rare, voire plutôt absente, le poète ne consignant pas son ordinaire, son train-train de vie quotidienne. C’est, je le rappelle, une poésie d’introspection par laquelle le poète contemple les signes annonciateurs de la présence à laquelle son âme aspire. Les avancées se produisent au quotidien, chaque jour nouveau donnant lieu au renouvellement du pacte qui le lie à l’invisible, reprenant la postulation de la veille et veillant à ce que le feu qui brûle en lui ne s’éteigne pas avant que le poète n’atteigne le terme de son existence.

Les recueils de Fernand Ouellette, pour la plupart, ont une composition organique en harmonie avec les mouvements mêmes de l’esprit du poète. Bien que les poèmes ne soient pas datés, on peut facilement inférer que leur suite emprunte à la succession des jours tels que vécus par le poète. L’auteur de Journal dénoué a muri journalièrement à travers ses lectures et ses écritures. Bien évidemment, il a vécu, il a entretenu avec les autres des rapports, affectifs avec les siens, ses proches et ses amis. Nombreux sont-ils ceux et celles à qui il dédie ses poèmes, ce qui très certainement atteste d’une vie où importent les relations avec autrui. Bref, il a vécu et pas toujours en solitaire. Or sa vie intérieure, elle, c’est par le poème et bien entendu la prière qu’elle a pu se manifester. Mais nous, lecteurs, avons accès pour retracer le parcours de la vie intérieure du poète qu’à ses écrits, ses prières demeurant personnelles, étant de l’ordre du privé.

Le matériau poétique est abondant. Fernand Ouellette n’est pas un écrivain parcimonieux. Jamais l’inspiration ne semble lui avoir fait défaut. On peut l’imaginer, alors qu’il rédigeait Avancées vers l’invisible, s’installant à sa table de travail et produisant ses poèmes comme à main levée, laissant parler et monter en lui une parole poétique venue plutôt aisément, tout naturellement, au fil de la plume, non point prose de diariste, mais poésie de l’intime exprimant le plus simplement du monde ses aspirations et ses dépossessions.

Avancées vers l’invisible, composé donc en suivant de près le parcours du poète, paroles détachées de son être au fur et à mesure qu’il avance plus à fond dans sa quête, est suivi de L’Absent, brève suite de poèmes consacrée à Jean, son fils décédé en mars 2004. Ces derniers poèmes ont fait l’objet d’une première publication en 2010 aux Éditions du Passage. Le fort volume de poèmes constitué par Avancées vers l’invisible et L’Absent s’achève avec le premier des trois tombeaux que Fernand Ouellette aura consacré à la mémoire de son épouse, Lisette Corbeil. Avec l’unique contient des poèmes probablement écrits après la rédaction de la grande majorité des poèmes contenus dans Avancées vers l’invisible. Suivront deux autres ouvrages dédiés à l’épouse en allée. D’abord le magnifique Où tu n’es plus, je ne suis nulle part, paru au Noroît en 2017, puis, le non moins magnifique Vers l’embellie publié aux Éditions de la Grenouillère à l’hiver 2023. J’aimerais montrer les liens unissant ces trois derniers ouvrages, montrer qu’ils entretiennent des liens fort étroits avec L’Absent et les poèmes de Avancées vers l’invisible. Dans le cadre de cette présentation sommaire, je devrai cependant m’en tenir aux grandes lignes, remettant à plus tard une étude plus étoffée.

Je dis « étude », c’est que l’œuvre de Fernand Ouellette, si elle peut faire l’objet de commentaires et de recensions diverses, appelle néanmoins au-delà de la simple lecture une étude plus approfondie. Ce n’est pas qu’il faille nécessairement y débroussailler un parcours encombré de poèmes obscurs. Au contraire, les poèmes de l’auteur sont pour la plupart limpides et accessibles ; cependant, leur richesse est telle qu’on gagne à les lire très attentivement, lentement, studieusement et je dirais humblement, c’est-à-dire en s’arrêtant longuement à chacun de manière à laisser monter en nous sa source vive. Ainsi, et de cette manière uniquement, les poèmes parviennent à l’emporter sur les résistances que certains lecteurs pourraient leur opposer en raison d’orientations ou d’absence d’orientations spirituelles opposées aux formes de spiritualité chères à l’auteur.

Un autre phénomène peut nuire à la lecture de ce recueil. C’est qu’il a été entrepris davantage pour être écrit que pour être lu, le poète n’ayant eu que moyennement le souci de fabriquer un objet destiné à la consommation. Il n’a de toute évidence pas suivi, s’il en existe un, le parfait petit manuel de la création poétique montrant comment aménager dans un recueil un itinéraire poétique convivial, indiquant comment créer, à la manière du prêt-à-porter vestimentaire, du prêt-à-lire très facilement par le premier lecteur venu. Non, j’insiste, bien que les poèmes actuels de Ouellette soient généralement plutôt accessibles, et en raison de la compréhension quasi immédiate qui en résulte, étant donné leur très grand nombre, je crains que les lecteurs les lisent trop rapidement, qu’ils ne prennent pas le temps de les méditer profondément, alors que ces poèmes sont justement le fruit d’une ample et profonde méditation. Ainsi, il se pourrait qu’on lise sans vraiment lire et qu’on ne soit pas attentif à ce que chaque poème apporte, ne percevant superficiellement en chacun que ce qui le rapproche des autres poèmes du recueil, et croyant alors que l’auteur se répète.

Oui, forcément, le même homme, depuis la position de qui se tient désormais face aux portes de la mort, pour ne pas dire de la vie éternelle, forcément, comme avec les pommes de Cézanne, comme avec les nymphéas de Monet, les choses ne semblent pas bouger, le lecteur ne passe pas rapidement d’un univers à un autre, d’autant que le style du poète possède une réelle unité. Mon avis est qu’il convient de lire la poésie de Ouellette comme elle a été écrite, c’est-à-dire en lisant un poème par jour, ou trois ou quatre, guère davantage.

Je dois revenir sur la question de la foi. Je crois qu’il y a deux grandes périodes dans l’œuvre poétique de Ouellette. La première prend fin avec la parution de Je serai l’Amour, ouvrage dans lequel le poète entreprend de cheminer dans le sillage de Thérèse de Lisieux. Après l’illumination relatée dans Le danger du divin le poète semble s’engager sur une voie nouvelle. Il se voue entièrement à l’écriture d’essais portant sur la question religieuse. Lorsqu’il effectue un retour à la poésie avec L’inoubliable en 2005, j’ai l’impression que ses nouvelles œuvres poétiques diffèrent alors sensiblement de celles qu’il écrivait avant le tournant du siècle. Le style a subi des transformations et la foi désormais sous-tend l’entièreté de la démarche du poète. Cela reste à voir.

Une chose est certaine, et sur ce point je me permets d’insister, pour ostensible qu’elle soit désormais dans ses poèmes, notamment dans ceux d’Avancées vers l’invisible, jamais la foi n’apparaît-elle de façon ostentatoire dans la poésie de Ouellette. Je l’ai dit, je le répète, nul prosélytisme ne se rencontre dans ses vers, sinon tamisé, indirectement infusé dans le discours, dans la mesure où c’est de la foi que procèdent chez lui la vie et le poème, le poème étant l’instrument grâce auquel le poète ressent et exprime la présence du divin et parfois son relatif effacement.

Le parcours du poète est sans fin, du moins sans autre fin que celle que lui assignera éventuellement la mort. Chez lui, la mort se présente sous deux aspects nettement distincts. Elle est à la fois crainte et désirée. Crainte, elle nous a arraché des êtres chers et le fera derechef ; crainte, puisque pour chaque individu, elle se manifeste avant que ne s’abatte la faux, avant que ne tombe le couperet. Ce premier visage de la mort plaque sur le vivant son masque mortuaire bien avant qu’il ne s’éteigne. Mais par-delà la vie de fantôme que la mort impose au poète de son vivant, la seconde mort donne à ce que plusieurs redoutaient n’être que dur néant un nouveau visage, une nouvelle vie. Tel est le sens du parcours ; le poète est en marche, il s’avance dans la direction de l’invisible, dont l’embellie est en quelque sorte le porche, la porte d’entrée que préfigure dans le réel ce qui a nom justement d’embellie, l’embellie étant hissée au niveau du symbole dans le recueil Avancées vers l’invisible ainsi que dans les recueils qui suivront, sans doute également dans les précédents.

J’imaginais plus haut le poète jour après jour attablé à sa table. Écrivant ce volumineux recueil fait de poèmes qui, tous, à l’exception d’un seul tiennent sur une page.

Une page. Autrement dit, un moment de méditation.

L’écriture chez Fernand Ouellette tient du rituel. À sa table, le poète célèbre par la parole une manière d’eucharistie poétique, il communie avec ses morts, avec l’idée de sa propre mort également. Il formule et reformule dans le bréviaire qu’il improvise une profession de foi à l’endroit de l’invisible.  Ses poèmes pour autant ne sont pas des prières, et du reste, dans sa démarche éminemment poétique et spirituelle, il n’occulte jamais la part maudite qui en lui freine ses élans spirituels en interposant au cœur de ses méditations les troublantes résurgences de ce qui hante sa conscience. Ainsi lisons-nous dans L’Absent les vers suivants. 


En moi, tant d’ascensions vaines,
De défaillances
Sur les flancs des heures.
Tout ce qui ne m’a pas permis
De rester dépouillé, exultant
À la lisière de l’aurore.
Ou ce qui m’a distrait, éloigné
De L’apothéose prochaine.

Lorsque j’ai entrepris la lecture de Avancées vers l’invisible j’étais curieux de découvrir ce que le poète avait écrit en amont de ses deux derniers recueils. Il me semblait que Vers l’embellie ne pouvait être que le sommet de son œuvre, ce qu’est peut-être effectivement ce recueil, mais je désirais mettre à l’épreuve ce jugement sans doute précipité. J’avais lu et relu à quelques reprises Où tu n’es plus, je ne suis nulle part, et relu Journal dénoué et d’autres ouvrages essayistiques de l’auteur, mais saisi par ce qui unit très fortement les deux derniers recueils (ils sont tous deux des tombeaux célébrant la mémoire de Lisette Corbeil), je désirais voir jusqu’où, en reculant dans l’œuvre du poète, je trouverais des constantes. J’avais également dessein de découvrir si existait réellement dans cette production poétique un pivot, si les différences étaient marquées entre les poèmes d’avant et ceux d’après la nuit de la Pentecôte lors de laquelle le poète a été, ce ne sont peut-être pas les mots qu’il emploie, foudroyé par la grâce. Dans Le danger du divin, il relate les circonstances dans lesquelles s’est produite cette nuit d’illumination. Avant elle, Ouellette était un poète chrétien ; après, il est devenu, c’est lui qui le dit dans cet ouvrage, « un chrétien poète ». Or, me demandais-je, des différences substantielles apparaîtront-elles réellement entre les productions d’avant et celles d’après ? Je ne saurais pour l’instant me prononcer sur ce point. Par contre, des différences peuvent être facilement observées entre les derniers ouvrages du poète. Elles tiennent, je crois, à la situation du poète.

Quand il entame la rédaction de Avancées vers l’invisible, son fils Jean est mort depuis déjà une bonne dizaine d’années. Même si Jean est évoqué à quelques reprises dans le recueil, le deuil est accompli. Ç’aura été dans L’Absent, publié en 2010, soit cinq ans avant la parution de Avancées vers l’invisible que les poèmes les plus poignants auront été publiés, et sans doute auront-ils été rédigés dans le vif du chagrin, soit dans les jours et les semaines qui suivirent le décès de Jean. Je rappelle que L’Absent figure à la fin de Avancées vers l’invisible et qu’il est immédiatement suivi de Avec l’unique.

Dans cette dernière suite, le poète écrit également in situ, au cœur même de la souffrance qu’il ressent. Les poèmes qu’il écrit constituent une sorte de biographie. Sans toutefois en faire un récit exhaustif, le poète aborde les grands moments intérieurs de la vie de son épouse, dresse un portrait de son univers psychique et moral. Lisette qui vient de mourir est encore présente. Tout comme dans Avancées vers l’invisible, où le poète se postait en position d’attente, fixant dans le ciel l’ouverture espérée, il réaffirme sa croyance, son espérance à l’endroit de l’ouverture qui fera ultérieurement l’objet de Vers l’embellie, ouverture qui est, il va sans dire, à l’œuvre également dans les recueils précédents.

Dans Avec l’unique, Lisette est donc encore proche, et le poète tente de reconstituer sa présence en rassemblant moins des souvenirs qu’en dévoilant certains traits de sa personnalité, n’oblitérant pas les nœuds présents dans son histoire, notamment ceux d’une enfance difficile : elle « cultivait en secret ses larmes, / Tellement on l’avait lacérée … / Son passé échappait à tes mots … » Les beaux moments sont aussi évoqués, le poète parle des « sourires qu’alentour d’elle / Elle avait l’art de diffuser. »

Dans cette suite, le poète brosse davantage le portrait de celle qu’il appelle l’unique ou son absente que dans les deux recueils qu’il lui consacrera par après. Il évoque les luttes qu’elle menait « à forces inégales » contre ses tourments, ses blessures : « Elle n’avait jamais trouvé de riposte / À ce qui se ruait à travers elle / En la consumant. »

Les recueils suivants nous montreront un poète de plus en plus livré à l’abandon. Lisette sera encore présente, mais la solitude plus radicale dans laquelle sera plongé le poète feront subir au visage de l’unique un certain effacement, le poète parlera des photographies d’elle gagnées par un certain brouillard.

Par ailleurs, dans Vers l’embellie, la plume du poète ne pèsera pas lourd sur le papier, elle l’effleurera. Il en résultera des poèmes très épurés, avec comme en arrière-fond la présence rarifiée de Lisette. Toutefois, et cela est remarquable, jamais la pensée des retrouvailles ne sera totalement éclipsée par le désespoir du poète. Il reformulera à nouveau un sentiment exprimé dans Avec l’unique. Je juge important de le mentionner. Dans l’invisible, ce sera désormais non pas Dieu lui-même que le poète voudra rencontrer, mais bien plutôt son épouse. Il souhaitera la retrouver.

Sans elle, là-haut,
Dans l’attente de ma venue,
Montant, je me serais trompé de paradis,
De présent espéré, de félicité.

Je m’en voudrais de ne pas souligner que du vivant de son épouse, Fernand Ouellette lui avait dédié un poème qui se trouve dans Avancées vers l’invisible. Ce poème, l’un des très nombreux plus beaux poèmes de Ouellette, s’intitule « Retrouvailles ». Il se termine ainsi.

Mais, après les pleurs, après le silence,
Un étincellement innommable va nous diriger,
Graver la voie au milieu de l’étoile
Pour nos retrouvailles ardentes,
À jamais.

Fernand Ouellette : Choix de poèmes (1955-1997) : Présentation de Georges Leroux : Anthologie : Fides : 2000 : 320 pages

Au moment où paraissait Choix de poèmes (1955-1997), Fernand Ouellette était depuis très longtemps considéré comme l’un de nos écrivains majeurs. Il avait publié plus d’une quarantaine d’ouvrages. Il était âgé de soixante-dix ans. Son œuvre eût pu être complète. Elle comptait de nombreux recueils de poèmes, des essais marquants et trois romans dont un lui avait valu d’être le lauréat du Prix du Gouverneur général. Cette distinction, ce prix prestigieux, avait également couronné Les heures, sans doute à ce jour le plus célèbre de ses recueils. On se souviendra, par ailleurs, qu’en 1970, l’auteur avait, pour des raisons politiques, refusé ce prix décerné alors pour ses essais rassemblés dans Les actes retrouvés. Bref, l’œuvre maintes fois primée était considérable. L’anthologie qui en 2,000 paraissait chez Fides était cependant loin de constituer le chant du cygne du poète. Si son œuvre pouvait paraître achevée, une quinzaine d’autres ouvrages allait par la suite lui conférer le caractère monumental qu’on lui connaît aujourd’hui, alors que paraît Vers l’embellie, un recueil où une fois de plus le poète offre le meilleur de lui-même.

Il est tentant de rouvrir aujourd’hui cette première anthologie afin de renouer bien entendu avec l’univers poétique plus ancien de l’auteur, mais aussi pour tenter de découvrir les relations, que l’on devine plus ou moins étroites et nombreuses, qu’elle entretient avec ses poèmes plus récents, notamment avec ceux de Vers l’embellie, non qu’on y chercherait ou trouverait des clefs de lecture, Vers l’embellie n’en nécessitant aucune tant son propos est clair. Or, dans une œuvre si riche et si diverse, où se rencontrent poèmes, essais et même biographies, surprenamment rien ne s’emmêle. Tout concourt plutôt, non pas à ériger une colossale architecture, admirable en vertu du seul sens esthétique qui aurait présidé à son élaboration, mais, concourt, dis-je, à manifester et rendre possible une démarche existentielle, voire spirituelle.

Le mot démarche est ici important. Les premiers mots de la présentation de l’anthologie soulignent le caractère continu de l’œuvre poétique de Fernand Ouellette. Ils sont de Georges Leroux : « Toute œuvre est un itinéraire. » De manière fort éclairée, le préfacier souligne le parcours du poète. Une anthologie peut-elle restituer ce parcours ? Une, parmi tant d’autres possibles, elle repose sur des choix, des sélections, des éliminations de textes. Quand bien même l’auteur assumerait pleinement la sorte d’élagage que nécessite une anthologie, la décision qui lui est inhérente de privilégier tel ensemble plutôt que tel autre, ne modifie-t-elle pas, ne fausse-t-elle pas la perception du véritable parcours accompli par le poète, à supposer que sa vérité soit accessible même à ses yeux ? Ces questions, Leroux ne se les pose peut-être pas, du moins pas en ces termes. Mais il fait valoir qu’il faut « travailler à dépasser l’anthologie pour retrouver l’œuvre, et cette lecture ne peut se faire que sur l’itinéraire long d’une écriture complètement déployée, entièrement dénouée. » Il ajoute : « Parce que ce livre n’est pas un recueil, son unité est instable et pourrait se recomposer d’un trait. Et pourtant l’œuvre entière s’y offre dans son absolue présence et toutes les questions se répercutent à chaque page. »

Georges Leroux ne savait sans doute pas si bien dire. En effet, mon intuition est que cette anthologie entretient également des liens avec l’œuvre qui était à venir et qu’elle résonne, entre autres recueils, avec Vers l’embellie, comme si dans les premières étapes du parcours s’annonçait le reste de la trajectoire qu’allait connaître le poète. Si le poète ne l’avait pas consciemment exprimé, si cette embellie à l’époque de l’anthologie n’était pas encore à ce point définie, avec en creux, rayonnante, la présence de celle qui allait devenir, par sa mort, l’absente et l’unique, déjà dans les différents recueils où sont prélevés les poèmes de cette anthologie se dessinait le reste du périple qu’allait par la suite accomplir en tant qu’homme, poète et croyant le Fernand Ouellette que nous connaissons aujourd’hui.

Dans un récent entretien (voir le « Questionnaire PI » sur le site de l’écrivain Christophe Condello), Michel Pleau déclare être « de ceux qui croient qu’on écrit un seul livre dans une vie. Les différentes publications sont les chapitres plus ou moins aboutis de ce livre espéré et toujours à venir, comme si on retrouvait, chaque fois, l’élan initial qui fait du poème le centre de sa vie. »

Cet élan initial, il me semble que Ouellette n’a eu de cesse de renouer avec lui dans sa poésie. Dans le premier poème de son tout premier recueil, repris en position initiale dans la présente anthologie, le poète écrivait : « et pleure le silence / au creux du matin / endormi dans l’enfant. » Un autre poème de l’anthologie, extrait d’Ici, ailleurs, la lumière, se termine par les vers suivants.

L’air, à peine respirable,
mais saturé de mer,
ailleurs, là-bas, en d’autres temps,
peut-être n’atteint pas encore
le bercement de l’origine.

Un poème de Les heures incite à voir semblable alliance entre le terme de la vie —son aboutissement — et son commencement.

L’âme encore avide,
liée au corps,
se défie de l’âme
qui convie
son espace natal.

Dans « Opéra », un poème d’Au delà du passage, poème où le poète met curieusement en scène sa propre mort, on constate qu’en effet l’origine est en quelque sorte à venir, qu’on la retrouve à la toute fin de sa vie.

Puis, tout vivement, une cime blanche
va me nourrir comme un sein,
avec des chants clairs de la Bible.
Je tiendrai mon âme
égale et silencieuse ;
mon âme en moi comme un enfant,
comme un petit enfant contre sa mère.
Alors je poserai ma mort
sur l’épaule,
avec des mains délicates,
comme on approche de soi un enfant qui dort.
Et je disparaîtrai dans le silence,
sourd aux murmures du monde,
aux éclats d’oiseaux, aux paroles des proches,
qui parfois s’élancent, ici et là le long du passage.

Finalement, cette anthologie qui n’est pas un recueil, mais que, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai, j’incite à lire comme si justement elle était une œuvre en soi, le tout dernier poème, jetant en quelque sorte sur l’anthologie sa toute dernière lumière, offrant peut-être alors ce que Leroux appelle une didascalie, le poète dédie à ses petits-enfants un poème intitulé L’escalade. Ce titre est tout en fait en lien avec la démarche du poète, laquelle consiste à escalader l’abîme afin d’accéder au sommet le plus élevé, celui du mont que d’un bond l’âme quitte, une fois révolues les heures du corps. Nulle surprise de retrouver ici l’origine, en toute conformité avec la pensée de ce que dans Les heures le poète identifie comme étant « une œuvre spirituelle », celle de la mort.

L’originel ne cesse
de chavirer.
Les lumineux,
flammes de l’âme,
s’éloignent des affres,
escaladent l’abîme, la gloire
du parfait Amour.

Un tel poème préfigure la posture de foi qu’adopte encore et toujours le poète dans Vers l’embellie. De même, dans le recueil Les heures où le poète accompagne son père jusqu’à l’ultime limite de son passage dans l’au-delà, on retrouve la métaphore de l’ascension, laquelle chez Ouellette est bien davantage qu’une
simple figure de style.

Il avait commencé
à pérégriner
dans la spirale
sans fin
qu’empruntent les anges.
Il tentait l’escalade
au-devant des appels.
Il s’orientait,
âme entière,
vers l’adoration.

Peut-être Michel Pleau a-t-il raison. Il se pourrait que Fernand Ouellette n’ait écrit au fond qu’un seul grand livre, et ce, non parce que dans chacune de ses publications il voulut corriger ses écrits pour les mener à un accomplissement dont la réalisation eût alors été conforme à ses plus exigeantes ambitions. On pourrait considérer qu’il a écrit un seul grand livre en raison de la diverse unité du périple qu’en poésie et en écriture il a accompli à travers chacun de ses ouvrages. Le même homme dans chacun d’eux poursuit son chemin que l’on pourrait dire de croix. Ce fut un dédale, comme en offre, semble-t-il, à chacun de nous le simple fait de vivre. Et notons ici que l’ambition du poète, malgré l’indéniable qualité littéraire de ses écrits, notamment de ses poèmes, surpasse et de loin les seuls accomplissements stylistiques ou artistiques dont ils font montre. Cette ambition était et est encore, dans Vers l’embellie et ses précédents recueils, de poursuivre sa quête, son œuvre spirituelle, sous l’égide d’un Orphée cette fois chrétien.

Georges Leroux faisait remarquer qu’une anthologie n’est pas un recueil, d’où un manque souvent flagrant d’unité contribuant plus ou moins à bousculer toute tentative d’interprétation. Il n’empêche, et ce sera la conclusion de la présentation de Leroux, qu’un choix de poèmes « est une nouvelle œuvre, il l’est en s’appuyant encore sur l’œuvre entière qu’il permet de déplier et son but sera atteint s’il conduit à ce travail où un chemin frayé devient pour un autre un chemin à parcourir. »  

Je crois que parcourir un tel chemin est possible et que Fernand Ouellette nous facilite ici la tâche.  C’est que, contrairement à Jouve qui, comme le remarque Leroux, s’abolit dans son poème, Ouellette écrit une poésie incarnée. Toujours, il est présent dans ses poèmes, même lorsqu’il disparaît sous le « nous » que constituent les proches du moribond dans Les heures. Il y est présent dans sa sensible appréhension des choses de la mort, dans son amour pour le père en allé. Dans l’anthologie, un même homme se questionne, exprime ses doutes, manifeste son angoisse et exulte dans la passion amoureuse, dont témoigne l’enflammé recueil qu’est Dans le sombre. Ainsi, en raison de sa présence, pouvons-nous suivre l’itinéraire du poète et voir son verbe progressivement s’épurer au fur et à mesure que se précise le but qu’il poursuit.

En condensé, nous retrouvons dans cette anthologie le tout premier Ouellette, tel qu’en lui-même le transformeront ses éventuelles métamorphoses, car, oui, en effet, bien que le poète soit toujours en constante évolution un même noyau d’être chez lui se perpétue. Sa voix mue tandis que se précisent peu à peu le sens et la direction que prend son périple. Leroux témoigne de ces transformations. On voit un Ouellette aux prises avec l’urgente question d’un corps qui dans Ces anges de sang, le tout premier recueil, datant de 1955, est « muet dans sa bure de vase emmuré », en attente d’un ange qui lui « rendra / le haut sentier d’un geste plein / l’ardent pays d’un corps en marche ».

Ce pays n’est pas celui que saluera plus tard le poète dans Le soleil sous la mort. Et ce corps, ce ne sont pas les anges, mais bien plutôt la femme aimée qui le rendra à son avènement. Une dialectique de chair et d’esprit s’ensuivra, qui, observe Leroux, ne correspond en rien à un « mauvais dualisme », mais à « un combat pour garder haute et sans sublimation éloignante la conviction de l’accès possible dans le corps, la certitude de l’ouverture pour l’adorateur. »

Adorateur de qui ? Certes du Christ, dont la figure malgré ce qu’on avance parfois est évoquée plutôt discrètement dans la poésie de Ouellette. Nul prosélytisme chez lui, mais nul recours non plus au boisseau pour y dissimuler sa foi.

Adorateur à coup sûr de la compagne. Fervent et ardent compagnon dans les folles étreintes. Puis, après s’être d’abord choisi « sauvage, obscur et jouisseur », avec la maturité venue et jusqu’à ce jour, l’amour prend une nouvelle teinte, se mêle au bleu auquel aspire le poète. Un poème d’Ici, ailleurs, la lumière est dédié à Lisette. Il s’intitule « Ma femme ». J’en extrais ce qui suit.

Ma femme me tient en elle,
comme elle tient la terre,
avec le bercement ferme
de la marée tenace.
Et lorsque le dernier rayon
a franchi l’autre monde,
près de l’horizon elle s’élève
en me tirant de la ténèbre.

Bien que ce poème appartienne non sans douceur à la veine érotique du poète, celle qui, plus tumultueuse, se rencontrait dans le recueil Dans le sombre, on y retrouve l’élévation ainsi que l’extraction des ténèbres.

Dans « Les fiançailles », extrait cette fois d’En la nuit, la mer, le poète écrit : « Comment ne pas mourir ensemble si ensemble / nous avons bien nourri la mer ? ». La mort, l’amour et la mer sont inextricablement liés dans l’œuvre de Ouellette. L’Unique les tient ensemble : « La soif de l’Unique / parfois se confond / avec la soif de l’océan. » Et toujours dans le même recueil : « Mais qui sait le lien / de la mer et de la mort ? »

Cette anthologie regorge de splendeurs, la pensée qui l’anime est vaste et profonde. Des quelque quatre-vingts poèmes contenus dans Les heures, elle n’en retient que la moitié. Cela suffit amplement à susciter le désir de retrouver cette œuvre. Surtout, elle confirme à qui tient en très haute estime Vers l’embellie, le dernier opus de Fernand Ouellette, que tout se tient dans cet univers poétique. Et s’il faut ajouter à cette affirmation de cohérence, afin de démontrer à quel point notre poète a de la suite dans les sentiments, comme on dit de la suite dans les idées, la lecture d’Avancées vers l’invisible en témoignera éloquemment, qui reprend pour les pousser encore plus loin les thèmes chers, mais oh ! combien nécessaires à la démarche spirituelle du poète, ceux du bleu, de l’hirondelle, de la mer, des cimes et de la pierre. L’un de ses poèmes, celui intitulé « Retrouvailles », adressé à sa femme alors toujours vivante, contient des vers qui de manière étonnante ouvrent la voie aux poèmes de Vers l’embellie.

C’est dans les pages d’Avancées vers l’invisible que je vous donne prochainement rendez-vous. Vous constaterez alors la constance avec laquelle le poète y poursuit à l’âge de quatre-vingt-cinq ans un itinéraire entamé dans sa toute petite enfance, il y a de cela fort longtemps, cet itinéraire menant, on l’aura compris, à l’ultime embellie, à rien moins que l’origine.

Geneviève Catta : La minute passe sur les épaules de ta voix : Poésie : Pierre Turcotte Éditeur : Collection Magma Poésie : 2022 : 92 pages

Pour peu que l’on s’intéresse à la poésie et à supposer que l’on fréquente les réseaux sociaux, le nom de Geneviève Catta ne peut que nous être familier. Cette écrivaine est animée par un vibrant amour de la littérature ; elle anime des ateliers littéraires, s’affaire à alimenter un blogue d’écriture (Les mots, la vie) et partage régulièrement ses poèmes sur Facebook. La minute passe sur les épaules de ta voix est son deuxième livre. Il fait suite à Souffles avant, un recueil de nouvelles parus en 2021 aux Éditions Le Lys Bleu.

Il entre beaucoup de fantaisie dans la manière de Geneviève Catta. Souffles avant faisait montre d’inventivité. Même dans la gravité, la nouvelliste excellait à dire les choses sans jamais dramatiser, avec une fine pointe d’humour, non sans une légèreté insufflant à sa prose une certaine dose d’optimisme. C’est du moins la perception qu’il m’est resté de cette lecture. De même, les poèmes qu’elle publie ordinairement sont-ils rafraîchissants, curieux, étonnants pour ne pas dire savoureux et séduisants.

Ceux qui composent le recueil montrent, me semble-t-il, une autre facette de l’univers poétique de l’écrivaine. Ils ne sont pas moins réussis ; l’imagination, cette faculté maîtresse à l’œuvre partout chez Catta, n’en est pas exclue, mais elle s’engage sur un tout autre terrain que celui où nous convie habituellement l’écrivaine sur son blogue. À dire vrai, il me faudrait sans doute ici nuancer mon propos. Je n’ai pas suffisamment arpenté « Les mots, la vie » pour avancer que tout y est affaire de lumière et de joie. Une chose est certaine cependant, le recueil dont il est ici question est plutôt sombre ; c’est qu’il fait état d’un naufrage amoureux. Il s’écrit d’abord au milieu de la nuit, pour s’achever plus heureusement dans ce que François Cheng, cité par la poète, appelle « la fraîcheur du matin du monde. » Telles sont d’ailleurs les derniers mots de l’ouvrage.

C’est également à ce poète que l’on doit les tout premiers, extraits comme tous les autres exergues du recueil de ses Cinq méditations sur la beauté. Un brin formaliste, pour ne pas dire rigoureuse, la poète comme pour faire écho au chiffre du titre a donné la parole au maître à cinq reprises, le citant au début de chacune des parties de son recueil, puis, comme mentionné, à la toute fin. Je laisse aux lecteurs et lectrices le soin de découvrir les liens unissant ces citations aux poèmes et à la démarche de l’auteure.

Le chant premier du recueil commence par les vers suivants : « il n’y a plus / ni nuit / ni aube ». Je le mentionne afin de souligner une fois de plus la cohérence structurelle de l’ensemble, le recueil se terminant, on s’en souviendra, par l’affirmation de la lumineuse manifestation du matin. Comment ne pas penser ici au plus récent recueil de Hélène Harbec ? Dans un style fort différent de celui de Geneviève Catta, elle signe également un ouvrage portant sur le deuil amoureux. Je l’indique en raison de la présence de Cheng en exergue de son ouvrage. Je cite : « Consens à la brisure, c’est là / Que germera ton trop plein / De crève-cœur, que passera / Un jour, hors de l’attente, la brise. » Justement, la brise du matin, celle du renouveau que l’on voit à l’œuvre dans le recueil de madame Catta.

La minute passe sur les épaules de ta voix est un recueil qui renferme de très beaux poèmes, où le chagrin est rarement exprimé de manière convenue, où le verbe est la plupart du temps retrempé aux sources les plus vives de l’inventivité poétique. Dans la présentation de l’auteure, l’éditeur mentionne le caractère charnel « et résolument moderne » de la plume de Geneviève Catta. Force est de lui donner raison, tout en ajoutant le bémol d’une inscription certaine dans la tradition poétique telle qu’on la retrouve à la fois chez les anciens et les modernes. L’amour est une affaire de cœur. Dans le lexique des poèmes d’amour se rencontrent des mots et des métaphores qui vont de soi, tout moderne que l’on soit : « j’offre mon cœur ». Pourquoi s’interdirait-on pareil langage ?  

Or l’éditeur, dans cette présentation, dit surtout ceci, à quoi je souscris entièrement : « Dans sa poésie, elle cueille l’impression des mots, s’attarde aux couleurs que ceux-ci révèlent sur les ‘‘ choses de la vie ’’. » Poète de la synesthésie, de l’extrême sensibilité aux liens unissant les mots aux « choses de la vie », Catta est une merveilleuse poète de la sensualité. Partout dans ses poèmes se retrouve l’attentive appétence qui consiste à tenter de saisir par les pouvoirs du langage la nature de ce qui « est », afin de donner corps à toutes choses dans le poème. Il y a énormément de sensualité dans la manière de Catta, pas uniquement dans ses propos, quoique nul ici ne soit leste, bien que les corps en viennent à s’étreindre dans le feu d’une passion qui cependant finit dès le début du recueil par s’éteindre. Or ce n’est pas tant de cette sensualité qu’il s’agit, c’est plutôt de celle dont parle l’éditeur lorsqu’il évoque « l’impression des mots »   et la primauté accordée à leurs couleurs. Dans le rendu, celui des mots, la poète se montre finement attentive aux objets, aux phénomènes physiques et immatériels qui l’entourent. Elle a, je l’ai dit, le sens de la formule inventive, si bien que les jeux de langage sans gratuité aucune miroitent chez elle de façon impressionniste. La beauté du monde est alors bellement rendue. Du reste, et ce recueil en témoigne grandement, cette poète parvient à dire tout aussi bellement les graves duretés qui l’accablent.

ma cicatrice faiblit
et laisse la chair l’envahir
comme la tache
sur la nappe

pourquoi faut-il
que quelque chose
reste toujours
derrière soi

ou est-ce moi
qui respire encore
l’odeur de pomme mûre
de ta peau

On m’a fait remarquer récemment que mon travail de lecteur entretient peu de liens véritables avec la vraie critique littéraire. Je ne m’y montre pas suffisamment sévère. On m’a alors gratifié du titre plutôt sympathique d’« appréciateur ». Voilà qui est assez bien trouvé, puisque, en effet, dans ce que j’appelle mes « petites études », je tente principalement de mettre en évidence les particularités objectives des ouvrages que je recense. Mon but est de rendre manifestes leur propos et leur manière. Si je trouve çà et là des scories, je laisse aux autres le soin de les découvrir. Cependant, je crois qu’il est important de rappeler un principe de base. Il concerne la correction orthographique. Les coquilles sont pardonnables, si elles n’abondent pas dans un ouvrage. Mais les fautes d’orthographe le sont moins. Elles sont inévitables lorsqu’on est au stade du manuscrit. Elles relèvent souvent de la distraction. L’auteur est absorbé par ce qu’il écrit, par le tout qu’il produit ; des petits détails peuvent lui échapper. S’il doit veiller au grain, l’éditeur doit également y mettre du sien, s’adjoindre les services d’un correcteur d’épreuves ou à tout le moins recourir à un logiciel de correction.

Pierre Turcotte Éditeur est un nouveau venu qui propose de nouveaux auteurs. Accueillons-le à bras ouverts. Il mérite toutes nos félicitations. Il n’en méritera pas moins le jour où il présentera des ouvrages plus soignés. 

Cela dit, terminons en beauté. Laissons la parole à la poète.

aurai-je dû attendre
avant de ranger le couvert
je ne te vois pas
parmi les ombres courbes
l’amour s’émiette-t-il

je suis naine
face aux saisons futures
et le bleu s’accroche à la lampe
comme un mensonge
qui subsiste

la nuit tangue
j’ai demandé au hibou
comment l’affronter
mais il rit
et agite ses aigrettes

Hélène Harbec : Les retombées du désordre Suivi de Trente-sept acres de solitude : Poésie : Éditions du Noroît : 2023 : 184 pages

J’aimerais présenter ce livre en me montrant fidèle à sa manière. Il me faudrait recréer le silence entourant chacun de ses mots. Le révéler dans toute sa prégnance. On comprendrait à quel point ce livre sort de l’ordinaire.

Il me semble que ce recueil témoigne du mûrissement d’un être attentif à sa douleur. Une rêverie contemplative s’y déploie, d’une saison à l’autre ouvre ses ailes au milieu de la nature, dans la présence à soi, qu’aggrave et accentue après une rupture l’absence de l’être aimé. Livre de solitude, livre de parfaite lenteur. La poète y berce un fort chagrin ; elle le décante tout en accédant alors à une quasi-sérénité, ce qui ne manque pas de nous toucher.

C’est que la retenue à l’œuvre dans ce recueil impressionne favorablement. Sa sobriété témoigne de l’expressivité que mettent à la disposition des poètes l’ellipse, la litote et la ligne claire. Dans ces pages, les larmes nulle part ne pleuvent d’abondance. La poète jamais ne jette les hauts cris. Son lyrisme est minimaliste. Elle susurre en mode mineur le vif tourment que peu à peu elle apprivoise, et que paradoxalement elle exprime comme sous le boisseau, en toute discrétion, tel un instrument solo modulant seul au milieu de la forêt un chant de tourterelle triste.

Le riche raffinement de la poésie de madame Harbec réside dans le dénuement de sa parole. L’ornement y brille par sa rareté. À la luxuriance des pierres précieuses, dont certains parsèment leurs écrits, la poète préfère la limpidité des scintillements que lui renvoient les eaux de la rivière Petitcodiac.  Ce presque rien laisse toute la place au sentiment qu’il exprime clairement. Ce qui est écrit sur chaque page, quand bien même chacune d’elles serait le fruit d’un labeur incommensurable, dégage un parfum de sens que l’entendement saisit le plus naturellement du monde, sans difficulté aucune. Cela s’appelle une parole, une « parole vraie », donnée pour être reçue, si bien qu’on la dirait quasi transparente, telle une eau de source. Cette parole est donnée par une femme qui ne joue pas avec les mots, qui les prend pour ce qu’ils peuvent être, porteurs de sens, et d’abord étant eux-mêmes cela par quoi s’opère en l’esprit le travail d’une pensée qui tente d’accéder à davantage de réalité, à saisir, pour peu que cela soit possible, du nœud en soi-même afin de le dénouer, ce nœud étant celui d’un cœur meurtri que, tant bien que mal, il s’agit de ramener à la vie.

Dans La chambre des saisons se trouve le poème suivant de Rachel Leclerc.

Si tu possèdes l’outil, la pierre
si tu détiens l’enclume et le papier
si tu trouves l’angle
et que tu y dessines une ouverture
si tu sais parler d’eux-mêmes aux humains
ainsi qu’aux bêtes et à la neige
aux miettes, aux cendres
dedans et dehors deviendront
une même aventure
avec un unique passage
et plus jamais
ne te pèsera la rencontre, plus
rien ne s’opposera au voyage

Ce beau poème exprime l’espèce de miracle que je vois à l’œuvre dans les poèmes d’Hélène Harbec. En parlant si simplement de ce qu’elle vit, de son nœud intérieur ainsi que des miroirs que lui offre la nature, cette poète parvient à « parler d’eux-mêmes aux humains ». Elle est de ceux et celles qui possèdent l’outil et trouvent l’angle pour convier à l’aventure et au voyage.

Hélène Harbec témoignerait autrement de l’épreuve, frapperait l’enclume autrement, enluminerait la page autrement, il en résulterait tout autre chose. L’expérience de vie qu’elle communiquerait alors aurait un tout autre impact, ne saurait être perçue par le lecteur de manière identique. S’il fallait apporter de l’eau au moulin afin de démontrer que la forme est indissociable du fond, c’est à ce recueil qu’il faudrait recourir. Il conviendrait alors d’accueillir toutes ses pages en recomposant mentalement les silences dont elles ont émergé. On me dira qu’il en va de même pour tout ouvrage de création. Cela est sans doute vrai, mais ce l’est ici, me semble-t-il, davantage qu’ailleurs. Pour en convaincre, je me tairais volontiers, laissant le livre ouvert sur une table et invitant les lecteurs à y plonger eux-mêmes.

Il s’agit d’un livre venant après. Le titre l’indique, il y a des retombées. Un événement a déclenché une catastrophe, catastrophe intime dont l’autrice prend la mesure, pour ne pas dire la démesure. Le chagrin d’amour est chose fort répandue, évidemment. Le type d’accueil que lui réserve la poète l’est beaucoup moins. Il passe par la poésie. On croira cela aussi plutôt commun. Or, c’est le cas, bien entendu. Mais, aurait-il fallu depuis l’aube de l’histoire se détourner de toutes formes d’art sous prétexte que les thèmes y jouent en boucle. C’est sans compter sur le sel qu’apportent les variations, sur les puissances du renouvellement du dire et de l’expression. Pour autant, madame Harbec réinvente-t-elle donc la roue ? Elle le ferait que cela représenterait peut-être beaucoup moins d’intérêt que le relatif classicisme dont fait montre son ouvrage, car, on l’aura compris, je ne m’en tiens pas ici à la beauté d’un style d’écriture, mais me montre bien plutôt admiratif de l’expérience de vie et d’humeurs dont cette beauté est, je me répète, indissociable. Aussi, ne vais-je pas, épingler çà et là un ensemble de citations dans le but de rendre manifestes leurs beautés respectives. On trouvera de tels petits bonheurs d’expression partout dans ce recueil. Je me limiterai à quelques observations.

Ce recueil raconte une histoire, non pas celle qui s’est produite antérieurement, avec le cataclysme de la rupture amoureuse, mais celle qui a lieu au présent, alors que la poète se réfugie, c’est une manière de dire, dans un lieu de retraite, de silence et de recueillement. La plupart des bons livres reposent sur une structure solide, qu’encadrent ne serait-ce qu’un début et une fin. Celui-ci ne fait pas exception à la règle. Au moment du départ, est mentionnée « la main sur la porte // ni prête à partir / ni prête à rester ». Dans le tout dernier poème du recueil, on retrouve cette « main sur la poignée / prête à partir / prête à revenir. » Ce sont là des détails qui peuvent échapper au lecteur, d’autant qu’à peu près 150 pages séparent ces deux morceaux. Or le souci du détail, du petit détail révélateur, se retrouve partout dans ce recueil, sans que jamais ces détails ne soient superfétatoires, chacun assurant la pertinence de l’ensemble.

J’ai parlé de finesse, mais ce n’est pas celle d’une orfèvrerie parnassienne. La beauté vient ici de surcroît, elle sourd tout naturellement du propos. Ainsi, dans un quasi-effacement tenant à sa discrète évanescence, se manifeste de proche en proche la présence de l’absente. Cette femme aimée qu’évoquent de loin en loin le « tu » et le « nous » traversera le recueil sans que soit révélé directement le fond de l’histoire. Dans ce récit en continu discontinu (il y a ici de la suite dans les « idées », bien que nulle forme de chronologie ne l’accompagne tout à fait), la « narratrice » s’en tient aux retombées, à ce nœud brisé qu’en ses entrailles elle tente de réparer. Elle écrit : « Le sol se dérobe // rompre est ici / un verbe qui désunit // ce n’est pas partager / le pain ». Pour dire cet « amour [qui] n’en finit pas / de s’éteindre », la poète donne en écho à sa souffrance une citation empruntée à Simone Weil : « Toute séparation est un lien ». Ce lien sera le fil conducteur du recueil.

Comme autre fil, nous retrouvons çà et là le motif de la main. Les mains des amantes se touchaient autrefois. Quand la distance entre celles-ci a commencé son œuvre de destruction, alors « la main ne savait plus offrir / la respiration se retenait ». Ailleurs dans le recueil, la poète écrit : « je regrette toutes les fois / où je n’ai pas tenu ta main / de crainte / qu’elle ne me réponde pas ». Et encore : « Déjà que dans mes souvenirs / tenaces / ta main s’avance / me rappelle l’offrande / du bouquet ».

La nature au sein de laquelle séjourne la poète, notamment dans Trente-sept acres de solitude, la seconde suite de l’ouvrage, est celle du lieu-dit Le Pré-d’en-Haut. On y trouve des cabanes isolées les unes des autres. Leurs occupants et occupantes n’entretiennent aucun lien, c’est là une sorte de monastère à ciel ouvert. Lieu de ressourcement, de questionnement dans le calme et non le luxe, et non la volupté, si ce ne sont le luxe qu’offre le silence du lieu et la douce volupté de la contemplation à laquelle on s’abandonne en regardant couler l’eau de la rivière — le mascaret qui deux fois par jour rugit rappelle sans doute la violence du refoulé lorsqu’il fait irruption.

Dans un poème de la première partie du recueil, celle donnant son titre à l’ensemble, la poète écrit : « je tarde à laisser venir / la totale désertion / de nos branches ». Ces branches constituent une bien discrète métaphore. Elle est d’autant plus significative que l’ensemble du recueil finira par lui faire écho. Au milieu de cet espace naturel, la « narratrice » marche dans des sentiers dont la terre est « transpercée de racines ». Elle écrit : « Je marche sur des veines. / C’est comme le dessus de ma main. » Un lien étroit est ainsi mis en avant qui unit son corps à celui de la végétation, plus précisément au corps de l’arbre. En forêt, elle entend des voix humaines. « Personne en vue. / Que des silhouettes d’arbres / inondés de lumière. // Je m’envole / dans le vent ténu / du feuillage. // À force. Voilà que j’y viens, / que j’en suis, que les liens / se créent. » Vers la fin du recueil, la poète constate que ses « pieds s’enracinent. »

Dans sa petite forêt, elle se plonge dans la lecture de certains ouvrages apportés dans sa valise. Ainsi lit-elle Dans les forêts de Sibérie de SylvainTesson. C’est que la voici elle-même, tout comme lui, en proie à une nuée d’insectes. Elle se défend du mieux qu’elle peut. Elle en tue quelques-uns. Donc, oui, pourquoi pas ? Sylvain Tesson fait ici une apparition. À la faveur des maringouins. Et l’autrice alors d’observer finement ces insectes belliqueux, ou en tout cas qui veulent sa peau. Elle les observe avec des yeux de scientifique. On retrouvera aussi ailleurs dans le recueil cette prédisposition qu’a la poète à se montrer attentive au monde qui l’entoure, à l’admirer non seulement de manière contemplative, comme lorsqu’elle croise des plantes qu’elle « [connaît] / seulement / de vue », mais à l’admirer en se servant de la loupe que la science met à sa disposition. Tout comme avec Tesson qui apparaîtra à quelques reprises dans l’ouvrage, et alors force sera d’applaudir au brio de la poète qui évoquera une scène où l’auteur français s’effondre en larmes, sont loin d’être des digressions les passages que je dirais d’ordre scientifique (dont une magnifique page en prose consacrée aux loupes du bois, « des ‘‘nodosités tourmentées et capricieuses’’ […] qui croissent sur les arbres »). Bien que différents, dans leur forme et contenu, des autres textes du recueil, lesquels sont des poèmes, ces passages ne font pas effraction, ils s’intègrent de manière toute naturelle dans le processus de ressourcement de la poète. Elle a beau panser ses blessures, elle n’en pense pas moins. Sa sensibilité à fleur de peau, lorsque la pique un maringouin, ne l’empêche pas d’examiner les « petits haltères [qui leur servent] / de balanciers pour stabiliser le vol. »

Elle observe les insectes, le papillon nocturne, consulte et cite des extraits d’un ouvrage traitant du chant des oiseaux. Dans un très beau poème, on la voit allonger dans les herbes la petite dépouille d’une paruline. On croirait presque assister à la mise en bière d’un amour lui-même défunt. Qu’ici et ailleurs, la poète l’ait voulu, certains passages peuvent être perçus comme de discrètes allégories. Je songe entre autres à celui où paraît « une chenille noire et rouille / une isie isabelle que l’on dit solitaire ». Solitaire justement comme la poète de ces Trente-sept acres de solitude. L’issue de la microaventure où s’est engagée l’isie isabelle sera ou non favorable. Mais si elle parvient à ses fins, « elle se réfugiera / dans un trou jusqu’au printemps, d’où elle / sortira pour former son cocon. » La poète après s’être réfugiée dans la forêt connaîtra sans doute une métamorphose comparable.

Je suis sans doute profondément naïf, mais je crois que ce recueil possède de telles vertus qu’on pourrait le mettre dans les mains des lecteurs de poésie les plus exigeants ainsi que dans celles des lecteurs peu avertis, qui redoutent la plupart du temps de s’aventurer dans la lecture des ouvrages de poésie de peur d’y perdre pied, de ne pas trop savoir comment y avancer et s’y retrouver.

J’aurais souhaité me mettre au diapason de ce très beau recueil, mieux justifier ce qui soulève mon enthousiasme de lecteur, me montrer fidèle à sa manière. Je dois à la fin me résoudre à l’essentiel, je veux dire à une toute simple et vibrante recommandation de lecture.

Les arbres ne cachent rien
De leurs blessures
De leurs pertes

Ils se dépouillent
Gravissent les hauteurs
Ils tiennent ils durent
Accueillent les oiseaux

Un jour, ils tombent
Ou restent un temps
Appuyés
Contre leurs voisins.

Denise Brassard : Avec ou sans Kiki : Roman : Les Éditions du Boréal : Collection Liberté grande : 2023 : 270 pages

D’ordinaire dans un roman on raconte une histoire. Ici, on en raconte plus d’une. Même que dans ce roman, on ne fait pas que raconter des histoires ; on observe, on réfléchit, on analyse. Et pour cause, la narratrice est une intellectuelle, je dirais même plus, une intellectuelle de haut niveau. Elle est écrivaine et docteure en littérature. Sans doute, tout comme Denise Brassard, enseigne-t-elle au niveau universitaire. Si cela est mentionné, il s’agit d’un détail sur lequel la narratrice n’aura pas insisté. Du reste, elle n’a pas l’obligation de mettre ce genre de point sur les i. Au fond, elle écrit pour elle-même. L’art de la romancière qu’est Denise Brassard sera de tourner de tels silences en ellipses parlantes. C’est que de prime abord, ce texte est pour sa narratrice tout à fait secondaire ; il n’est pas écrit comme sont écrits les romans où tout est livré sur un plateau d’argent, il nous plonge plutôt tête première, in medias res, dans le feu de l’action tout intérieure des pensées de la narratrice, pensées qui, par ailleurs, sont livrées de manière tout à fait ordonnée.

Ce que celle-ci écrit correspond à un ensemble de notes, du moins partiellement, préfigurant un ouvrage dont elle désire entreprendre éventuellement la rédaction. Le texte qu’elle écrit, sorte de journal de voyage, l’accompagne tout au long de son parcours à l’étranger. Son livre à venir portera sur Alice Ernestine Prin, mieux connue sous le nom de Kiki de Montparnasse. En France où elle séjourne, l’écrivaine québécoise conduit précisément des recherches sur ce personnage haut en couleur, femme libre, égérie des Années folles, muse des peintres les plus célèbres, chanteuse gaillarde au grand cœur. Elle mène ses recherches sur le terrain, hantant les lieux où vivait Kiki, les cafés qu’elle fréquentait, les bars où elle chantait, les ateliers où elle posait pour les peintres ou son amant, le photographe Man Ray.

À dire vrai, pour les lecteurs que nous sommes, le texte qu’écrit cette brillante intellectuelle n’est pas du tout secondaire. Il est premier, il vient avant ce qui au terme de la quête de la narratrice n’adviendra peut-être pas. Aura-t-elle trouvé réellement le fantôme de Kiki sur sa route ? Les recherches qu’elle mène seront-elles fructueuses ? Elles la conduiront peut-être ailleurs que dans l’univers de Kiki. En réalité, rien n’est simple. Parvenir à raviver les cendres de Kiki, telle sera sa principale occupation. Elle en parle comme d’une « mission ». Mais ce travail n’ira pas de soi. Des obstacles se dresseront sur sa route.  C’est sans compter que la narratrice est très préoccupée. Autrement dit, des entraves liées à son histoire lui mettent aussi des bâtons dans les roues.

Son monde s’écroule. Ses amours vont à vau-l’eau. En quittant le Québec, elle a laissé derrière elle un amoureux ainsi qu’un vieil amant à moitié sorti de sa vie. Les liens fragiles qui unissent encore ces deux-là ne tiennent que par un fil. C’est en grande partie les tensions qu’elle connaît dans sa vie amoureuse qui l’ont poussée à trouver refuge à Paris. Kiki autrefois a été en proie à ses démons, la narratrice de son côté connaît son lot de difficultés.

Exercer le métier de chercheuse, être en congé sabbatique, quitter son pays en raison d’un projet académique, tout cela constitue une espèce de version officielle, celle que l’on donne à autrui ou soi-même afin de justifier un départ en réalité motivé principalement par tout autre chose. À tout le moins, aux objectifs professionnels s’ajoutent ici des visées plus secrètes.

Le séjour en France ressemble assez à une fuite en avant. Vie personnelle et vie professionnelle en viennent à se confondre. Ce n’est pas froidement que la narratrice a fait de Kiki un objet d’étude. À l’objectivité que commande la biographie entrevue se superpose une dimension de pure subjectivité. Si Kiki est d’abord dans son collimateur, un nouveau point de fuite s’offre désormais à la narratrice, où découvrir Kiki n’ira pas sans se découvrir soi-même. L’écrivaine, tout comme son modèle, devra se mettre à nu. Ainsi son projet initial en vient-il progressivement à se transformer en un véritable travail d’introspection, à s’aventurer dans une histoire dont elle sera enfin le personnage principal, pour une fois central, celui autour duquel graviteront quelques hommes rencontrés çà et là, amants d’une nuit, qui seront pour elle autant d’occasions de mettre à l’épreuve sa soif de liberté. Dans le dédale de cette nouvelle vie qui commence, où il s’agit pour la narratrice de raviver son désir, Kiki joue le rôle d’une sorte de guide ou de révélateur. En suivant les traces laissées par la muse légendaire, la biographe en vient à pérégriner à travers les énigmes de sa propre existence.

La narratrice erre dans Paris. Dans les cafés, aux terrasses, elle observe les gens, les couples surtout, une mère et sa fille. « Depuis que je suis à Nice, je joue les Mata Hari. J’espionne, j’épie. Je pille. C’est une façon sournoise de prolonger ma mission. Je fais mine de rien. Ce qui m’intéresse surtout : les couples, amoureux ou non. Ni à Paris, ni à Montréal, je suis dans un no time’s land. J’habite ma transparence. »

La transparence est l’autre nom de l’invisibilité. Elle observe un homme et une femme attablés comme elle à une terrasse. Lorsque l’homme se lève pour partir, elle constate que sa jeune compagne « n’a pas l’air d’avoir envie de rentrer. Moi non plus. Je pourrais lui offrir un verre, nous ferions connaissance, bavarderions un peu. Entre filles. Je l’écouterais me parler de montagne, j’accueillerais sa solitude. La nuit est si belle, qui commence à peine. Mais non, bien sûr. C’est inutile. Je suis invisible. »

Ou encore : « C’est l’histoire de ma vie : les serveurs ne me voient pas ou bien m’oublient. Je suis soit trop petite, soit trop timide, soit invisible. » Et parlant de Claude, son ex-amant instable et flamboyant : « Au fond, je l’enviais. Il frayait avec des écrivains et des artistes, tous aussi beaux et libres que lui, parmi lesquels je me sentais invisible et insignifiante. »

C’est une femme en crise. De qui parlons-nous au juste ? Ce sera souvent de Kiki ; assurément, ce sera aussi de cette narratrice dont nous ignorons le nom, ce qui je crois contribue paradoxalement à son invisibilité. Dans ce roman, riche à l’extrême, outre cette invisibilité, se rencontrent tant d’éléments significatifs qu’on peine à les prendre tous en considération. La narratrice, que je nommerai parfois « Elle » afin de ne pas alourdir mon commentaire, ne se reconnaît pas entièrement dans le miroir que lui tend le personnage de Kiki. Un voile sur cette glace masque à sa vue la femme libre qu’Elle cherche à devenir. On aura compris qu’Elle entreprend ce qu’elle appelle une « quête de sens ». Tout comme Kiki, « artiste de la présence », et à l’instar de la Salomé de Gustave Moreau qui « n’est pas figée dans la représentation », Elle doit se mettre en mouvement, se libérer de son passé, s’élever suite à Kierkegaard à son propre instant présent, afin de coïncider avec elle-même, en se réappropriant son existence : « Moi dans le présent mouvant de ma vie. »

Vers la fin du roman, alors qu’Elle est fort avancée sur le chemin de sa libération, Elle voit « une robe étonnante » dans la vitrine d’une boutique : « Avec son alternance de bandes blanches et noires disposées en diagonale, on aurait dit un soleil de nuit. Je me suis dit : Splendide, mais quel chien ça prend pour porter ça ! » Elle ose l’essayer, se regarde dans la glace (« La femme devant moi avait un air étrange. Un air qui m’a plu. »). Finalement, en un geste libérateur, elle l’achète.

Elle fait bientôt la rencontre d’un homme. Si avec Claude, la vie au jour le jour s’avérait bien compliquée, si auprès de lui être totalement soi s’avérait impossible, lors des rencontres marquées par l’éphémère, là où il n’y a que présence au moment présent de la relation, tout pour la narratrice se joue en un instant. La vérité de soi semble immédiate. Un peu comme Kiki (« Absolue de liberté, entière, radicale, et en même temps pleine de simplicité ») la narratrice s’abandonne librement à ce qui est davantage alors que simple jeu de l’amour et du hasard. Avec ses amants d’un soir, une sorte de vérité est bel et bien atteinte. Les conversations et les gestes de l’amour sont francs et directs.

« Il m’a déshabillée lentement, s’arrêtant sur chaque membre, prenant le temps de le humer, de l’embrasser. Ses caresses étaient délicates, attentives. Il y avait une vie derrière ce regard, ces gestes, ce sourire, une pleine vie d’homme libre qui palpitait, et cette liberté me soulevait. Rarement m’étais-je sentie aussi belle, aussi entièrement désirable. Chaque caresse, chaque baiser défaisait un nœud. Ma poitrine s’ouvrait, l’air de nouveau y pénétrait, mes muscles un à un se déliaient. Dans les yeux de Milo, je voyais cette femme, l’inconnue ensoleillée qui dans la glace de la boutique me regardait, et il me semblait qu’en elle des lustres d’empêchement se délogeaient. »

Nous étions sans Kiki. Revenons à elle.

Kiki est un personnage hors du commun. Alors qu’elle se trouve à Villefranche où Cocteau l’a invitée, Kiki, la femme libre, suite à une altercation, se retrouve en prison. On l’a traitée de pute et chassée d’un bar où jamais elle n’a mis les pieds auparavant. Elle s’y était rendue pour retrouver des marins, pour faire la fête. Kiki adore les marins. Elle a lancé une pile d’assiettes à la tête du propriétaire qui a porté plainte. Dans sa prison, la spectaculaire et extravagante Kiki perd de son lustre. Elle devient transparente et absente au regard de son avocat. La narratrice connaît le sentiment de vide qu’éprouve alors Kiki. Bien que la narratrice vive en liberté et non pas, au sens propre, sous les verrous, Elle a toujours le sentiment d’être retenue, détenue, entravée dans sa vie de femme. Elle a, comme nous l’avons déjà mentionné, le sentiment d’être invisible aux yeux des autres. Ce sentiment fait l’objet de ses analyses.

Ses réflexions s’alimentent à diverses sources, dont certaines semblent aussi opposées que l’eau et le feu. Kierkegaard est un philosophe. Il n’est pas hégélien. S’il cherche à trouver un sens à la vie, ce n’est pas à la logique et la raison qu’il recourt. Il ne les met pas sur un piédestal, mais il n’en pense pas moins. Kiki à première vue n’a rien d’une philosophe. Là où l’un pense, l’autre dépense, au sens qu’un Bataille donne à ce terme. La narratrice, elle-même intellectuelle, plus proche de la pensée que de la défonce, en vient à relier les apparents contrastes du couple hétérogène que sur le plan de la liberté forment Kiki et Kierkegaard. Rien ne semble les unir, pourtant, la narratrice recourt à l’un pour penser l’une, ainsi qu’à ces deux-là pour advenir à elle-même en toute liberté.

Kiki libertine : Kierkegaard libertin dans le sens de libre penseur. Pour accéder à la liberté, même l’intervention d’une sainte peut s’avérer utile. Sainte-Thérèse rencontrée dans une église offrira à la narratrice un précieux conseil, elle l’incitera à « faire confiance à la vie qui renaît de ses cendres. » De même, une amie, à la veille de son départ de Montréal, montrant à la narratrice « des cartes de médecine » — j’ignore ce que c’est — sortira celles du tatou et de la loutre. « Le tatou recommande d’apprendre à établir ses frontières. La loutre invite à faire confiance à la force de vie qui nous habite. Érine a pigé le corbeau, symbole du vide. » Il se trouve que dans cette scène se trouve en quelque sorte condensée et annoncée toute la métamorphose qu’accomplira lors de son périple en France la jeune quadragénaire lancée sur les traces de Kiki. Le tatou en elle marquera enfin ses distances d’avec son ex, ce Claude qui dépendait d’elle et dont elle-même dépendait. La loutre revêtira la splendide robe solaire et accédera à la plénitude de sa nudité alors que Milo lui retirera ses vêtements. Quant au corbeau de son amie Érine, symbole du vide, il est relatif à ce vide immense dont Elle aura sa vie durant dû supporter péniblement le poids.

Dans ce livre, le moindre mot, la moindre phrase se relie à l’ensemble et témoigne de la mission et de la quête de libération de la chercheuse, libération qui, bien entendu, s’accomplit avec ou sans Kiki. « Consentir au vertige est la seule façon d’habiter la maison de l’être. » C’est ce qu’un rêve lui aura appris. Or un rêve ne vient jamais seul. Il naît de l’accouplement de Kiki et de Kierkegaard, de ce que l’on fuit, de ce que l’on trouve en fuyant, des hommes rencontrés en chemin, des musées où l’on se réfugie pour découvrir l’horreur et la beauté du monde, des cafés où des hommes nous abordent, où la conversation et le coït finissent comme la prière par nous élever au-dessus de nous-mêmes. Je dis la prière, car à l’église Saint-Jean où elle s’est recueillie devant Thérèse, la narratrice priera « pour enfin apprivoiser la douleur, entendre sa sagesse (celle du Christ ressuscité). Pour trouver un sens à l’amour. Ou savoir le réinventer. »

Tout, je le répète, se tient. Il n’y a pas un mot de trop dans ce roman. Les rêves signifient, et le hasard fait bien les choses, qui au bout du compte ajoute sa contribution. Dans les dernières pages du roman, lors d’une visite au cimetière, alors qu’elle s’y rend pour se recueillir sur la tombe de Kiki, la narratrice s’appuie sur une petite croix. Elle marque une pause, ferme les yeux. Lorsqu’elle les rouvre, elle lit enfin ces mots sur la croix : « Claude Bertin, Lieutenant, 2e R.E.I., mort pour la France le 8.10.1951 »

Faut-il le souligner ? Ce mort porte le nom de l’ex de la narratrice. Après des péripéties dont faute de place je n’ai ici nullement fait mention, après avoir rencontré des échecs dans les tentatives faites pour retrouver les lieux marquants de la vie de Kiki, la narratrice parvenue enfin dans le cimetière d’où sa sépulture s’est malheureusement évanouie, trouve sur la croix cette inscription et s’effondre : « Secouée par les spasmes, je ne parvenais plus à tenir debout. Mais alors que toutes les larmes que j’avais versées depuis mon arrivée à Paris me déchiraient les entrailles, celles-ci avaient quelque chose de terriblement libérateur. De presque enivrant. On aurait dit un fleuve, un torrent, un geyser, un volcan. Un accouchement. La mort elle-même accouchait de ses ombres. »

Avec ou sans Kiki. Le titre du livre s’entend sans doute de multiples manières, dont une première serait relative à la fuyante présence de Kiki dont la narratrice s’approche pour la voir toujours ou presque s’éloigner, s’effacer : insaisissable Kiki, pourtant si authentiquement et constamment fidèle à elle-même, c’est-à-dire à la liberté qui anime chacun de ses gestes. La seconde a trait au récit que fait la narratrice, récit où il lui arrive de plus ou moins abandonner Kiki, quitte à mieux la retrouver par la suite, au fond ne la perdant jamais de vue, délaissant Kiki pour s’attarder alors à d’autres créateurs satellites, gravissant autour de la reine de Montparnasse, des artistes-peintres comme Soutine et Modigliani, des auteurs et autrices, par exemple Hemingway, Anaïs Nin. Or ces abandons passagers, je l’ai dit, la ramènent toujours à Kiki.

Lorsque nous sommes sans Kiki, Kierkegaard alors se présente à nous. La chercheuse ne perd pas de vue Kiki pour autant, mais c’est par la bande qu’elle l’entrevoit et nous la donne à voir, à comprendre aussi sa nature profonde, que certains diraient superficielle, car cette femme semble ne songer qu’à s’amuser, mais il faut y voir de plus près et Kierkegaard aide la narratrice à mieux comprendre les enjeux du jeu perpétuel auquel s’adonne Kiki (« Kiki, dont la vie est un jeu, ne peut incarner un autre personnage qu’elle-même. »).

En passant de Kiki à ses analyses de tableaux, à ses lectures, à ses repas pris sur les terrasses, on pensera que la narratrice digresse et que la romancière aurait finalement dû écouter le conseil que l’un des personnages du roman donne à la narratrice : « Et suis mon schéma narratif. Tu dois suivre un modèle mathématique. […] Tu dois absolument suivre un modèle narratif pour raconter ton histoire. Que Kiki soit réelle ou inventée n’a aucune importance. Il faut savoir raconter une histoire. Savoir ou mettre les choses et les événements, sinon tu risques de ne pas aller au-delà de cinquante pages. »

On approuvera ces recommandations, si, avide de retrouver Kiki, on lit trop rapidement ou distraitement ce qu’écrit dans de nombreux passages la narratrice lorsqu’elle se livre à de profondes analyses du sens de la vie et de l’amour. En effet, elle n’a de cesse de s’interroger, prenant appui entre autres sur Kierkegaard. D’ailleurs, que vient-il faire dans cette galère celui-là ?

Kiki-erkegaard. Voici un puéril jeu de mots. Il n’est pas de l’autrice, mais il m’a sauté au visage. À la page 216, précisément alors que je lisais ceci : « Peut-être est-ce son acharnement au combat qui a emporté Kiki. // Kierkegaard a raison de ne donner aucune réponse définitive … »

La proximité ici de ces deux noms est purement fortuite. On aura compris que si, dans ce roman où tout est subtilement maîtrisé, la romancière introduit dans le parcours de son intellectuelle le personnage de Kierkegaard, ce n’est ni pour s’amuser ni certainement pas pour éblouir ses lecteurs et lectrices en leur jetant savamment de la poudre aux yeux. Fait cocasse, toutefois, dans le roman, le personnage de Kierkegaard apparaît de manière plutôt fantaisiste. La narratrice écrit : « Pour me sortir de la voie de garage, il me faudrait un philosophe amoureux, quelqu’un qui saurait parler à Kiki, comprendre la sagesse populaire. » Et elle poursuit : « Or voici que, depuis son Danemark du XIXe siècle, un jeune homme vient vers nous. Blond, de taille moyenne, il a de la prestance et est vêtu élégamment. […] ‘‘ Nous devons trouver à l’amour un sens, répète-t-il en boucle, lui donner du sens.’’ Ces mots, il les prononce à voix basse, comme une prière, une promesse faite à soi-même, et y prête foi. Kiki lui tend la main et me dit : ‘‘ Voilà notre homme.’’  »

Ce sera donc en compagnie de Kierkegaard que la narratrice accomplira son périple. Le philosophe permettra à la narratrice de poser en ses propres termes la question de l’amour pour y répondre enfin grâce également à d’autres compagnons et compagnes de route, dont certains n’entretiendront avec elle que le dialogue muet que favoriseront leurs tableaux. Kiki posait nue pour Soutine et Foujita, pour d’autres peintres aussi. La narratrice se rend souvent dans les musées, je dirais même très souvent. Elle est frappée par le travail de Lucian Freud, ce qui donne lieu chez elle à une analyse très poussée de la question du nu en peinture et en art. Encore une fois, si on se demande la raison d’être des pages qu’elle consacre à de telles considérations esthétiques et éthiques, on passe alors à côté de l’essentiel ou du moins à côté de l’essence du personnage qu’est la narratrice. Je le rappelle, elle est en exil, elle erre, elle a laissé derrière elle non seulement ce Claude dont la mort symbolique lui apparaîtra au cimetière à la faveur d’un hasard objectif, mais également un substitut plus récent, un dénommé Gabriel qui lui manque terriblement. Elle est à Paris pour travailler, pour réactiver les cendres de Kiki. Lorsqu’elle est en panne, elle lit et visite des musées. Il est dans sa nature de femme cultivée et raffinée de s’intéresser à aux choses de l’esprit, d’être attentive aux arts et d’y chercher un surcroît de sens apte peut-être à combler le vide existentiel qu’elle ressent. Cette béance, qui chez Claude est « un vide immense », elle le connaît, c’est un « gouffre intérieur ». Elle évoque le « manque qui ouvre en [elle] une brèche immense. » Elle écrit : « Et le trou qui n’a de cesse de se former devant moi et que j’ai cru laisser derrière, je le retrouve encore, toujours, ici comme ailleurs. Il est partout. »

On a vu que de ce trou, comme s’il s’agissait d’une fosse où s’enlisait peu à peu la narratrice, la vie à nouveau émergera. Ultimement, c’est en grande partie à Kiki qu’Elle devra son salut.

Ce roman dont l’écriture est remarquable est un roman d’amour. Il raconte les amours de Kiki, amours souvent malheureuses. Il relate l’ascension de cette artiste populaire jusqu’à sa chute fatidique. La reine de Montparnasse a connu la gloire. Man Ray a immortalisé sa beauté. Elle a chanté, fait la fête, beaucoup bu, abusé des drogues, notamment de la cocaïne qui irrémédiablement aura ruiné sa santé. À la fin de sa vie, Kiki fait les poubelles, elle est devenue une clocharde.

Dans Avec ou sans Kiki, on rencontre une kyrielle de personnages ; ce sont souvent des originaux, des détraqués. Les personnages de Desnos et de Cocteau, grands amis de Kiki, sont particulièrement émouvants. La narratrice leur consacre de très belles pages. Dans les dernières, Cocteau le magicien est on ne plus généreux, magnifique de fantaisie amicale et créative. Il offre un magnifique présent à Kiki. À l’occasion de cette dernière scène, les mots que trouve Denise Brassard magnifient brillamment le génie de l’amour et de la liberté.

François Cheng : Une longue route pour m’unir au chant français : autobiographie / essai : Albin Michel : 2022 : 252 pages

La route est une métaphore. Comment dire plus simplement le cheminement de la conscience ? le parcours d’une existence ? la trajectoire d’une vie ? Ces expressions, on le voit bien, sont redondantes, équivalentes. Cheminement, parcours et trajectoire appartiennent au même champ lexical. En tant que métaphore, ils miment le déroulement d’un long ruban sur lequel apparaissent en creux et en apex les moments importants et significatifs qu’une mémoire a su enregistrer. Qui vient de loin, au propre comme au figuré, évoque un périple, se revoit concrètement et psychiquement engagé sur les sentiers où pas à pas au fil de la marche s’est constitué l’être qu’au bout du compte il est devenu. Se raconter, c’est toujours forcément rebrousser chemin, faire marche arrière afin d’aller au-devant de soi ; c’est tout reprendre du début, en suivant ses propres traces, en se remémorant les étapes de la route parcourue depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse ; c’est témoigner de ce qu’aura été son voyage et produire finalement un bilan de vie.

Une longue route pour m’unir au chant français est un titre on ne peut plus approprié. Il est juste pour les raisons que voici. D’abord, parce qu’une autobiographie retrace comme je viens tout juste de le mentionner la trajectoire d’une vie. Dans le cas de François Cheng, cette vie a été longue. L’homme est aujourd’hui un vieillard. Il a traversé le temps, quasiment tout un siècle. La route qu’il a parcourue en termes d’espace a elle aussi été longue ; elle l’a conduit de la Chine, son lointain pays natal, jusqu’en France, son pays d’adoption. De Chinois qu’il était, François Cheng est devenu Français ; mais tout Français qu’il soit devenu, l’homme est toujours demeuré profondément Chinois, fidèle à ses racines, bien qu’ajoutant, par un savant quoique sensible marcottage, les apports de la culture européenne à un héritage oriental qu’il a toujours su honorer, voire cultiver.

Cette longue route réfère, nous allons bientôt nous y attarder, à un apprentissage, à une lente appropriation langagière. La métamorphose de l’homme qu’allait devenir François Cheng s’est accomplie sur le territoire de la langue française et son but était alors une incorporation, celle qui justement le conduirait à s’unir au chant français ou, si l’on préfère, à la poésie française. Ce que ce titre annonce, c’est toutefois moins le passage du poème idéogrammatique au poème syllabique, moins ce passage qu’une rencontre, qu’une communion intégrant ces deux systèmes d’opération scripturale. À ce titre, un coup d’œil à la couverture de l’ouvrage permet de découvrir le mariage de ces deux modes d’expression (le système idéographique et celui de l’écriture alphabétique).

Dans un tout petit carré faisant à peine cinq ou six centimètres (je ne parviens pas ici à lui donner sa taille réelle), sur la couverture donc, apparaît sous deux formes distinctes, mais reliées, réunies, le nom de l’auteur en français et, je suppose, en mandarin, ce qui pourrait pu être son nom. Or il n’en est rien, ce signe exprime tout autre chose. François Cheng en chinois s’écrivant plutôt de la manière suivante :  程抱. Cela diffère de l’idéogramme présent dans le carré. Quoi qu’il en soit, l’effet obtenu est réussi en ce que le nom de l’auteur en français voisine avec la présence d’un signe provenant de sa culture d’origine. L’ouvrage ne fournit aucun renseignement relatif à la signification de ce signe, si c’en est un. Il n’est toutefois pas interdit de voir en cette illustration une manière de symbole renvoyant à ce qu’aura tenté d’accomplir sur sa longue route le créateur qu’est François Cheng, lui qui s’est exercé sa vie durant à traduire en français des poètes chinois et, dans le sens inverse, des poètes français en chinois. J’imagine que la calligraphie, ce petit carré, a été réalisée par le poète lui-même. Une chose est certaine, le rouge sang de son encre fait tout à fait sens, car c’est somme toute d’une vie qu’il est question dans cet ouvrage, d’une vie durant laquelle le chant français s’est substitué au chant natal, bien qu’en ce chant second coule toujours le sang de l’origine.

Dans la préface qu’il rédigea à l’occasion de la parution des œuvres poétiques de François Cheng dans la collection « Poésie / Gallimard », André Velter rappelle que le parcours du poète l’aura conduit à mettre au point un « alliage », une « alliance ». Il présente Cheng en l’associant à la figure de l’alchimiste. Le poète à ses yeux est parvenu à « changer de l’or en or ». Ce n’est pas rien, cet or premier n’étant rien moins qu’une parole poétique chinoise (un système avec tout ce qu’il implique de mentalité, d’âme et de philosophie) s’infiltrant, se distillant au sein du mode d’expression poétique français (un second système ou, si l’on préfère user d’une terminologie moins froide, moins technique, une sensibilité et une vision du monde françaises et européennes). Velter écrit : « Tout en rendant accessible (sic) à ses étudiants les voies de la culture chinoise, il ne cessait d’approfondir le dialogue, qui, en lui, s’était noué entre les deux langues dont il était maintenant le sujet plutôt que le maître. »

Le préfacier parle d’une lente ascèse, d’une expérience « laissant sourdre mot à mot une langue neuve à la source même d’une langue apprise, sans oublier un instant le dessin et la rumeur de la langue première. » Du côté de la poésie, et plus précisément de la « voie orphique », l’ascèse, le travail alchimique à l’œuvre chez Cheng, correspond à ce que Velter identifie comme une « translation qui aboutit à se saisir des enjeux de la poésie d’Occident tout en continuant d’user des leviers décisifs de la philosophie orientale. »

On croira à lire ce qui précède que le récit de François Cheng est ésotérique, trop complexe pour qu’on y puisse cheminer sans s’égarer. Ce n’est pas le cas. Si François Cheng a accompli sur le plan intellectuel des tâches exigeantes, le discours chez lui, du moins dans ce dernier ouvrage, n’a rien de rébarbatif. Le jargon savant est exempt de ses réflexions. Bien qu’au fait de divers arcanes de la théorique littéraire et des développements ayant révolutionné les sciences humaines tout au long de sa carrière, l’éminent professeur et académicien use ici d’un langage clair et accessible. Son ouvrage s’adresse à un large public. Il y présente, je le rappelle, son parcours. C’est le parcours d’un homme qui bien entendu est un poète. Le néophyte, encore une fois, croira à tort qu’il ne pourrait rien y entendre, que la poésie est réservée à une élite. C’est mal connaître François Cheng. Ce dernier a le dessein de parler afin de communiquer une expérience. Il se raconte en toute simplicité. Comme son parcours est celui d’un homme désireux de comprendre et de saisir la nature des choses, comme il appréhende l’existence et la sienne en particulier sous un angle sensible, mais tout de même intellectuel, il n’oublie pas ce mot que Lacan lui avait jadis adressé : « Toute analyse doit être poétique. » Cheng met ce conseil en pratique. Il analyse avec son cœur.

L’itinéraire qu’il emprunte est fascinant, même la partie de son parcours précédant ses pérégrinations sur la voie d’Orphée a de quoi impressionner. Il naît en Chine, à Nanchang, en 1929. Pour le lecteur occidental, le dépaysement est garanti. Dans de très belles pages, vibrantes d’humanité et de sensibilité, Cheng remonte à ses origines, à son enfance. Il est tout jeune lorsque le Japon en juillet 1937 occupe la Mandchourie. Bientôt, pour lui et sa famille ce sera l’exode. À Chongqing où sa famille ainsi que des milliers de réfugiés se sont amassés, il faudra fuir la menace des bombardiers japonais. Toutefois, dans le tumulte de la guerre, le jeune adolescent connaîtra un moment d’illumination. Alors qu’à l’aube, afin de se rendre au lycée, il traverse une forêt que l’on pourrait dire enchantée, dans la pénombre se manifeste une Présence. Une voix se fait entendre : « Toi qui as soif, sois chant. Chante et tu seras sauvé, et tout sera sauvé. »

Le livre de François Cheng témoigne de sa réponse à cette injonction : « Je ressens aujourd’hui la nécessité de relater l’aventure de ma création poétique, cette longue route par laquelle, contre marées et vents, j’ai rejoint le chant français. »

À travers les aléas de l’histoire, après la longue résistance de son peuple contre l’envahisseur japonais, bientôt suivie par la guerre civile où s’affrontent nationalises et communistes, tout se met à changer. Le monde et lui-même se transforment. La vision d’ouverture du jeune poète en herbe « se heurtera brutalement à la réalité humaine. […] La société de l’ancienne Chine, pourrie jusqu’à l’os, sombre dans l’anarchie. » Le jeune adolescent connaît un sort analogue. Il se désorganise. Le voici en proie à ses démons. « Personnellement, comme glissant sur une pente fatale, je deviens un inadapté, en proie à la peur, au découragement, à une perpétuelle angoisse existentielle, tout cela sur fond d’une sourde révolte contre les ordres établis. »

À dix-huit ans, il fugue. Durant plusieurs mois, il erre, ne donnant à ses parents aucune nouvelle. L’enfant prodigue, « amaigri et malade », à son retour est accueilli avec bienveillance par sa famille.

Puis, son père, fonctionnaire d’État, est mandaté à Paris pour participer à une « conférence internationale qui sera le prélude à la fondation de l’UNESCO. » Il emmène son fils avec lui. Le changement de régime en Chine contraindra bientôt les Cheng à l’exil. Alors que le reste de la famille ira tenter sa chance aux États-Unis, le jeune poète reste en France. Commencera pour lui un long travail d’apprentissage. Lui qui ne savait pas même dire « bonjour » en français se met à l’étude. Il trouve de petits boulots, subsiste de peine et de misère, fréquente en hiver les cafés et les bibliothèques pour se tenir au chaud, les fréquentant aussi durant les saisons plus chaudes, pour lire et se familiariser avec la langue française. Il rencontre des artistes.

Le témoignage de François Cheng plaira à ceux et celles qui s’intéressent de près à la poésie et aux arts en général. Il fait la part belle au poète autrichien Rilke à qui il doit plus ou moins sa poétique, laquelle accorde une importance primordiale à l’Ouvert, notion héritée de Hölderlin, elle-même en lien étroit avec la voie orphique. Cheng écrit : « […] je suis persuadé que c’est seulement par la poésie, le Verbe le plus incarné, que les humains peuvent s’arracher à la vertigineuse pente qui les mène au néant, à condition qu’ils rejoignent le lyrisme le plus élevé que les meilleurs de leurs prédécesseurs ont atteint. Ce lyrisme, évidemment étranger à tout sentimentalisme, prenant en charge la profonde vérité de la mort, faisant jaillir les irrépressibles étincelles de la vie, est à même de donner un sens à leur destinée. »

Outre le vibrant hommage qu’il rend à la langue française, l’auteur, membre de l’Académie française, non pour « donner une leçon scolaire, mais pour dire comment [il a] reçu, vécu cette évolution de la poésie française », nous permet de découvrir ou de redécouvrir les principaux chantres français de la voie orphique. Ils ont pour nom Hugo, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Laforgue, Claudel, etc. Cheng les cite abondamment, donnant de larges extraits de leurs poèmes, parfois des poèmes entiers. L’auteur a aussi fait d’importantes rencontres. Il s’est lié d’amitié avec d’éminents écrivains. Dans son récit, on en rencontre plusieurs, dont Gide, Vercors et Lacan.  Les poètes Michaux, Emmanuel et Bonnefoy l’ont également marqué. Cheng leur consacre quelques pages. Il a un mot pour chacun, commente leur rapport à la voie orphique et donne aussi à lire leurs poèmes. Vers la fin de son récit, le poète offre en une gerbe légère quelques-uns des siens. En voici un.

N’oublions pas nos morts ni notre propre mort,
C’est le devoir-mourir qui nous pousse vers l’élan.
De l’indicible au chant, notre voix est orphique,
Transmuant les absents en d’ardentes présences.

Homme de symbiose, François Cheng a su unir la voie orphique et l’appel christique à « une vision presque taoïste. » Il a écrit en français des poèmes quasiment chinois. C’est le miracle qu’il a réussi à accomplir. Comme l’écrivait André Velter, il est parvenu à « changer de l’or en or ».

P.S. Un lecteur avisé, mon bon ami Claude Paradis, me fait savoir que ce que j’ai appelé un calligramme est en réalité un sceau. Sur la quatrième de couverture on indique qu’il est l’œuvre de François Cheng. Huang Yuan-quian l’a gravé.

Geneviève Boudreau : Votre arrêt n’est pas servi : Nouvelles : Les Éditions du Boréal : 2023 : 135 pages

 

« La littérature est la chose humaine la plus légère et la plus sérieuse qui soit. » C’est du moins ce qu’affirmait le regretté Gilles Marcotte dans L’amateur de musique. Le travail de Geneviève Boudreau témoigne éloquemment de la justesse de cette pensée. Sans jamais s’appesantir, sans charger ses récits du poids si lourd empesant les propos de qui cherche à imposer sa vision, l’écrivaine propose un regard non dépourvu de gravité sur notre monde et, plus particulièrement, sur des paysages perdus au profit de la banlieue, ainsi que sur les habitants de cette dernière. De toute chose, principalement de l’âme humaine, cette écrivaine donne à voir l’invisible. C’est que son écriture exalte et exprime le non-dit avec brio.

Le réalisme montre comme son nom l’indique la réalité. Les auteurs réalistes ont pour ce faire recours à un ensemble de procédés littéraires. Geneviève Boudreau les connaît et les maîtrise, mais elle use de moyens qui lui sont propres, ou qui en tout cas sont moins fréquemment employés, me semble-t-il. Elle explore le réel en ne négligeant aucun de ses aspects. Assurément, son but n’est pas de s’en tenir à la matérialité brute de la matière. Si elle décrit une pièce, par exemple une chambre à coucher ; si un jardin ou un potager font chez elle l’objet d’une description, son travail d’observation dépasse rapidement la surface de ces choses ; les choses dans ses nouvelles tiennent un langage, elles parlent, révèlent une profonde réalité.

Ce ne sont pas les narratrices de ces nouvelles qui expriment directement le fin fond des choses. Ces narratrices sont paradoxalement muettes, en ce sens où leur discours est comme à double fond : c’est à l’intérieur de ce qu’elles disent qu’implicitement s’expriment les choses. Or l’étonnant dans tout cela, c’est que le lecteur n’a pas à se creuser la tête pour saisir de quoi il en retourne. La psyché, l’âme des personnages de ces nouvelles se dévoile également de manière sous-jacente. On n’entre pas sous la peau des personnages comme on le fait d’ordinaire dans la plupart des romans psychologiques. Quelques fois, mais rarement, nous assistons au déroulement de leurs pensées à la faveur de la narration qui nous les livre telles qu’elles s’énoncent en leur esprit, la narratrice prélevant et transcrivant les mots qu’intérieurement se disent les personnages. Mais plus souvent, l’autrice s’en tient à rendre compte de leurs faits et gestes, de leurs actions restreintes, voire apparemment insignifiantes, actions telles que le commun des mortels en vit au jour le jour : monter à bord d’un autobus, faire les cent pas dans sa maison, apprendre à lancer une balle de baseball, boire ou ne pas boire une tasse de café.

On me permettra une digression. Enfin ! Ce n’en est pas une, puisqu’elle a trait au réalisme. Dans son tout dernier récit, Une longue route pour m’unir au chant français, François Cheng rappelle les propos adressés à Rilke par Rodin alors que celui-là demandait conseil au maître : « Il faut rester fidèle au Réel. Il faut sortir de soi et observer avec précision les êtres et les choses, non tant leur aspect extérieur que leur part à première vue invisible, ces forces obscures qui les animent de l’intérieur. » Rilke tint compte de ces précieuses recommandations. Aussi me semble-t-il que la nouvelliste appartient à cette famille d’artistes. Tout comme Rilke, et je cite ici Cheng, dans une certaine mesure elle « a sanctifié les choses humbles, une pomme, une carafe, un rocher, une branche d’arbre, un visage humain tailladé par la vie, en les élevant à l’irréductible dignité de l’Être. »

Toute chose chez elle parle un langage muet ; sa prose est minutieuse, précise, nullement bavarde et pourtant toute pleine de sens. Rarement voit-on une telle économie de moyens. Récits-litotes, pourrait-on dire. En poésie, le haïku réalise de comparables merveilles. Ce type de poème cède l’initiative de l’interprétation au lecteur. Il en est ainsi dans la plupart des nouvelles de Geneviève Boudreau. Il y en a même qui laissent en leur creux un noyau absent ; ce sont des nouvelles mettant en scène des personnages aux prises avec des difficultés dont nous ignorerons jusqu’à la fin en quoi au juste elles consistent. Ces personnages seront montrés en pleine crise, saisis par exemple à l’occasion d’une chicane de couple. L’un des personnages reprochera quelque chose à son conjoint : « — Hein ? Pourquoi t’as fait ça ? » Ça ? Qu’est-ce au juste ? Nous ne le saurons pas. Du reste, cela n’a aucune importance. Seul compte ici le moment, l’instantané qu’offre la nouvelle. Ce qui est en amont est superflu. Ce qui se passera par la suite l’est tout autant. Je ne puis ici m’empêcher de penser à ce qui, entre autres, distingue le roman de la nouvelle. Les scènes d’un roman nécessitent l’éclairage de celles qui les précèdent ainsi que de celles qui suivront. La scène dans une nouvelle se tient par elle-même, comme au centre d’un cercle absent ou comme un point sur une ligne dont le tracé est superfétatoire.

Dans une nouvelle où le personnage principal est en proie à une manière de dépression, nous lisons : « Elle recevra le lendemain la visite d’une amie, et la maison semble se remettre de trois jours de festivités, alors qu’il ne s’est strictement rien passé. Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai, mais elle ne souhaite pas accorder d’importance à ces faits, qui passeraient pour insignifiants aux yeux de n’importe qui d’autre. » Encore une fois, ce qui s’est passé, nous l’ignorerons et il n’est pas question de chercher quelque indice que ce soit dans la nouvelle, nous n’en trouverions pas. Ce serait peine perdue, nous passerions à côté de l’essentiel.

On aura compris que la nouvelliste est une autrice qui ne dit pas tout, qui s’en tient uniquement à l’essentiel. Dans le cas de la nouvelle intitulée « Mademoiselle Immondice », elle accorde de l’importance aux conséquences de quelque chose qui s’est produit, elle s’intéresse aux ravages démoralisateurs qu’ont eu un événement dont il ne sera rien dit. La nouvelliste se borne à montrer l’atonie du personnage, apathique au milieu de son appartement, passant lentement sa journée à ne rien faire. Je dis « ne rien faire », or ce rien est plein, plein de la souffrance que vit une personne dont l’existence peu à peu se délite.  

Un bon livre est bon dès sa couverture, avec son titre approprié, comme c’est le cas ici alors que plusieurs nouvelles se situent dans un autobus ou à l’arrêt ; est bon aussi dans le choix de l’illustration lorsqu’image il y a. Ici, celle d’une grande fenêtre orne la couverture. Cette fenêtre se trouve dans une salle vide occupée par une chaise tout aussi vide. Les fenêtres jouent un rôle important dans les nouvelles de ce recueil. Le vide, la solitude aussi. Puis, viennent ou non des exergues. Celles qu’a choisies l’autrice, il y en a deux, sont éclairantes. La première provient d’un ouvrage de Joyce Carol Oates, ouvrage intitulé Paysages perdus. Ce titre aurait pu coiffer maintes nouvelles du recueil. Ce sont des nouvelles où comme je l’ai précédemment laissé entendre des campagnes anciennes ont fait place à des bungalows de banlieue, ou encore ce sont, enclavés, immobilisés entre des autoroutes et des parcs industriels, des terrains plus ou moins vagues, vestiges d’un temps révolu. Qui prête l’oreille croirait entendre le meuglement des vaches qui naguère foulaient les prés. Quelque chose dans ces nouvelles est relatif à la perte, à la fuite du temps, à la disparition : sous nos yeux, après le décès des vieux qui y vivaient, une maison sera démolie.

La première citation mise en exergue se lit comme suit : « L’écrivain est celui qui comprend le mystère du ‘‘familier’’. L’étrange opacité de ce que nous avons vu des milliers de fois. Et la perte inconsolable, quand ce qui allait de soi nous est finalement ôté. » Je ne prendrai pas le temps de montrer la grande pertinence de cet exergue ni celle du second. Je me borne à réaffirmer que dans un très bon livre toutes les parties s’inscrivent nécessairement dans l’ensemble. Ce commentaire inclut la quatrième de couverture où l’on signale non sans pertinence l’attention que porte l’autrice à dévoiler « ce qu’un regard superficiel ne saurait appréhender. » On y attire l’attention sur ce qui « derrière les vitres des maisons » ne semble pas bouger, alors que des « drames souterrains » agitent ceux et celles qui vivent derrière elles. Les transformations radicales qu’a subies Sainte-Foy au fil du temps sont évoquées. On mentionne que la nouvelliste s’attarde à la fragilité des êtres humains, à leur vulnérabilité.

On rencontre dans les nouvelles de ce recueil des personnages souvent attendrissants. La nouvelliste évidemment adopte à leur endroit une attitude neutre, elle ne commente pas leur détresse. Avec une écriture que l’on pourrait dire quasi blanche, cette détresse, elle la montre, réfléchie par les mots racontant leurs faits et gestes, répercutée à travers la sorte d’écho que leur renvoient les lieux où ils évoluent, car tout le sens ici est proposé selon les lois d’une vivante harmonie ; un détail, une ombre sur le sol, des aigrettes de pissenlits participent du parfum de sens que diffuse chacune de ces nouvelles. 

En une parfaite horlogerie de mots, sans raideur mécanique aucune, en quelques pages, le nouvelliste fait tenir des univers tout entiers. Ce sont des presque riens, des scènes brèves se déroulant en l’espace de quelques heures, parfois de quelques jours ; ce sont ce qu’un Brault aurait pu appeler des « moments fragiles », des instants du quotidien, de fines tranches de vie. L’action y brille ou presque par son absence, se limite à des gestes banals, mais c’est vivre et mourir, et entre temps souffrir, le bonheur étant passager : « Caroline aussi a été cette femme caressant d’une main désinvolte la joue d’un homme, alignant des confidences insouciantes aussitôt oubliées. Elle devrait sortir de l’autobus, s’épargner le bonheur de ce couple qui ne vieillira pas mieux qu’un autre, qui finira par casser des verres sur le carrelage de sa cuisine. »

On ne peut réduire la qualité d’un ouvrage à la seule beauté dont fait preuve son écriture. Mais passer cette beauté sous silence serait lui faire injure. Il n’y a rien de clinquant dans l’écriture de ces nouvelles, rien de défaillant non plus. De l’écriture de Geneviève Boudreau, il serait juste de parler de sa parfaite mesure, d’une maîtrise lui conférant la sobriété d’une discrète beauté, invisible de prime abord, car cette écriture, faut-il le rappeler ? est au service de ce projet dont parlait Rodin, qui consiste à montrer fidèlement le Réel.

Il convient également de souligner la qualité de la composition de chacune de ces nouvelles, la composition ayant pour effet lorsqu’elle est à ce point réussie d’augmenter la qualité d’un récit. Racontées autrement, les histoires de Geneviève Boudreau n’auraient pas la même force, ne charmeraient pas autant. L’art de poser ici un élément, un geste, un objet, pour le reprendre plus loin participe du sens de l’œuvre. Dans la nouvelle intitulée « La vérité est écrite », un simple détail atmosphérique est chargé de sens. Ce n’est pas insignifiant : la pluie à venir est annoncée au tout début de la nouvelle ; un peu plus loin dans le texte, elle ne tombe pas encore ; puis il est fait mention qu’elle tombera plus tard : et voici qu’à la fin de la nouvelle elle se met à tomber. Ces considérations relatives à la température n’agissent pas comme une simple ponctuation. Elles accompagnent pour ainsi dire le sens de l’œuvre en mouvement, en travail de signifiance.

On croira que j’attache une extrême importance à des phénomènes d’ordre technique. Loin de moi l’idée de présenter le travail de la nouvelliste sous un angle aussi réducteur. Son savoir-faire ne serait rien s’il était uniquement le fait d’une simple recherche de type formaliste. À dire vrai, ce qui impressionne dans les nouvelles de Geneviève Boudreau, c’est la sagacité de ses observations, la sensibilité dont elles font preuve, leur capacité à mettre en avant les sentiments que vivent ses personnages. C’est dire que les nouvelles que renferme cet excellent recueil valent également par leur contenu, par les histoires variées qu’elles racontent, histoires dont j’ai peu parlé, mais qui à coup sûr charmeront ceux et celles qui les découvriront. Ces histoires les troubleront parfois (la nouvelle « Ligues majeures » relève quasi du suspens, la tension y monte graduellement).

Ces nouvelles si réussies, il convient de les lire lentement, à petite dose. Je recommande la lecture d’une seule nouvelle par jour, nouvelle qu’on laissera macérer et qu’on relira avec plaisir l’instant d’après.

Comme cela m’arrive parfois, j’éprouve en terminant la rédaction de ce billet le sentiment de n’être pas parvenu à rendre compte de tout ce qui fait l’intérêt de Votre arrêt n’est pas desservi. Il aurait fallu accorder davantage de place à la grande « humanité » dont fait montre cet ouvrage.

Je ne suis pas connaisseur en la matière, j’ignore s’il existe ou non une chose qui pourrait s’appeler le Prix québécois de la nouvelle. Si cela existe, je sais qui devrait cette année en être l’heureuse lauréate. 

Jean-Noël Pontbriand : Là où tout commence : (Anthologie personnelle) suivi de Jack Kérouac Blues : Poésie : Les Écrits des Forges : 2022 : 250 pages

Dans les écrits et sans doute dans la vie même de Jean-Noël Pontbriand une certaine résolution des contraires cherche à s’accomplir. Ce qui pourrait sembler une fascination à l’endroit du paradoxe, non seulement en tant que figure, mais également sur le plan des idées, voire des faits si cela se trouve, ne saurait être mis au compte du jeu, du seul plaisir que procure le rapprochement de réalités opposées. Si l’image surréaliste se rencontre çà et là dans les poèmes de Pontbriand, elle n’est pas le produit d’une volonté visant à l’étonnement. Elle provient d’une nécessité poétique appartenant à un processus essentiellement lié à une quête de sens. C’est dire que le poète ne saurait se satisfaire d’une gratuite incongruité de surface. Ainsi, le vers suivant extrait du poème liminaire de l’anthologie, « l’océan s’amplifie dans le feu des marées », met en présence l’élément liquide et l’élément gazeux, les confond non pas au propre, mais bien au figuré, donnant ainsi à voir l’or du soleil scintillant à la surface des eaux. Les lecteurs de poésie ne sont en rien déstabilisés par ce type d’image. Ils le sont peut-être davantage lorsque dans le poème, après quelques vers, se détache le suivant, que l’auteur prend soin de mettre en italique : « nous ne savons plus vivre hormis dans nos tombeaux ». Ici, vie et mort fusionnent. Il faudra s’avancer plus avant dans la lecture de l’ouvrage pour réaliser la grande pertinence de cet énoncé, auquel il est cependant possible d’en accorder à la première lecture. Méditant à son propos, on comprendra que la plupart des hommes et des femmes traversent l’existence en morts-vivants, qu’ils ne savent justement pas vivre pleinement, qu’ils sont éteints, cendres déjà lors même que leur cœur chichement bât. Ce n’est, j’insiste sur ce point, qu’en lisant l’entièreté de l’ouvrage que l’on est amené à constater toute l’ampleur d’un tel énoncé.

Le poème liminaire donne son titre à l’anthologie. Il y introduit. Fort probablement a-t-il été écrit dans ce but. Il vient avant les autres dans le recueil, mais aurait été écrit après. Quoi qu’il en soit, le reste se succède en suivant rigoureusement l’ordre chronologique dans lequel ont été publiés les recueils dont sont extraits les poèmes ici réunis. Ainsi ces poèmes témoignent-ils d’un parcours. Toute une vie d’écriture s’y trouve résumée, l’auteur ayant trié dans le lot de ses poèmes les plus représentatifs de sa démarche et de ses champs d’intérêt, peut-être pas forcément les plus beaux, mais très certainement ses textes les plus significatifs, de sorte que chacun d’eux représente en quelque sorte un sommet qu’en pointillé la lecture relie aux autres de manière à ce que soit retraçable le parcours de l’auteur.

Il était question plus haut de paradoxe. On sera à même de découvrir sous peu combien le titre de l’anthologie est riche de sens, combien l’ampleur de sa portée est grande. Un poète comme Jean-Noël Pontbriand ne fait pas de la poésie un simple jeu de l’esprit. Ce qu’il écrit est indissociable de son être. Corps et âme, il s’engage dans l’aventure qu’est l’écriture poétique. Sa personne est d’ailleurs inscrite dans le sous-titre de l’ouvrage, « Anthologie personnelle ». La personne du poète a elle-même opéré un choix de poèmes.

Jean-Noël Pontbriand a une œuvre derrière lui, une œuvre qui du reste n’est pas terminée, son Jack Kérouac Blues la prolonge magnifiquement. Néanmoins, le poète est âgé. Il n’est plus à l’âge où tout commence. Pourtant, il donne à son anthologie ce très beau titre qui en apparence contredit la réalité. Un crépusculaire Là où tout s’achève eût semblé de circonstance, moins grand déni de l’inexorable fin qui s’approche. Là encore, il faut lire l’ensemble de l’anthologie pour apprécier toute la richesse, spirituelle, osons le mot, du titre choisi par l’auteur. C’est que nous sommes ici plongés au cœur d’un univers qui ne limite en rien l’Univers à ce que la raison en peut appréhender. Nous accompagnons dans son cheminement un être que l’origine oriente, que l’Orient aimante, un poète qui ne croît pas sans croire à la possibilité d’une régénérescence, qui embrasse plus large que ce que l’on peut étreindre, enceindre avec nos pauvres moyens. J’explique.

J’avais observé en lisant le dernier recueil du poète, Laissez passer l’ombre, le cheval suivra, que pour ce dernier il existe un trésor antérieur, donné à la naissance. Il s’agit du bien précieux que recèle notre lointaine enfance. Là où tout commence, en l’enfance, se trouve un émerveillement en quelque sorte premier. Toute fraîche se manifeste une manière d’ouverture à ce qui devant pourra se déployer. Le poète dans ce recueil est à la recherche de « la clé perdue d’un paradis à venir ». Encore une fois se fait ici entendre un énoncé apparemment porteur d’un certain non-sens, dans la mesure où ce qui est perdu apparaît comme antérieur à ce qui n’adviendra que dans le futur. En toute logique, on en conviendra, on ne peut pas avoir perdu un « élément » enclos dans une réalité appartenant au futur. Je coupe ici les cheveux en quatre afin de mettre en évidence l’incroyable inutilité d’un raisonnement logique s’arrêtant à des détails en négligeant de porter attention au plus vaste ensemble auquel ils appartiennent.

Je répète ici ce que j’ai dit ailleurs, à savoir qu’il faut prendre en compte le fait que notre poète remonte à l’enfance, à l’origine, dans le but de retrouver et de consolider la parole vivante qu’il appelle aussi « parole originaire ». Il s’agit d’une parole que le poème cherche à réanimer. Les mots à découvert, un essai de Pontbriand, montrent bien que la poésie n’est pas une affaire de beau langage, de prose enjolivée. Le poète ne se contente pas d’exprimer naïvement ses petites et grandes émotions. Il est plutôt celui qui entreprend de renouer, grâce à la parole poétique, avec une unité qu’il a perdue au sortir de l’enfance. Il veut retrouver le « paradis de la participation et de la coïncidence ontologique. »

Le premier poème de l’anthologie se termine avec ces vers :

Infiniment recommencé chaque homme est dans sa nuit
porteur d’aube et de lumière 
suffit qu’un vent se lève au milieu des marées.

Là où tout commence est un titre qui a une portée semblable à celui que Fernand Ouellette a donné à son plus récent recueil : Vers l’embellie. Ces deux poètes sont parvenus à un point de leur parcours où sous leurs yeux « l’océan s’amplifie dans le feu des marées ». Ils contemplent un horizon au-delà duquel leur sourit un certain infini. Il s’agit de l’infini qui au-delà de la fermeture du fini ouvre toutes grandes les portes d’une nouvelle vie, celle justement du commencement auquel permet d’accéder« la clé perdue d’un paradis à venir » . Ouellette termine son recueil par ces mots puissants : « Je vais enfin mourir pour vraiment vivre ». En ses propres mots, Jean-Noël Pontbriand ne dit pas autre chose.

Je ne saurais dire si les deux hommes croient en un même Dieu ; assurément une même tradition les a formés dont se ressentent leurs poèmes. Le Dieu de Ouellette est celui des chrétiens. Celui de Pontbriand est peut-être le même, ou sinon un écho du même, un reflet de celui-ci, peut-être une idée ou plutôt un mouvement de l’âme. Certes, ni l’un ni l’autre de ces poètes ne s’adonne au prosélytisme. À la lecture de leurs œuvres, une manière de « contagion » toutefois opère. L’on ne peut rester indifférent à leur quête. Voyons de plus près celle de Pontbriand.

Dès ses premiers recueils, notamment avec Débris, le poète traite des thèmes qui deviendront les thèmes majeurs de son œuvre. Il aborde son « enfance étranglée », évoque des personnages, à vrai dire des personnes, qui occuperont ses pensées tout au long de sa vie, il s’agit de son père « qui pleure sous la misère » et de sa mère qui « s’éreinte à nous porter ». Si l’origine déjà le fascine, « les mots tirés de nous » qui permettent de la rétablir dans sa vérité originaire exercent aussi sur le poète leur puissant attrait : « le vent souffle des mots que nous ne dirons jamais » et ceci : « j’écris par besoin d’entendre quelque chose     quelqu’un peut-être dans ce trou de silence ». Ce sont là moins des thèmes, des sujets de dissertation dont le poète traiterait à distance, que des réalités qui le taraudent. Du début à la fin de l’anthologie et jusqu’au texte final qui la complète, le poète appréhende l’acte du discours poétique. C’est que l’écriture poétique est pour lui à la fois fin et moyen, moyen permettant de parvenir justement à une fin outrepassant la réalisation d’un poème réussi sur le plan de l’esthétique. Le poème au final est moins l’objet fini que nous lisons que ce par quoi nous et le poète pouvons espérer parvenir à cette embellie qui en soi est un commencement. Le poème est en quelque sorte consubstantiel à la démarche existentielle du poète et sans doute souhaite-t-il qu’il en soit ainsi pour qui le lit. La réalité du poème est examinée en raison des liens qu’il entretient avec la démarche dont il est indissociable. Ainsi le poète en vient-il à énoncer que « les mots ont des raisons qu’ignorent les écrivains » et à éventuellement dénoncer « les aèdes [qui] se transforment en pitres », ceux dont « les mots en épouvantails [sont] incapables d’éveiller l’âme en attente de sa résurrection. »

On aura compris que selon Pontbriand la véritable écriture se fait pont, moyen assurant le passage de l’ici à l’ailleurs, du sombre à la lumière : « les choses épousent la voix qui leur permet de naître dans la main de celui qui apprivoise l’inconnu en apprenant à écrire. » L’écriture est liée à l’inconnu. L’inconnu se situe devant soi, il est à découvrir. La fin, retour à l’origine, en constituera l’Apex et l’épiphanie.

Lorsque le poète écrit dans Naissances : « La mort m’habite de qui je me rapproche en m’approchant de moi-même », il décrit le processus que l’on vient tout juste d’examiner, à savoir que l’on advient à la réalisation de soi au moment de l’ultime fin, là où justement tout commence. Il y a donc deux sortes de morts. La première est négative, elle correspond à la non-vie de qui ne sait plus vivre autrement que mort déjà, enfermé au sens figuré dans son propre tombeau. On se souviendra ici du poème préliminaire. Cette mort se dresse comme un obstacle dans la quête de qui veut parvenir à l’origine. L’autre mort, positive celle-ci, débarrasse l’être de ce qui l’encombre et l’entrave, lui permet d’accéder à la vraie vie, ressourcement dans les eaux de l’origine, résurrection.

Cette anthologie permet de suivre le riche parcours du poète. Maints poèmes, même lus isolément, témoignent dans leur splendeur de l’intérêt que représente la démarche poétique de Pontbriand. On suit grâce à la réunion de ces poèmes l’évolution du poète et tout particulièrement celle de son écriture. Dans l’écriture du poète, on découvre des constantes qui d’époque en époque trouvent à s’affermir et aussi à s’affiner. Sa manière première est relative à un certain foisonnement généreux. C’est que ce poète chevauche une monture qui semble avoir le mors aux dents. Il dirait peut-être même « la mort aux dents » et ce ne serait pas pour rire. Le cheval traverse l’œuvre tout entière. C’est le cheval de l’enfance, le premier ami sans doute, peut-être le premier confident ou le premier hôte du paradis de l’enfance à lui avoir tenu un discours poétique, voire apocalyptique. Qu’on me permette ici d’inventer, mon intention n’étant pas de trahir, mais bien plutôt de traduire le poète, de donner une idée qui soit juste non seulement de sa démarche, mais aussi de chacune des marches qu’est un poème dans l’ascension que de son vivant le poète entreprend afin d’accéder au divin.

La marche qu’est le poème mériterait qu’on s’y arrête, qu’on entreprenne de détailler sa fabrique par le menu. Comment cela est-il fait ? Le sublime Jack Kérouac Blues montre bien que Pontbriand est un lyrique. Ce très long poème a lui seul vaut que l’on entreprenne la lecture de ce volumineux ouvrage. Lui-même accomplit une longue chevauchée ferroviaire sur les routes du Québec et de l’Amérique. J’y reviendrai. Je veux pour l’instant m’attarder à des marches moins spectaculaires, occupant moins d’espace.

Une des particularités de l’écriture de Pontbriand consiste en la dérivation de la phrase. Celle-ci est souvent plutôt longue. À un segment vient s’ajouter un second segment, une branche donnant naissance à un nouvel embranchement qui lui-même se poursuivra à travers quasi une kyrielle d’autres rameaux : « L’écho du vent dans la forêt naît à chaque mot donné par l’esprit qui s’invente un corps pour habiter l’espace engendré par ce vent qui souffle dans les mains du silence avant d’éclore en cercle qui danse comme un soleil à l’horizon. »

Cette anthologie contient plusieurs pièces merveilleuses. Je connais peu de poèmes aussi touchants que celui que le poète écrivit à la mémoire de son fils Jean-Sébastien. « ll est toujours minuit à l’horloge de ton nom ».

« je suis réduit à ma mortelle condition de voyageur en
marche vers un pays que je ne puis connaître
sinon par toi qui m’accompagnes sans me dévoiler ton
visage »

Ce qu’écrit Pontbriand au sujet de son père et de sa mère est plus qu’émouvant. On y perçoit une profonde vérité de vie (je sais l’expression est boiteuse). C’est le propre d’une anthologie que de susciter le désir de lire en priorité tel ou tel recueil. Pour ma part, je souhaiterais m’arrêter à celui qui s’intitule Naissance. À dire vrai, des beautés se trouvent dans chaque recueil de l’auteur et tout particulièrement dans le Jack Kérouac Blues qui à lui seul eût pu faire l’objet d’une publication.

Avec ce dernier opus, le poète pose ses mots sur les rails du Transsibérien de Blaise Cendras. Il ne s’en cache pas, citant en exergue le fameux leitmotiv : « Dis, Blaise, sommes-nous encore loin de Montmartre » lequel leitmotiv ponctue La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. Le long poème de Pontbriand commence du reste en prenant ses appuis sur le début de celui de Cendras. On se souviendra de l’incipit chez Cendras : « En ce temps-là j’étais en mon adolescence », auquel fait écho celui qui se trouve chez Pontbriand : « En ce temps-là la mémoire se confondait avec la / douleur des astres ».  

Dans ce long poème, Jean-Noël Pontbriand donne sa pleine mesure.


personne n’attendait rien de moi et je n’attendais rien
de moi ni de personne
j’étais tellement perdu    abandonné
que je ne voyais rien s’élever dans les cieux
ni l’étoile de Bethléem ni le chant des anges au fond
des limbes
ni quoi que ce soit d’autre que la nuit remplie de froid
avec une lune blanche courant au milieu des nuages
pendant que toi jack tu sondais l’éternité sur toutes les
routes
avec Billie se mirant dans les eaux limoneuses du
mississipi
en fusionnant sa douleur avec ton désespoir

Amélie Hébert Saint-Ours : Les royautés sauvages : roman : Leméac : Collection La petite blanche : 2023 : 96 pages

Ouf ! Je viens tout juste de terminer la lecture de cet impressionnant petit livre. Il se lit en quelques heures à peine. Prenant tout son temps pour le lire, on savoure chacune de ses pages. Il offre le genre d’expérience de lecture que ne peuvent dispenser que les œuvres « nécessaires ». Nécessaires, ne serait-ce tout d’abord que pour qui les écrit. Cette nécessité leur confère un certain caractère d’authenticité. Bien évidemment, la sincérité n’est pas garante de qualité littéraire. Tant s’en faut. Mais, de leur côté, l’imposture ou la fausseté ne font jamais beaucoup mieux. Il émane de ces Royautés sauvages un sentiment de profonde vérité. Le mot roman a beau être inscrit sous le titre de l’œuvre, on sent tout au long de la lecture que la voix de la narratrice s’apparente bel et bien à celle d’une personne réelle, que le miroir de la fiction cependant recrée, mais qui reprend tous ses traits dans le bref chapitre de la fin, tenant sur une page à peine, alors que la narratrice salue les personnages principaux de son œuvre, disons les personnes de sa jeune vie, dont, en tout dernier lieu son père : « Papa, tu es le seul qui est toujours là et tu es mon toit. »

Curieuse métaphore, se dira-t-on : « tu es mon toit. » Eh bien ! Non. Comme je le mentionnerai plus loin, et c’est ce qui en partie fait la richesse de cette œuvre, chaque mot qu’écrit la romancière est savamment utilisé, savamment, dis-je, c’est-à-dire employé à bon escient, dans les règles de l’art, de manière créative, compte tenu des relations qu’il entretient avec l’ensemble de l’œuvre.

Un mot encore avant d’apporter quelques précisions sur la nature de ce petit roman. Je tiens à dire d’emblée qu’il procure un plaisir de lecture qui va en s’accroissant. Ce plaisir tient à l’histoire qui est racontée, à ses personnages tous vus et perçus à travers la lorgnette de la narratrice, aux liens qui les unissent les uns aux autres, de sorte que nous avons affaire à des clans, exclusivement familiaux — il n’entre aucun personnage dans cette histoire qui n’appartienne pas à la famille de la narratrice. Si le plaisir de lecture provient de l’histoire, celle-ci n’a cependant rien de franchement spectaculaire. Ce qui en revanche l’est tient tout entier dans l’esprit de la narratrice, dans la manière toute particulière qu’elle a de nommer son univers. Autrement dit, entre ici en ligne de compte le style qu’adopte la romancière, style savoureux à souhait, qui non seulement sied à l’histoire qu’elle relate, mais qui, parce qu’il magnifie celle-ci et les personnages qu’on y rencontre, parvient à donner toute sa charge émotionnelle, tout son poids de réalité à cette histoire. C’est une histoire ordinaire racontée de manière extraordinaire. Or cet extraordinaire n’a rien de gratuit. Il ne résulte pas d’un caprice esthétique. Il est tout à fait naturel, transmis si l’on peut dire, hérité.

La narratrice ayant vécu ce qu’elle a vécu, ayant vécu au cœur de ce qu’elle appelle des dynasties, ayant été si proche notamment d’une grand-mère maternelle si particulière, aimante et aimée, dès son plus jeune âge a été marquée dans sa sensibilité et investie pourrait-on dire de dons spéciaux, lesquels lui permettent de nommer poétiquement un univers qui est lui-même particulièrement merveilleux. On aura compris que le plaisir procuré par ce grand petit livre vient de ce qu’il est magnifiquement bien écrit, le « bien écrit » ici renvoyant à une remarquable adéquation de la forme et du fond, à l’inventivité de l’écriture, à la prégnance de l’histoire.

Venons-en à cette histoire. C’en est une d’enfance. Je l’ai dit, dans ce court roman, il ne se passe à peu près rien. Autrement dit, tout s’y passe, notamment des passations, des transmissions de vie et de passion. La romancière s’en tient à l’essentiel. Pour celle dont elle raconte la petite enfance, l’enfance est un royaume. La fillette vit au milieu de ce qui à ses yeux constitue un royaume. Pour peu que des adultes alimentent son sens du merveilleux, tout enfant évolue de merveille en merveille. Dans l’univers de la narratrice, l’une de ses grands-mères, il s’agit de Jeanne, la grand-mère maternelle, jouera un rôle de magicienne, de personnage-phare, de femme forte.

Que se passe-t-il quand rien ne se passe ? Il se passe bien des choses, surtout quand les personnages qui peuplent l’univers d’un enfant lui sont si chers, ou lui apparaissent sous des dehors hors du commun. Ce qui est le cas de son grand-père paternel. Il se nomme Henri H. : « Instruit de la tête aux pieds, il appartient à une race rare, celle du caducée. » Le lecteur moyen, je fais partie de cette catégorie, ignore peut-être que le caducée est le symbole de la médecine. Il s’agit de la fameuse baguette ornée d’un serpent. Henri est un homme dur, un sans-cœur. Il habite une somptueuse demeure sise en face du lac Saint-François. Sa maison est un tombeau.

Dans le premier chapitre, la narratrice parle de lui en l’appelant le « médecin pharaon ». Bien entendu, ce qu’elle raconte à son sujet n’est pas sans intérêt, et nous adoptons avec curiosité son point de vue, quasi limité à la description des lieux. Cette maison est un « palais royal », du moins pour la jeune fille. Or nous comprenons, dès les premières pages, que les royautés présentes dans ce roman, sont comme le titre l’indique, tout à fait sauvages, pour ne pas dire pures vues de l’esprit, vues de l’esprit d’enfance justement. En réalité, ce qui est d’abord décrit à grand renfort de termes lexicaux appartenant au domaine de la noblesse correspond à un luxe dont la relative modestie n’entretient que de lointains rapports avec les somptueuses demeures des vrais rois et des vraies reines. La preuve nous en est rapidement fournie lorsque pénétrant avec la narratrice dans l’une des chambres du palais l’on rencontre les « figurines votives offertes au dieu païen de l’enfance », lesquels figurines représentent Snoopy, Tintin, Rantanplan, Boule et Bill et consorts. Avec l’évocation de ces personnages, le ton n’est pas rompu, l’écriture demeure tout aussi littéraire et soutenue, mais s’opère une manière de descente où l’on passe en quelque sorte du domaine du somptueux à un monde plus trivial, celui de la culture populaire, accessible au commun des mortels, ce grand-père paternel s’en distinguant surtout aux yeux de la fillette.

Lisant les toutes premières pages, on réalise rapidement qu’outre l’attrait que représentent l’histoire et les personnages, ainsi bien entendu que l’écriture en elle-même, l’ouvrage nous séduira en raison de la sagacité de la narratrice, de sa pénétration quant aux choses de la vie. Indissociables de l’écriture, des passages frappent par la justesse psychologique du regard porté sur la vie par la narratrice. S’agissant de la demeure du pharaon, elle parle de « la pesanteur terrible de ce temple du vide ambiant. » Elle dit que la « tendresse, en ce lieu, vient de ce qui n’a pas de vie : le merveilleux, le fantastique, le métal, le papier et le plastique. » Bien entendu, c’est en contexte que de tels énoncés, le dernier surtout, révèlent tout leur poids de vérité.

Le grand-père médecin a une épouse. Elle se nomme Pierrette. Je ne mentionnerai pas les circonstances dans lesquelles elle en vient à disparaître. Ceci seulement, je veux le citer : « Elle restera en elle-même, prostrée, madone des profondeurs du lac. Elle demeurera au fond, loin, répondant à ses monstres intérieurs. Elle n’appartient déjà plus à la réalité. Nous ne pourrons saisir d’elle que son reflet dans l’eau. »

Je citerais des tas de passages, tous plus beaux les uns que les autres. Sans vouloir atténuer l’importance de la grave et si forte histoire que raconte la romancière, et en insistant sur le fait que cette histoire est susceptible d’émouvoir passablement les lecteurs, en raison des liens unissant la jeune fille à sa grand-mère Jeanne, personnage des plus attachants, je me dois de souligner une fois de plus les qualités relatives à l’écriture de l’autrice.

Souvent, je veux dire très rarement, c’est-à-dire lorsque je lis des livres d’une rare qualité — je songe tout particulièrement à ceux que j’ai récemment découverts, ils provenaient entre autres de la plume d’une Marie-Hélène Voyer, d’un Thomas Mainguy, d’une Sylveline Bourion — je me demande à quels grands auteurs d’ici ou d’ailleurs ces ouvrages me font songer, à qui les rattacher. La plupart du temps, je ne trouve rien. Je constate alors à quel point ces auteurs sont singuliers, à moins que, et cela est possible, mes lacunes (on ne peut pas tout avoir lu) ne puissent être ici mises en cause. Avec Amélie Hébert Saint-Ours, je rencontre pareille félicité ; j’éprouve le charme, le bonheur qu’on ressent lorsqu’on lit une œuvre originale, sensible, dotée de qualités littéraires exceptionnelles.  

Ce premier roman fait montre d’une grande maîtrise d’écriture. La phrase y est luxuriante. La romancière prend plaisir à éviter les expressions les plus prosaïques. Elle contourne habilement le mot usuel. En cela, il entre une certaine préciosité dans sa manière. Un mot trivial sera rejeté. Elle préférera lui substituer une ingénieuse périphrase. Par exemple, elle s’amuse à référer au magasin Ikea en le désignant en tant que « les entrepôts de l’enfer jaune et bleu au bout de l’autoroute 13. » Au siècle de Molière, les précieuses dédaignaient recourir au mot « fauteuil » ; elles parlaient plutôt d’eux en disant « les commodités de la conversation », le balai était « l’instrument de la propreté », la chandelle, « le supplément du soleil ». Bien entendu, parlant des yeux, nous leurs devons l’expression « miroirs de l’âme ».  

À dire vrai, les métaphores de la romancière n’ont rien d’outré. Elles sont plutôt efficaces. Elles sont pertinentes en soi, dans la phrase où elles apparaissent, et elles le sont également dans le contexte plus large du roman. J’ai parlé plus haut du « toit » qu’est le père. Cette métaphore, en fait, a été préparée en amont. Elle appartient à une métaphore filée.

Si j’extrais le passage suivant, le lecteur n’en saisit ni la pertinence ni la force, il ne voit pas la profonde vérité qui à travers lui s’exprime. Il constate que c’est bien écrit, mais il ne réalise pas tout à fait à quel point ce passage est dense : « Chez nous on avait l’air de se chicaner, mais on cherchait la vérité. // Cette vérité, je ne peux pas la dire : je suis maintenant un cervidé qui vit dans l’océan, et ma grand-mère n’aime pas nager. // Le palais Baxter résonne de nos deux voix qui s’aiment tant, mais qui ne s’entendent pas. »

À première vue, cela semble baroque. Un cervidé vivant dans l’eau ! Mais voilà ! Il n’y a rien de baroque ici, pas plus qu’il n’y a de préciosité ailleurs dans ce petit roman qui, je le répète, est un très grand roman.

Selon moi, des ouvrages aussi prometteurs, nous n’en rencontrons pas fréquemment. Oui, comme disent les libraires, celui-ci est pour moi un véritable coup de cœur. J’espère que l’écrivaine poursuivra sur sa lancée.

Je voudrais lui proposer de s’emparer du télescope dont elle dit qu’il est « l’outil qui permet de posséder, par la cornée et la nomenclature, les géantes gazeuses de la Voie lactée. » Qu’elle y visse son œil, elle y verra une pléthore d’étoiles. Qu’elle en choisisse autant qu’elle le souhaite. Je les lui offre toutes. Elle les mérite bien.

Pierre Chatillon : Orphée domestique : Poésie : Écrits des Forges : 2022 : 114 pages

Le vallon où je vais tous les jours est charmant,
Serein, abandonné, seul sous le firmament,
Plein de ronces en fleurs ; c’est un sourire triste.

 « Pasteurs et troupeaux », duquel sont extraits les vers précédents, appartient aux Contemplations de Victor Hugo. Ce poème entretient plus d’un rapport avec l’Orphée domestique de Pierre Châtillon, dont celui de l’omniprésence de la nature, laquelle se révèle dans toute sa splendeur dans l’un et l’autre cas. Comme le vallon de Hugo, les paysages que traverse le recueil de Pierre Châtillon sont charmants, accueillants pour la plupart, beaux même au cœur de l’hiver, alors que le poète, fidèle en cela à une longue tradition, réfère à la saison morte pour évoquer le vieil âge. Outre ce lien, je retiens surtout le « sourire triste » commun à tous deux. Il me semble que dans les poèmes de Pierre Châtillon court et chante comme une rivière une certaine joie de vivre. Ses poèmes entraînent au plaisir, ils ont l’âme à la fête. L’impression de bonheur qu’ils communiquent est en grande partie due à leur constante fantaisie. Ils carburent à l’imagination amusée. C’est que l’esprit d’enfance perdure chez le poète, alors même que la glace commence à couler dans ses nerfs, sans que chez lui toutefois ne se manifestent la rage et le désespoir du Don Diègue de Corneille.

Tout sourit chez notre poète, même ses chagrins. Grâce à ses dons fertiles, avec inventivité, il sait déjouer les roueries du destin, du moins il parvient à les apprivoiser, et ce faisant à nous enchanter. Il redessine les paysages à sa manière, siffle une mélodie de son cru, puise dans le grand dictionnaire de la vie les mots les plus familiers et profère des paroles qui semblent n’avoir ni queue ni tête, où les mots pour notre plus grand plaisir sont sens dessus dessous. La grande liberté dont il use donne d’étonnants résultats. Ses créations offrent à l’interprétation autant de vérités que peuvent en receler nos rêves. C’est dire que les poèmes du grand enfant qu’est demeuré Pierre Châtillon n’enchantent pas innocemment. Ils n’ont rien de gratuit. La naïveté est ici un leurre, un luxe apparaissant en surface. On verra peut-être de la facilité là où il y a tout simplement du naturel. Comme l’écrivait Salah Stétié : « Le simple n’est pas simple. » Il y aura sans doute quelques lecteurs pressés qui tourneront rapidement les pages de ce recueil, n’y croyant voir que du déjà vu, étant plutôt incapables de plonger leur regard dans les réfractions de la réalité qu’offre le miroir de la rivière s’écoulant dans les poèmes de Pierre Châtillon.

Cela dit, il importe de situer les poèmes d’Orphée domestique dans le paysage actuel de la poésie québécoise. L’auteur est l’un de nos doyens, il a vu neiger. Il a connu un monde révolu. C’était le monde moderne. Tout comme ses contemporains, il a choisi son camp. En littérature, comme si le temps ne passait pas, il y a toujours des modernes et des anciens, autrement dit des écrivains d’avant-garde — la plupart du temps tapageurs — et des écrivains qui, d’autre part, n’ont cure de renouveler les genres, de créer une nouveauté qui souvent vieillira encore plus rapidement que des antiquités. Évidemment, ce portrait expéditif tient de la caricature. Néanmoins, il donne l’opportunité de revenir sur la notion de tradition, de souligner à quel point certaines traditions sont encore bien vivantes. C’est le cas avec ce recueil que l’auteur, au point où il en est dans sa vie, ne pouvait écrire que dans un âge avancé, mais qu’un autre poète vieillissant au milieu du siècle dernier eût pu tout aussi bien écrire. Qu’on me comprenne bien, je ne cherche ici qu’à situer dans l’espace et le temps la poésie de Pierre Châtillon, qu’à la relier aux courants qui l’alimentent. Or ces courants remontent à presque la nuit des temps. Ils ont partie liée avec ce que l’on appelle le folklore, lequel s’inscrit dans un territoire, qui dans le cas d’Orphée domestique est le territoire québécois.

J’évoquais en ouverture le vallon de Hugo. Je parlais de la nature souriante à laquelle Pierre Châtillon donne vie dans ses poèmes. Il convient de souligner que cette nature est précisément celle qui se déploie sur le sol québécois. Le recueil tout entier épouse notre territoire, mais n’épouse pas que lui. Il sourd de la culture d’un peuple. Il met en présence des objets et des paysages d’ici sans que pour autant la portée universelle des écrits de l’auteur puisse être mise en cause. Bien que ne s’y manifeste pas l’ombre d’un propos idéologique ou politique, tout concourt dans ce recueil à recentrer l’homme et la femme québécoise au cœur de leur histoire et de leur culture. Ne serait-ce que par le ton, la manière et la matière de ses poèmes, le recueil, c’est en tout le cas l’effet qu’il a sur moi, nous ouvre à une identité que nous avons peut-être tendance à oublier, à reléguer injustement dans les oubliettes du passé.

Lisant les poèmes de Châtillon, en raison d’un certain folklore qu’ils ressuscitent, je retrouve nos racines. J’ai la forte impression que le poète, qu’il l’ait ou non consciemment voulu, est parvenu à revivifier tout un pan de notre réalité québécoise. Nul patois ne l’aide à obtenir ce résultat. Sa langue toute simple ne puise pas dans le registre populaire. Il ne met pas en avant des idées nationalistes. Pourtant, il renforce chez nous, intentionnellement ou non, un sentiment d’appartenance. Le Québécois de souche que je suis, bien que toujours désireux de s’ouvrir à l’autre, à la différence, à l’étranger venant d’ailleurs, conscient des enjeux sociaux que vit le Québec d’aujourd’hui, se rappelle en lisant les poèmes de Châtillon qu’il a souvent tendance à refermer la porte qui ouvre sur son propre univers. C’est là une incidence que n’a sans doute pas recherchée l’auteur et, si elle est secondaire, elle n’est pas pour autant négligeable. Les livres ont de tels pouvoirs, imprévisibles, imprévus. Un lecteur s’approprie le texte qu’il a sous les yeux ; il en use à sa guise, parfois au grand dam de son propre auteur.

Orphée domestique compte quatre parties. La première donne son titre à l’ensemble. La seconde s’intitule « Rivière aux longs yeux verts ». La troisième possède un titre tout aussi surréaliste que la précédente : « La neige aux yeux blancs ». Viennent ensuite des textes de chansons. On aura compris que la marque de fabrique de tous ces poèmes est la fantaisie. Je viens plus ou moins de laisser entendre que cette fantaisie s’apparente à celle qu’on rencontre chez certains poètes liés au surréalisme. On pourrait évoquer Apollinaire, Desnos ou Prévert. Quoiqu’il en soit, notre poète s’amuse et nous amuse. Mais il ne fait pas que s’amuser ou, s’il s’amuse la plupart du temps, jamais il n’occulte la part d’ombre, le côté sombre de l’existence. Lumières et noirceurs chez lui coexistent. Ainsi quelques poèmes du recueil sont construits sur un modèle où joies et chagrins alternent.

Nous vivons dans la magie
sans savoir qu’autour de nous
se déroule un spectacle inouï
dont nous faisons partie
le magicien seul est invisible
magistral tour d’illusionniste
il ne se limite pas
à faire sortir un lapin d’un chapeau
c’est le plus grand des prestidigitateurs
c’est le magicien Printemps
il fait fondre la glace d’avril
et la rivière bondit de joie
il fait jaillir du sol gelé
tulipes rouges et jonquilles
sur les branches ravinées par l’hiver
il fait exploser
bourgeons et feuilles fraîches
grand maître des apparitions
il excelle aussi
dans l’escamotage
un jour de mai
(toujours invisible)
il a fait disparaître ma mère
d’un simple claquement de doigts

La personne de la mère revient à quelques reprises dans le recueil. C’est toujours alors un beau moment de piété filiale, de grande tendresse empreinte de nostalgie. On la retrouve dans la dernière chanson du recueil.

Hélas ! ma mère est morte
Sans que d’aucune sorte
Les oiseaux dans leurs jeux
Ne cessent de chanter,
Ni l’éclat du ciel bleu
Ne perde sa beauté.

Des poèmes célèbrent également la femme aimée. 

Un parfum de lavande
émane de tes yeux
et ton regard embaume le paysage
quand il plane au-dessus des champs
ce sont des hirondelles qui s’aiment
quand il glisse sur les eaux
ce sont des envols de petits oiseaux
quand s’étend l’onde noire de la nuit
tes yeux sont des cristaux d’étoiles
et si tu les fermes c’est que tu rêves
endormie dans la barque en croissant de la lune

Les poèmes que je viens de citer ne figurent pas parmi les plus fantaisistes du recueil. On rencontrera les plus inventifs dans la première partie de l’ouvrage, celle qui donne son titre au recueil. Là, un peu aussi dans les autres sections, le poète donne vie à des objets. Ceux-ci sont animés. La table « aux quatre pattes de bois massif / lasse d’un siècle de soumission / s’évade de la maison ». Elle revient au petit matin, « honteuse », comme un chien qui aurait couru la galipette. Elle remet « ses pattes / minutieusement alignés / dans les traces / dessinés sur le tapis ».

Le poète recourt même à la prosopopée. Les objets parlent : « Au secours ! » / crie sans un bruit / le vin de Champagne / confiné dans sa prison de verre ». Dans un très charmant poème, la fenêtre s’exprime en ces termes : « Je suis aimée   je suis heureuse / grâce à moi la lumière / chante partout dans la demeure / et rit comme une rivière / on se baigne dans la lumière ». L’homme « veut polir le paysage / il croit caresser la peau d’une femme translucide ». La chute du poème est tout à fait exquise : « quand il me lave   me frotte et m’essuie / je pousse de petits cris de plaisir ». 

Si l’amour est au rendez-vous, la sensualité comme on le voit ne fait pas faux bond : « une femme retire sa robe de clarté / elle est nue comme une feuille / et se laisse embrasser par le jour ». Les bonheurs de l’amour physique sont souvent liés à la jeunesse. Or la jeunesse, c’est désormais en perspective cavalière que le poète la retrouve : « Un rideau de roseaux / dissimule à mon regard / une femme jeune et belle ». Après quelques vers, le poète termine son poème en opérant une substitution : « et lorsque j’écarte les roseaux / ce n’est pas une femme que je vois chanter / c’est le murmure intemporel d’un ruisseau ».

L’eau s’écoule, que ce soit celle du ruisseau ou de la rivière, et la vie à l’image de ces cours d’eau suit un chemin qui fatalement prend fin là où commence la mer, là où commence la mort. Les corps enamourés des jeunes amants « descendent en silence vers la mer ». Nul n’est éternel.

Le poète a évoqué les jours heureux. Il a chanté la rivière, le soleil, la lumière. Il fait aujourd’hui face aux rigueurs de l’hiver. Le mot dépit ne fait pas partie de son vocabulaire. La sérénité chez lui semble toujours de mise, mais le poète pour autant ne vit pas dans le déni. Sa fantaisie poétique va plutôt de pair avec un sens très aigu de la réalité. Ainsi le voit-on marcher, « chaussé de feuilles mortes », ce qui fait « peur aux enfants / qui appellent leurs mères / mais les mères aussi / sont effrayées ». Empathique, le poète les accommode. Il « décide d’enlever / ces chuintants souliers / mais ce ne sont pas des chaussures c’est / la peau sèche chiffonnée bruissante / la peau racornie par l’âge c’est / la peau même de mes pieds / et de petits os blancs / qui crissent sur le trottoir ».

Dans un autre poème, il met en parallèle les branches d’arbres (qui en hiver semblent gagnées par l’arthrite : « leurs « longs bras étiques / souillés de taches brunes ») et le corps d’un vieillard « aux mains décrépites ». Alors qu’après la fonte des neiges l’arbre à nouveau s’enfeuillera, le poète réalise que dans le cas du vieil homme : « aucune verrue ne va bourgeonner / il n’y aura jamais pour lui de printemps ».

Le recueil très accessible de Pierre Châtillon se termine par des textes de chansons. Lui qui dans ses poèmes parle pour être entendu écrit des chansons qui vont dans le même sens. On ignore peut-être que le poète est aussi musicien. Sa musique est tonale, elle n’est pas sans faire songer à celle d’un Vivaldi. Les airs que compose le Québécois sont mélodieux. Il ne s’en cache pas, n’ayant pas de formation musicale, il les compose en sifflant. Puis, les ayant mémorisés, il les fait entendre à un musicien qui les dépose sur une partition, pour ensuite leur ajouter des arrangements. Chaplin, le cinéaste, faisait de même. On lui doit des airs sublimes. Je pense à « Smile ». Certaines chansons de Châtillon semblent tout droit sorties de notre folklore. Je ne parle pas ici de leur aspect musical, ne les ayant pas entendues, mais bien de leurs paroles. Elles sont très belles : « Coule / La chanson du souvenir / Où s’écoule / Tout ce qui ne peut revenir. »