Ce fut une brève rencontre.
On connaît Chamberland avant même de l’avoir rencontré : autant dire qu’on ne le connaît pas. Certes, je savais qui était ce poète. J’avais lu çà et là quelques-uns de ses poèmes, la plupart en revues ou dans des anthologies, et ceux surtout du célèbre L’Afficheur hurle. Au fil des ans, j’avais pris connaissance de ce que la critique racontait au sujet de ses ouvrages ; je l’avais vu « performer » lors de la seconde Nuit de la Poésie et, comme tout le monde, je l’avais revu ensuite au cinéma, grâce au documentaire de Labrecque. À quelques reprises, il m’était arrivé de le croiser dans des lancements. Bref, on m’aura compris, je ne l’avais jamais réellement rencontré. La rencontre dont je parle ici fut brève, le temps de solliciter une dédicace et de demander au poète l’autorisation de publier ici même une photo prise de lui à son insu, alors qu’il grillait une cigarette devant la librairie Le Port de tête ; c’était lors du lancement collectif du Noroît, le 30 mai dernier.
Or rien de ceci ne fait une rencontre. Celle dont je veux parler n’a eu lieu, comme il se doit, qu’à travers la lecture, celle du livre qu’il me dédicaça ce soir-là. Le titre de ce recueil d’essais est presque choquant : Le dire vrai du poème. Titre à tout le moins étonnant. En tout cas détonnant d’avec ce qui pour nous semble aller ordinairement de soi, je veux dire distant du lieu commun voulant que poésie et vérité ne puissent s’appareiller qu’au prix d’une opération plutôt laborieuse. Car il n’y a pas de vérité se dit-on parfois et, s’il en est, elle fait alors avec la poésie un curieux ménage, dans la mesure où le poème nous paraît être un objet quasi flottant, du moins dans la compréhension qu’on s’en fait la plupart du temps. Il bouge. Ses sens fluctuent. De la vérité, on pourrait dire de même : elle a la bougeotte. Réflexion faite, les unir ne relève pas vraiment d’un pari insensé.
Je m’autorise à révéler la dédicace de l’auteur. Elle résume l’essentiel de sa pensée : « La poésie est une arme capable de contredire toute fausseté. » J’y reviendrai. Pour l’heure, je m’arrêterai à un mot. Il se trouve dans les premières lignes de l’ouvrage. L’auteur écrit : « Je m’inquiète de savoir si tel poème est “bon”. » Ce « bon », on s’en rend compte assez rapidement, l’auteur étant explicite sur ce point, ne tient nullement à ses qualités esthétiques, n’entretient aucun rapport, ou si peu, avec sa valeur artistique. Le poème dont parle Chamberland, celui qui fait l’objet de sa quête, ne sera bon que dans la mesure où il sera vrai. Il ne sera véritablement vrai que s’il dit quelque chose de juste. Ce vrai, on le réalise au fil de la lecture, n’est pas sans rapport avec ce qui est de l’ordre de la bonté. Je parle d’une bonté inscrite dans un engagement réel et entier, sans concession. Cette bonté est celle qui se porte à l’écoute de ce que le poème dit à travers la parole. J’aurai à revenir sur cela.
Je me suis fréquemment demandé combien de chefs-d’œuvre avaient au cours de l’histoire œuvré à détruire les valeurs sur lesquelles est fondé ce que nous appelons l’humanité. Combien d’excellents ouvrages cherchent à ruiner la civilisation ? À ma connaissance, aucun. Mais l’œuvre bonne est celle qui va justement dans le bon sens, qui oriente dans la bonne direction ; elle participe des forces qui président à la construction et au maintien de notre humanité. Attention ! Le poème bon ne s’adonne à aucune forme de prêchi-prêcha. Je parle d’autre chose. Seulement, je suis sensible à ce qui suit. Dans son ouvrage, Chamberland fait fréquemment référence à l’événement fondateur de ce que fut l’entreprise de destruction nazie. Événement fondateur à condition de le prendre à rebours, fondateur en ce sens où après la Shoah, des poètes ont en quelque sorte établi un nouveau pacte avec le poème, lui faisant porter en son sein même une nouvelle charge de vérité et d’humanité.
Une rencontre, ai-je dit. Pas qu’une. La lecture de cet ouvrage conduit plutôt le lecteur à un carrefour où affluent divers poètes. La pensée de Chamberland se nourrit de leurs poèmes, de leurs réflexions sur la nature et la fonction de la poésie. Il s’agit donc à de rencontres plurielles. Poètes d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui participent à ces rencontres. Saint-Denys Garneau, Jacques Brault, Robert Melançon, Michaël La Chance et d’autres, Paul Celan surtout, ainsi qu’Ossip Mandelstam. Or il faut le dire et insister sur ce point : ces diverses rencontres en mettent une dernière en valeur. En fait, il s’agit non de la dernière, mais de la première. Je ne voudrais pas produire un compte-rendu réducteur de ce qu’est cette rencontre. Mettons pour l’heure que je me contenterai de mentionner qu’elle a lieu dans le feu vivifiant de l’opération poétique, laquelle met en présence l’autre de celui qui écrit (c’est-à-dire, en lui, une voix en quelque sorte libérée) avec l’autre de celui qui le lit (c’est-à-dire, en lui, une nouvelle oreille en quelque sorte elle-même libérée). Cette libération (à travers le poème qui parle et l’oreille qui écrit) est l’arme qui permet de contredire la fausseté dont parle Chamberland dans son essai.
Conscient d’avoir été obscur là où Chamberland est parfaitement clair, j’annonce que je relirai ce livre. J’en reparlerai alors.
***
(Lecteur, lectrice, si vous avez lu jusqu’ici, sachez que l’auteur de ces lignes aura laissé quelques heures s’écouler entre ce qui précède et ce que vous allez lire maintenant. Il pourrait reprendre le tout et créer un pont artificiel entre ces deux moments, mais il entend, sans doute la paresse l’y «motivant », demeurer fidèle aux conditions dans lesquelles sa lecture s’est déroulée au printemps dernier, moment où il a rédigé la petite étude que vous avez présentement sous les yeux.)
Chamberland : poème : mystique athée : distique holorime : Pinocchio
Paul Chamberland est l’auteur de Le dire vrai du poème. J’ai récemment écrit quelques mots au sujet de ce recueil d’essais. Il a été publié au début de l’été dans la collection Chemins de traverse des Éditions du Noroît. Je m’étais promis de relire cet ouvrage. Quelque chose me disait que je n’en avais pas saisi toute la subtilité, que mon compte-rendu était par trop lacunaire, voire fautif. Je n’avais pas tout à fait tort, en tout cas je n’ai pas eu tort de le relire.
Il y a des livres qu’on admire, en partie parce qu’on ne saurait les avoir écrits soi-même. Le livre de Chamberland appartient à cette catégorie. Je le trouve instructif. Il m’initie à des poètes que je connais peu, que je commence à peine à lire et que grâce à lui je lirai beaucoup mieux : Celan et Marina Tsvetaeva pour n’en nommer que deux. Cet essai enrichit mes rapports avec la poésie et surtout, on l’aura deviné, il me fait découvrir la pensée de Chamberland. C’est une pensée riche, celle pourrait-on dire d’un mystique athée.
L’auteur de Le dire vrai du poème a tout intérêt à ne pas mentir. Il n’est pas une marionnette enfantine. En réalité, s’il entretient un rapport avec le mensonge, c’est dans le but manifeste de le contredire : il s’est engagé par la voie du poème à toujours débusquer le mensonge et à le faire taire. Si j’évoque ici la figure du pantin, c’est en raison d’un curieux hasard qui vient allonger le nez de l’auteur sur la photographie que j’ai prise de lui lors du lancement de son livre. Mais comme on le verra à la fin de cette recension, on peut rencontrer à l’occasion, même chez qui se propose de dire vrai, de légères faussetés à vrai dire tout à fait pardonnables.
Dans un bref avant-propos, l’auteur prévient le lecteur. Son recueil contient d’inévitables répétitions. Pour ma part, je ne les déplore pas. Je les ai grandement appréciées. Elles sont peu nombreuses, mais ces reprises sont nécessaires. Elles nous permettent de mieux saisir le propos de l’ouvrage. Variations sur un même thème, elles représentent autant de moments où la pensée et les mots dont elle procède s’éclairent mutuellement. Ainsi en s’étoffant, par le fin tissage des divers éléments qui le composent, le propos gagne-t-il en clarté.
Gagne en clarté, dis-je bien, mais encore faut-il le souligner, il s’agit là d’une clarté qui se gagne, qui se mérite. Chamberland est un poète qui ne fait pas dans la dentelle, c’est un intellectuel, qui plus est un universitaire. La bibliographie à la fin de l’ouvrage ouvre un large éventail de lectures. L’auteur réfère à des ouvrages philosophiques, fait des incursions du côté de la linguistique et de la poétique. Sa pensée n’évacue en rien le politique. C’est du sérieux. Bref, on ne le lit pas sans y mettre du sien. Bien évidemment, il ne cherche pas à se montrer savant, mais pour autant il ne traite pas son lecteur en ignorant. Il le sait capable d’ouvrir un dictionnaire ou une encyclopédie.
En quoi consiste la pensée de l’auteur ?
Sans respecter l’ordre dans lequel on lit ces essais, je tire un fil conducteur qui n’est pas forcément celui que l’auteur proposerait. À partir du novlangue d’Orwell, en l’étendant jusqu’à nous, l’essayiste forge un nouveau concept en féminisant celui de l’auteur de 1984. Chez Chamberland, on parlera donc moins « du » novlangue que de « la » novlangue. De quoi s’agit-il au juste ? La novlangue correspond au discours tel que se l’approprient en le déformant, en le reformant afin de servir leurs fins (faim, soif du pouvoir) les nouveaux maîtres du monde : « Les tyrans comme les oligarques néolibéraux qui sévissent impunément propagent, tirant parti de la clameur médiatique, leur version officielle d’un monde qu’ils prétendent inspirée par de nobles valeurs… ».
Cette novlangue, présentée ici de manière trop sommaire, est loin d’être une vue de l’esprit. Elle ne correspond sans doute pas à un complot finement ourdi, mais elle sert à n’en point douter un indéniable processus de double dénaturation : dénaturation du langage (en le faussant) et dénaturation, si l’on peut dire, de notre humanité (en l’appauvrissant dans tous les sens du terme). Par ailleurs, la novlangue se superpose à un premier phénomène de langage auquel Chamberland tout au long de son essai s’attarde longuement. Il nous apprend que nous, les parlants, règle générale, ne sommes pas conscients d’être des espèces de marionnettes manipulées par le langage. Il montre que celui qui parle est en quelque sorte toujours plus ou moins parlé par la langue, laquelle le précède et lui inspire son dire. Autrement dit, notre pensée est tributaire du langage. Notre discours n’est pas libre.
« Seul, le poème parle » c’est le titre du dernier chapitre de l’ouvrage. Selon Chamberland, pour parler librement, il faut s’en tenir au parler poétique, au poème. Encore faut-il savoir se taire afin de laisser véritablement parler le poème. Cette opération est celle d’un « mystique athée » (dixit Broda, à propos de Celan). Il s’agit d’un dégagement. Le poète se dégage de la mainmise, de l’emprise du langage, afin de s’engager plus avant dans la voix du poème. Du reste, cette opération du verbe serait, selon l’auteur, le seul type de véritable engagement politique qui soit réellement compatible avec la poésie.
J’ai mentionné précédemment l’importance que Chamberland accorde à l’humanité. La double menace qui pèse sur elle réside dans la combinaison des forces nocives de la novlangue et de la terreur. Les camps d’extermination de la Seconde Guerre mondiale ont valeur emblématique, en ce qu’ils condensent symboliquement, dans leur cruelle réalité, l’ensemble des processus de déshumanisation qui entachent notre humanité. Ainsi a-t-on vu avec la Solution finale apparaître un « homme nu et désarmé », un homme dont Primo Levi a décrit l’inhumaine condition. Écrire un poème après la Shoah semblait une aberration aux yeux d’Adorno. Chamberland, mais pas que lui, noue un nouveau pacte avec la poésie. Avec le poème, grâce à ce qu’on pourrait appeler la « grâce » du poème, le « mystique athée » qu’est le poète rencontre « l’homme ramené à la nudité de sa condition […]. Le dire vrai et le dire juste du poème […] concernent cet homme-là. »
Quand le poème parle ainsi, l’homme est en chemin et « … tel vient-il en provenance du poème, mais cette fois en un chemin où il consent à cette insurmontable vulnérabilité qui l’assigne à son ultime vérité. Il découvre que toute bonté ou toute saveur d’humanité ne viennent que de là. »
Voilà, j’en ai terminé avec les choses sérieuses. J’aurais souhaité ne rien éluder, citer des passages riches (ceux des pages 56, 61 et 91 : la liste est beaucoup plus longue), montrer à quel point tout dans cet essai est finement tissé, combien tout y participe d’une seule et même et profonde réflexion : le destinataire inconnu, la rencontre, l’oreille qui écrit, le dire vrai, la bonté, l’humanité, la novlangue et les tyrans : chaque élément ici est nécessaire. Mais, voilà ! On ne peut malheureusement pas tout dire.
On ne peut pas tout dire et il arrive qu’on dise, bien malgré soi, des faussetés. Je veux terminer mon petit laïus avec un amuse-gueule. J’ai parlé du nez sur la photographie, du petit Pinocchio qu’il donne à voir. Revenons-y.
Un de mes grands amis, Gérald Tougas, mon collègue durant de longues années à Granby, un romancier rare et précieux, est une manière de dictionnaire ambulant. Il connaît par cœur les plus belles pages du répertoire. À l’époque, je veux dire avant que nous fussions à la retraite, il me faisait souvent rire en citant un petit distique holorime de Victor Hugo :
« Gall, amant de la reine, alla, tour magnanime,
Galamment de l’arène à la tour Magne, à Nîmes. »
Mon ami affirmait que ces vers étaient de Hugo. Pour ma part, je l’avais appris dans un ouvrage didactique : La poésie, un petit livre de Jean-Louis Joubert, maître assistant à l’Université de Paris. Or voici que Chamberland à la fin de son essai nous apprend qu’ils sont de Desnos. Bien entendu, je restais persuadé du contraire. J’ai donc vérifié. En effet, c’est écrit noir sur blanc, à la page 87 du livre de Joubert, ces vers sont bel et bien de V.H.
Mais l’erreur est humaine. Elle l’est à ce point que je dois m’empresser de remettre les pendules à l’heure. Décidément, on ne peut se fier à personne. Ni à Joubert, tout agrégé qu’il soit, ni au dictionnaire ambulant qu’est mon ami Tougas, ni à Desnos, ni à moi. Vérification faite, contrairement à ce que je croyais, le distique n’est pas attribuable à Hugo, mais bien plutôt à Marc Monnier, un obscur poète comme il y en a tant, une sorte de Pinocchio qui s’amusait avec les mots.
Merci Daniel! 🙂 j’ai eu besoin de mon dictionnaire HA! HA! J’ai appris certains mots… toujours très intéressant!
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Oui, l’essai de Chamberland n’est pas facile. Si vous voulez lire quelque chose de très intéressant sur le sujet et le monde de la poésie, lisez le roman de Kundera : La vie est ailleurs. C’est quelque chose de passionnant.
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Merci pour la suggestion
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