
Dans les écrits et sans doute dans la vie même de Jean-Noël Pontbriand une certaine résolution des contraires cherche à s’accomplir. Ce qui pourrait sembler une fascination à l’endroit du paradoxe, non seulement en tant que figure, mais également sur le plan des idées, voire des faits si cela se trouve, ne saurait être mis au compte du jeu, du seul plaisir que procure le rapprochement de réalités opposées. Si l’image surréaliste se rencontre çà et là dans les poèmes de Pontbriand, elle n’est pas le produit d’une volonté visant à l’étonnement. Elle provient d’une nécessité poétique appartenant à un processus essentiellement lié à une quête de sens. C’est dire que le poète ne saurait se satisfaire d’une gratuite incongruité de surface. Ainsi, le vers suivant extrait du poème liminaire de l’anthologie, « l’océan s’amplifie dans le feu des marées », met en présence l’élément liquide et l’élément gazeux, les confond non pas au propre, mais bien au figuré, donnant ainsi à voir l’or du soleil scintillant à la surface des eaux. Les lecteurs de poésie ne sont en rien déstabilisés par ce type d’image. Ils le sont peut-être davantage lorsque dans le poème, après quelques vers, se détache le suivant, que l’auteur prend soin de mettre en italique : « nous ne savons plus vivre hormis dans nos tombeaux ». Ici, vie et mort fusionnent. Il faudra s’avancer plus avant dans la lecture de l’ouvrage pour réaliser la grande pertinence de cet énoncé, auquel il est cependant possible d’en accorder à la première lecture. Méditant à son propos, on comprendra que la plupart des hommes et des femmes traversent l’existence en morts-vivants, qu’ils ne savent justement pas vivre pleinement, qu’ils sont éteints, cendres déjà lors même que leur cœur chichement bât. Ce n’est, j’insiste sur ce point, qu’en lisant l’entièreté de l’ouvrage que l’on est amené à constater toute l’ampleur d’un tel énoncé.
Le poème liminaire donne son titre à l’anthologie. Il y introduit. Fort probablement a-t-il été écrit dans ce but. Il vient avant les autres dans le recueil, mais aurait été écrit après. Quoi qu’il en soit, le reste se succède en suivant rigoureusement l’ordre chronologique dans lequel ont été publiés les recueils dont sont extraits les poèmes ici réunis. Ainsi ces poèmes témoignent-ils d’un parcours. Toute une vie d’écriture s’y trouve résumée, l’auteur ayant trié dans le lot de ses poèmes les plus représentatifs de sa démarche et de ses champs d’intérêt, peut-être pas forcément les plus beaux, mais très certainement ses textes les plus significatifs, de sorte que chacun d’eux représente en quelque sorte un sommet qu’en pointillé la lecture relie aux autres de manière à ce que soit retraçable le parcours de l’auteur.
Il était question plus haut de paradoxe. On sera à même de découvrir sous peu combien le titre de l’anthologie est riche de sens, combien l’ampleur de sa portée est grande. Un poète comme Jean-Noël Pontbriand ne fait pas de la poésie un simple jeu de l’esprit. Ce qu’il écrit est indissociable de son être. Corps et âme, il s’engage dans l’aventure qu’est l’écriture poétique. Sa personne est d’ailleurs inscrite dans le sous-titre de l’ouvrage, « Anthologie personnelle ». La personne du poète a elle-même opéré un choix de poèmes.
Jean-Noël Pontbriand a une œuvre derrière lui, une œuvre qui du reste n’est pas terminée, son Jack Kérouac Blues la prolonge magnifiquement. Néanmoins, le poète est âgé. Il n’est plus à l’âge où tout commence. Pourtant, il donne à son anthologie ce très beau titre qui en apparence contredit la réalité. Un crépusculaire Là où tout s’achève eût semblé de circonstance, moins grand déni de l’inexorable fin qui s’approche. Là encore, il faut lire l’ensemble de l’anthologie pour apprécier toute la richesse, spirituelle, osons le mot, du titre choisi par l’auteur. C’est que nous sommes ici plongés au cœur d’un univers qui ne limite en rien l’Univers à ce que la raison en peut appréhender. Nous accompagnons dans son cheminement un être que l’origine oriente, que l’Orient aimante, un poète qui ne croît pas sans croire à la possibilité d’une régénérescence, qui embrasse plus large que ce que l’on peut étreindre, enceindre avec nos pauvres moyens. J’explique.
J’avais observé en lisant le dernier recueil du poète, Laissez passer l’ombre, le cheval suivra, que pour ce dernier il existe un trésor antérieur, donné à la naissance. Il s’agit du bien précieux que recèle notre lointaine enfance. Là où tout commence, en l’enfance, se trouve un émerveillement en quelque sorte premier. Toute fraîche se manifeste une manière d’ouverture à ce qui devant pourra se déployer. Le poète dans ce recueil est à la recherche de « la clé perdue d’un paradis à venir ». Encore une fois se fait ici entendre un énoncé apparemment porteur d’un certain non-sens, dans la mesure où ce qui est perdu apparaît comme antérieur à ce qui n’adviendra que dans le futur. En toute logique, on en conviendra, on ne peut pas avoir perdu un « élément » enclos dans une réalité appartenant au futur. Je coupe ici les cheveux en quatre afin de mettre en évidence l’incroyable inutilité d’un raisonnement logique s’arrêtant à des détails en négligeant de porter attention au plus vaste ensemble auquel ils appartiennent.
Je répète ici ce que j’ai dit ailleurs, à savoir qu’il faut prendre en compte le fait que notre poète remonte à l’enfance, à l’origine, dans le but de retrouver et de consolider la parole vivante qu’il appelle aussi « parole originaire ». Il s’agit d’une parole que le poème cherche à réanimer. Les mots à découvert, un essai de Pontbriand, montrent bien que la poésie n’est pas une affaire de beau langage, de prose enjolivée. Le poète ne se contente pas d’exprimer naïvement ses petites et grandes émotions. Il est plutôt celui qui entreprend de renouer, grâce à la parole poétique, avec une unité qu’il a perdue au sortir de l’enfance. Il veut retrouver le « paradis de la participation et de la coïncidence ontologique. »
Le premier poème de l’anthologie se termine avec ces vers :
Infiniment recommencé chaque homme est dans sa nuit
porteur d’aube et de lumière
suffit qu’un vent se lève au milieu des marées.
Là où tout commence est un titre qui a une portée semblable à celui que Fernand Ouellette a donné à son plus récent recueil : Vers l’embellie. Ces deux poètes sont parvenus à un point de leur parcours où sous leurs yeux « l’océan s’amplifie dans le feu des marées ». Ils contemplent un horizon au-delà duquel leur sourit un certain infini. Il s’agit de l’infini qui au-delà de la fermeture du fini ouvre toutes grandes les portes d’une nouvelle vie, celle justement du commencement auquel permet d’accéder« la clé perdue d’un paradis à venir » . Ouellette termine son recueil par ces mots puissants : « Je vais enfin mourir pour vraiment vivre ». En ses propres mots, Jean-Noël Pontbriand ne dit pas autre chose.
Je ne saurais dire si les deux hommes croient en un même Dieu ; assurément une même tradition les a formés dont se ressentent leurs poèmes. Le Dieu de Ouellette est celui des chrétiens. Celui de Pontbriand est peut-être le même, ou sinon un écho du même, un reflet de celui-ci, peut-être une idée ou plutôt un mouvement de l’âme. Certes, ni l’un ni l’autre de ces poètes ne s’adonne au prosélytisme. À la lecture de leurs œuvres, une manière de « contagion » toutefois opère. L’on ne peut rester indifférent à leur quête. Voyons de plus près celle de Pontbriand.
Dès ses premiers recueils, notamment avec Débris, le poète traite des thèmes qui deviendront les thèmes majeurs de son œuvre. Il aborde son « enfance étranglée », évoque des personnages, à vrai dire des personnes, qui occuperont ses pensées tout au long de sa vie, il s’agit de son père « qui pleure sous la misère » et de sa mère qui « s’éreinte à nous porter ». Si l’origine déjà le fascine, « les mots tirés de nous » qui permettent de la rétablir dans sa vérité originaire exercent aussi sur le poète leur puissant attrait : « le vent souffle des mots que nous ne dirons jamais » et ceci : « j’écris par besoin d’entendre quelque chose quelqu’un peut-être dans ce trou de silence ». Ce sont là moins des thèmes, des sujets de dissertation dont le poète traiterait à distance, que des réalités qui le taraudent. Du début à la fin de l’anthologie et jusqu’au texte final qui la complète, le poète appréhende l’acte du discours poétique. C’est que l’écriture poétique est pour lui à la fois fin et moyen, moyen permettant de parvenir justement à une fin outrepassant la réalisation d’un poème réussi sur le plan de l’esthétique. Le poème au final est moins l’objet fini que nous lisons que ce par quoi nous et le poète pouvons espérer parvenir à cette embellie qui en soi est un commencement. Le poème est en quelque sorte consubstantiel à la démarche existentielle du poète et sans doute souhaite-t-il qu’il en soit ainsi pour qui le lit. La réalité du poème est examinée en raison des liens qu’il entretient avec la démarche dont il est indissociable. Ainsi le poète en vient-il à énoncer que « les mots ont des raisons qu’ignorent les écrivains » et à éventuellement dénoncer « les aèdes [qui] se transforment en pitres », ceux dont « les mots en épouvantails [sont] incapables d’éveiller l’âme en attente de sa résurrection. »
On aura compris que selon Pontbriand la véritable écriture se fait pont, moyen assurant le passage de l’ici à l’ailleurs, du sombre à la lumière : « les choses épousent la voix qui leur permet de naître dans la main de celui qui apprivoise l’inconnu en apprenant à écrire. » L’écriture est liée à l’inconnu. L’inconnu se situe devant soi, il est à découvrir. La fin, retour à l’origine, en constituera l’Apex et l’épiphanie.
Lorsque le poète écrit dans Naissances : « La mort m’habite de qui je me rapproche en m’approchant de moi-même », il décrit le processus que l’on vient tout juste d’examiner, à savoir que l’on advient à la réalisation de soi au moment de l’ultime fin, là où justement tout commence. Il y a donc deux sortes de morts. La première est négative, elle correspond à la non-vie de qui ne sait plus vivre autrement que mort déjà, enfermé au sens figuré dans son propre tombeau. On se souviendra ici du poème préliminaire. Cette mort se dresse comme un obstacle dans la quête de qui veut parvenir à l’origine. L’autre mort, positive celle-ci, débarrasse l’être de ce qui l’encombre et l’entrave, lui permet d’accéder à la vraie vie, ressourcement dans les eaux de l’origine, résurrection.
Cette anthologie permet de suivre le riche parcours du poète. Maints poèmes, même lus isolément, témoignent dans leur splendeur de l’intérêt que représente la démarche poétique de Pontbriand. On suit grâce à la réunion de ces poèmes l’évolution du poète et tout particulièrement celle de son écriture. Dans l’écriture du poète, on découvre des constantes qui d’époque en époque trouvent à s’affermir et aussi à s’affiner. Sa manière première est relative à un certain foisonnement généreux. C’est que ce poète chevauche une monture qui semble avoir le mors aux dents. Il dirait peut-être même « la mort aux dents » et ce ne serait pas pour rire. Le cheval traverse l’œuvre tout entière. C’est le cheval de l’enfance, le premier ami sans doute, peut-être le premier confident ou le premier hôte du paradis de l’enfance à lui avoir tenu un discours poétique, voire apocalyptique. Qu’on me permette ici d’inventer, mon intention n’étant pas de trahir, mais bien plutôt de traduire le poète, de donner une idée qui soit juste non seulement de sa démarche, mais aussi de chacune des marches qu’est un poème dans l’ascension que de son vivant le poète entreprend afin d’accéder au divin.
La marche qu’est le poème mériterait qu’on s’y arrête, qu’on entreprenne de détailler sa fabrique par le menu. Comment cela est-il fait ? Le sublime Jack Kérouac Blues montre bien que Pontbriand est un lyrique. Ce très long poème a lui seul vaut que l’on entreprenne la lecture de ce volumineux ouvrage. Lui-même accomplit une longue chevauchée ferroviaire sur les routes du Québec et de l’Amérique. J’y reviendrai. Je veux pour l’instant m’attarder à des marches moins spectaculaires, occupant moins d’espace.
Une des particularités de l’écriture de Pontbriand consiste en la dérivation de la phrase. Celle-ci est souvent plutôt longue. À un segment vient s’ajouter un second segment, une branche donnant naissance à un nouvel embranchement qui lui-même se poursuivra à travers quasi une kyrielle d’autres rameaux : « L’écho du vent dans la forêt naît à chaque mot donné par l’esprit qui s’invente un corps pour habiter l’espace engendré par ce vent qui souffle dans les mains du silence avant d’éclore en cercle qui danse comme un soleil à l’horizon. »
Cette anthologie contient plusieurs pièces merveilleuses. Je connais peu de poèmes aussi touchants que celui que le poète écrivit à la mémoire de son fils Jean-Sébastien. « ll est toujours minuit à l’horloge de ton nom ».
« je suis réduit à ma mortelle condition de voyageur en
marche vers un pays que je ne puis connaître
sinon par toi qui m’accompagnes sans me dévoiler ton
visage »
Ce qu’écrit Pontbriand au sujet de son père et de sa mère est plus qu’émouvant. On y perçoit une profonde vérité de vie (je sais l’expression est boiteuse). C’est le propre d’une anthologie que de susciter le désir de lire en priorité tel ou tel recueil. Pour ma part, je souhaiterais m’arrêter à celui qui s’intitule Naissance. À dire vrai, des beautés se trouvent dans chaque recueil de l’auteur et tout particulièrement dans le Jack Kérouac Blues qui à lui seul eût pu faire l’objet d’une publication.
Avec ce dernier opus, le poète pose ses mots sur les rails du Transsibérien de Blaise Cendras. Il ne s’en cache pas, citant en exergue le fameux leitmotiv : « Dis, Blaise, sommes-nous encore loin de Montmartre » lequel leitmotiv ponctue La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. Le long poème de Pontbriand commence du reste en prenant ses appuis sur le début de celui de Cendras. On se souviendra de l’incipit chez Cendras : « En ce temps-là j’étais en mon adolescence », auquel fait écho celui qui se trouve chez Pontbriand : « En ce temps-là la mémoire se confondait avec la / douleur des astres ».
Dans ce long poème, Jean-Noël Pontbriand donne sa pleine mesure.
personne n’attendait rien de moi et je n’attendais rien
de moi ni de personne
j’étais tellement perdu abandonné
que je ne voyais rien s’élever dans les cieux
ni l’étoile de Bethléem ni le chant des anges au fond
des limbes
ni quoi que ce soit d’autre que la nuit remplie de froid
avec une lune blanche courant au milieu des nuages
pendant que toi jack tu sondais l’éternité sur toutes les
routes
avec Billie se mirant dans les eaux limoneuses du
mississipi
en fusionnant sa douleur avec ton désespoir

«en fusionnant sa douleur avec ton désespoir»
Quelle brûlante et spectaculaire résolution de polarités pour cet amoureux du paradoxe!
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