Amélie Hébert Saint-Ours : Les royautés sauvages : roman : Leméac : Collection La petite blanche : 2023 : 96 pages

Ouf ! Je viens tout juste de terminer la lecture de cet impressionnant petit livre. Il se lit en quelques heures à peine. Prenant tout son temps pour le lire, on savoure chacune de ses pages. Il offre le genre d’expérience de lecture que ne peuvent dispenser que les œuvres « nécessaires ». Nécessaires, ne serait-ce tout d’abord que pour qui les écrit. Cette nécessité leur confère un certain caractère d’authenticité. Bien évidemment, la sincérité n’est pas garante de qualité littéraire. Tant s’en faut. Mais, de leur côté, l’imposture ou la fausseté ne font jamais beaucoup mieux. Il émane de ces Royautés sauvages un sentiment de profonde vérité. Le mot roman a beau être inscrit sous le titre de l’œuvre, on sent tout au long de la lecture que la voix de la narratrice s’apparente bel et bien à celle d’une personne réelle, que le miroir de la fiction cependant recrée, mais qui reprend tous ses traits dans le bref chapitre de la fin, tenant sur une page à peine, alors que la narratrice salue les personnages principaux de son œuvre, disons les personnes de sa jeune vie, dont, en tout dernier lieu son père : « Papa, tu es le seul qui est toujours là et tu es mon toit. »

Curieuse métaphore, se dira-t-on : « tu es mon toit. » Eh bien ! Non. Comme je le mentionnerai plus loin, et c’est ce qui en partie fait la richesse de cette œuvre, chaque mot qu’écrit la romancière est savamment utilisé, savamment, dis-je, c’est-à-dire employé à bon escient, dans les règles de l’art, de manière créative, compte tenu des relations qu’il entretient avec l’ensemble de l’œuvre.

Un mot encore avant d’apporter quelques précisions sur la nature de ce petit roman. Je tiens à dire d’emblée qu’il procure un plaisir de lecture qui va en s’accroissant. Ce plaisir tient à l’histoire qui est racontée, à ses personnages tous vus et perçus à travers la lorgnette de la narratrice, aux liens qui les unissent les uns aux autres, de sorte que nous avons affaire à des clans, exclusivement familiaux — il n’entre aucun personnage dans cette histoire qui n’appartienne pas à la famille de la narratrice. Si le plaisir de lecture provient de l’histoire, celle-ci n’a cependant rien de franchement spectaculaire. Ce qui en revanche l’est tient tout entier dans l’esprit de la narratrice, dans la manière toute particulière qu’elle a de nommer son univers. Autrement dit, entre ici en ligne de compte le style qu’adopte la romancière, style savoureux à souhait, qui non seulement sied à l’histoire qu’elle relate, mais qui, parce qu’il magnifie celle-ci et les personnages qu’on y rencontre, parvient à donner toute sa charge émotionnelle, tout son poids de réalité à cette histoire. C’est une histoire ordinaire racontée de manière extraordinaire. Or cet extraordinaire n’a rien de gratuit. Il ne résulte pas d’un caprice esthétique. Il est tout à fait naturel, transmis si l’on peut dire, hérité.

La narratrice ayant vécu ce qu’elle a vécu, ayant vécu au cœur de ce qu’elle appelle des dynasties, ayant été si proche notamment d’une grand-mère maternelle si particulière, aimante et aimée, dès son plus jeune âge a été marquée dans sa sensibilité et investie pourrait-on dire de dons spéciaux, lesquels lui permettent de nommer poétiquement un univers qui est lui-même particulièrement merveilleux. On aura compris que le plaisir procuré par ce grand petit livre vient de ce qu’il est magnifiquement bien écrit, le « bien écrit » ici renvoyant à une remarquable adéquation de la forme et du fond, à l’inventivité de l’écriture, à la prégnance de l’histoire.

Venons-en à cette histoire. C’en est une d’enfance. Je l’ai dit, dans ce court roman, il ne se passe à peu près rien. Autrement dit, tout s’y passe, notamment des passations, des transmissions de vie et de passion. La romancière s’en tient à l’essentiel. Pour celle dont elle raconte la petite enfance, l’enfance est un royaume. La fillette vit au milieu de ce qui à ses yeux constitue un royaume. Pour peu que des adultes alimentent son sens du merveilleux, tout enfant évolue de merveille en merveille. Dans l’univers de la narratrice, l’une de ses grands-mères, il s’agit de Jeanne, la grand-mère maternelle, jouera un rôle de magicienne, de personnage-phare, de femme forte.

Que se passe-t-il quand rien ne se passe ? Il se passe bien des choses, surtout quand les personnages qui peuplent l’univers d’un enfant lui sont si chers, ou lui apparaissent sous des dehors hors du commun. Ce qui est le cas de son grand-père paternel. Il se nomme Henri H. : « Instruit de la tête aux pieds, il appartient à une race rare, celle du caducée. » Le lecteur moyen, je fais partie de cette catégorie, ignore peut-être que le caducée est le symbole de la médecine. Il s’agit de la fameuse baguette ornée d’un serpent. Henri est un homme dur, un sans-cœur. Il habite une somptueuse demeure sise en face du lac Saint-François. Sa maison est un tombeau.

Dans le premier chapitre, la narratrice parle de lui en l’appelant le « médecin pharaon ». Bien entendu, ce qu’elle raconte à son sujet n’est pas sans intérêt, et nous adoptons avec curiosité son point de vue, quasi limité à la description des lieux. Cette maison est un « palais royal », du moins pour la jeune fille. Or nous comprenons, dès les premières pages, que les royautés présentes dans ce roman, sont comme le titre l’indique, tout à fait sauvages, pour ne pas dire pures vues de l’esprit, vues de l’esprit d’enfance justement. En réalité, ce qui est d’abord décrit à grand renfort de termes lexicaux appartenant au domaine de la noblesse correspond à un luxe dont la relative modestie n’entretient que de lointains rapports avec les somptueuses demeures des vrais rois et des vraies reines. La preuve nous en est rapidement fournie lorsque pénétrant avec la narratrice dans l’une des chambres du palais l’on rencontre les « figurines votives offertes au dieu païen de l’enfance », lesquels figurines représentent Snoopy, Tintin, Rantanplan, Boule et Bill et consorts. Avec l’évocation de ces personnages, le ton n’est pas rompu, l’écriture demeure tout aussi littéraire et soutenue, mais s’opère une manière de descente où l’on passe en quelque sorte du domaine du somptueux à un monde plus trivial, celui de la culture populaire, accessible au commun des mortels, ce grand-père paternel s’en distinguant surtout aux yeux de la fillette.

Lisant les toutes premières pages, on réalise rapidement qu’outre l’attrait que représentent l’histoire et les personnages, ainsi bien entendu que l’écriture en elle-même, l’ouvrage nous séduira en raison de la sagacité de la narratrice, de sa pénétration quant aux choses de la vie. Indissociables de l’écriture, des passages frappent par la justesse psychologique du regard porté sur la vie par la narratrice. S’agissant de la demeure du pharaon, elle parle de « la pesanteur terrible de ce temple du vide ambiant. » Elle dit que la « tendresse, en ce lieu, vient de ce qui n’a pas de vie : le merveilleux, le fantastique, le métal, le papier et le plastique. » Bien entendu, c’est en contexte que de tels énoncés, le dernier surtout, révèlent tout leur poids de vérité.

Le grand-père médecin a une épouse. Elle se nomme Pierrette. Je ne mentionnerai pas les circonstances dans lesquelles elle en vient à disparaître. Ceci seulement, je veux le citer : « Elle restera en elle-même, prostrée, madone des profondeurs du lac. Elle demeurera au fond, loin, répondant à ses monstres intérieurs. Elle n’appartient déjà plus à la réalité. Nous ne pourrons saisir d’elle que son reflet dans l’eau. »

Je citerais des tas de passages, tous plus beaux les uns que les autres. Sans vouloir atténuer l’importance de la grave et si forte histoire que raconte la romancière, et en insistant sur le fait que cette histoire est susceptible d’émouvoir passablement les lecteurs, en raison des liens unissant la jeune fille à sa grand-mère Jeanne, personnage des plus attachants, je me dois de souligner une fois de plus les qualités relatives à l’écriture de l’autrice.

Souvent, je veux dire très rarement, c’est-à-dire lorsque je lis des livres d’une rare qualité — je songe tout particulièrement à ceux que j’ai récemment découverts, ils provenaient entre autres de la plume d’une Marie-Hélène Voyer, d’un Thomas Mainguy, d’une Sylveline Bourion — je me demande à quels grands auteurs d’ici ou d’ailleurs ces ouvrages me font songer, à qui les rattacher. La plupart du temps, je ne trouve rien. Je constate alors à quel point ces auteurs sont singuliers, à moins que, et cela est possible, mes lacunes (on ne peut pas tout avoir lu) ne puissent être ici mises en cause. Avec Amélie Hébert Saint-Ours, je rencontre pareille félicité ; j’éprouve le charme, le bonheur qu’on ressent lorsqu’on lit une œuvre originale, sensible, dotée de qualités littéraires exceptionnelles.  

Ce premier roman fait montre d’une grande maîtrise d’écriture. La phrase y est luxuriante. La romancière prend plaisir à éviter les expressions les plus prosaïques. Elle contourne habilement le mot usuel. En cela, il entre une certaine préciosité dans sa manière. Un mot trivial sera rejeté. Elle préférera lui substituer une ingénieuse périphrase. Par exemple, elle s’amuse à référer au magasin Ikea en le désignant en tant que « les entrepôts de l’enfer jaune et bleu au bout de l’autoroute 13. » Au siècle de Molière, les précieuses dédaignaient recourir au mot « fauteuil » ; elles parlaient plutôt d’eux en disant « les commodités de la conversation », le balai était « l’instrument de la propreté », la chandelle, « le supplément du soleil ». Bien entendu, parlant des yeux, nous leurs devons l’expression « miroirs de l’âme ».  

À dire vrai, les métaphores de la romancière n’ont rien d’outré. Elles sont plutôt efficaces. Elles sont pertinentes en soi, dans la phrase où elles apparaissent, et elles le sont également dans le contexte plus large du roman. J’ai parlé plus haut du « toit » qu’est le père. Cette métaphore, en fait, a été préparée en amont. Elle appartient à une métaphore filée.

Si j’extrais le passage suivant, le lecteur n’en saisit ni la pertinence ni la force, il ne voit pas la profonde vérité qui à travers lui s’exprime. Il constate que c’est bien écrit, mais il ne réalise pas tout à fait à quel point ce passage est dense : « Chez nous on avait l’air de se chicaner, mais on cherchait la vérité. // Cette vérité, je ne peux pas la dire : je suis maintenant un cervidé qui vit dans l’océan, et ma grand-mère n’aime pas nager. // Le palais Baxter résonne de nos deux voix qui s’aiment tant, mais qui ne s’entendent pas. »

À première vue, cela semble baroque. Un cervidé vivant dans l’eau ! Mais voilà ! Il n’y a rien de baroque ici, pas plus qu’il n’y a de préciosité ailleurs dans ce petit roman qui, je le répète, est un très grand roman.

Selon moi, des ouvrages aussi prometteurs, nous n’en rencontrons pas fréquemment. Oui, comme disent les libraires, celui-ci est pour moi un véritable coup de cœur. J’espère que l’écrivaine poursuivra sur sa lancée.

Je voudrais lui proposer de s’emparer du télescope dont elle dit qu’il est « l’outil qui permet de posséder, par la cornée et la nomenclature, les géantes gazeuses de la Voie lactée. » Qu’elle y visse son œil, elle y verra une pléthore d’étoiles. Qu’elle en choisisse autant qu’elle le souhaite. Je les lui offre toutes. Elle les mérite bien.

Auteur : Daniel Guénette

Écrivain québécois. Publie ouvrages de poésie (dont Varia au Noroît) et romans (Dédé blanc-bec, etc. à La Grenouillère). Ai enseigné la littérature au niveau collégial. À la retraite depuis 2011. Me consacre à des lectures dont je rends compte sur mon blogue : Blog de Dédé blanc-bec : 4476:HOME:BOLG Notice biographique (voir L'Île : litterature.org) Daniel Guénette est né le 21 mai 1952. Il est originaire de Montréal. Il a vécu son enfance et la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il produit alors deux recueils de poésie (Traité de l’Incertain en 2013, Carmen quadratum en 2016) et un récit (L’École des Chiens, en 2015). Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article très élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2013 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée de manière positive par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier, sur Blogues Église catholique à Montréal : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. »). Dominic Tardif, dans le Devoir, 4 juillet 2015, a rendu compte chaleureusement de ce récit. Il a souligné qu’avec ce dernier, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, ce récit a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On peut lire ses plus récentes recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique.

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