
Le vallon où je vais tous les jours est charmant,
Serein, abandonné, seul sous le firmament,
Plein de ronces en fleurs ; c’est un sourire triste.
« Pasteurs et troupeaux », duquel sont extraits les vers précédents, appartient aux Contemplations de Victor Hugo. Ce poème entretient plus d’un rapport avec l’Orphée domestique de Pierre Châtillon, dont celui de l’omniprésence de la nature, laquelle se révèle dans toute sa splendeur dans l’un et l’autre cas. Comme le vallon de Hugo, les paysages que traverse le recueil de Pierre Châtillon sont charmants, accueillants pour la plupart, beaux même au cœur de l’hiver, alors que le poète, fidèle en cela à une longue tradition, réfère à la saison morte pour évoquer le vieil âge. Outre ce lien, je retiens surtout le « sourire triste » commun à tous deux. Il me semble que dans les poèmes de Pierre Châtillon court et chante comme une rivière une certaine joie de vivre. Ses poèmes entraînent au plaisir, ils ont l’âme à la fête. L’impression de bonheur qu’ils communiquent est en grande partie due à leur constante fantaisie. Ils carburent à l’imagination amusée. C’est que l’esprit d’enfance perdure chez le poète, alors même que la glace commence à couler dans ses nerfs, sans que chez lui toutefois ne se manifestent la rage et le désespoir du Don Diègue de Corneille.
Tout sourit chez notre poète, même ses chagrins. Grâce à ses dons fertiles, avec inventivité, il sait déjouer les roueries du destin, du moins il parvient à les apprivoiser, et ce faisant à nous enchanter. Il redessine les paysages à sa manière, siffle une mélodie de son cru, puise dans le grand dictionnaire de la vie les mots les plus familiers et profère des paroles qui semblent n’avoir ni queue ni tête, où les mots pour notre plus grand plaisir sont sens dessus dessous. La grande liberté dont il use donne d’étonnants résultats. Ses créations offrent à l’interprétation autant de vérités que peuvent en receler nos rêves. C’est dire que les poèmes du grand enfant qu’est demeuré Pierre Châtillon n’enchantent pas innocemment. Ils n’ont rien de gratuit. La naïveté est ici un leurre, un luxe apparaissant en surface. On verra peut-être de la facilité là où il y a tout simplement du naturel. Comme l’écrivait Salah Stétié : « Le simple n’est pas simple. » Il y aura sans doute quelques lecteurs pressés qui tourneront rapidement les pages de ce recueil, n’y croyant voir que du déjà vu, étant plutôt incapables de plonger leur regard dans les réfractions de la réalité qu’offre le miroir de la rivière s’écoulant dans les poèmes de Pierre Châtillon.
Cela dit, il importe de situer les poèmes d’Orphée domestique dans le paysage actuel de la poésie québécoise. L’auteur est l’un de nos doyens, il a vu neiger. Il a connu un monde révolu. C’était le monde moderne. Tout comme ses contemporains, il a choisi son camp. En littérature, comme si le temps ne passait pas, il y a toujours des modernes et des anciens, autrement dit des écrivains d’avant-garde — la plupart du temps tapageurs — et des écrivains qui, d’autre part, n’ont cure de renouveler les genres, de créer une nouveauté qui souvent vieillira encore plus rapidement que des antiquités. Évidemment, ce portrait expéditif tient de la caricature. Néanmoins, il donne l’opportunité de revenir sur la notion de tradition, de souligner à quel point certaines traditions sont encore bien vivantes. C’est le cas avec ce recueil que l’auteur, au point où il en est dans sa vie, ne pouvait écrire que dans un âge avancé, mais qu’un autre poète vieillissant au milieu du siècle dernier eût pu tout aussi bien écrire. Qu’on me comprenne bien, je ne cherche ici qu’à situer dans l’espace et le temps la poésie de Pierre Châtillon, qu’à la relier aux courants qui l’alimentent. Or ces courants remontent à presque la nuit des temps. Ils ont partie liée avec ce que l’on appelle le folklore, lequel s’inscrit dans un territoire, qui dans le cas d’Orphée domestique est le territoire québécois.
J’évoquais en ouverture le vallon de Hugo. Je parlais de la nature souriante à laquelle Pierre Châtillon donne vie dans ses poèmes. Il convient de souligner que cette nature est précisément celle qui se déploie sur le sol québécois. Le recueil tout entier épouse notre territoire, mais n’épouse pas que lui. Il sourd de la culture d’un peuple. Il met en présence des objets et des paysages d’ici sans que pour autant la portée universelle des écrits de l’auteur puisse être mise en cause. Bien que ne s’y manifeste pas l’ombre d’un propos idéologique ou politique, tout concourt dans ce recueil à recentrer l’homme et la femme québécoise au cœur de leur histoire et de leur culture. Ne serait-ce que par le ton, la manière et la matière de ses poèmes, le recueil, c’est en tout le cas l’effet qu’il a sur moi, nous ouvre à une identité que nous avons peut-être tendance à oublier, à reléguer injustement dans les oubliettes du passé.
Lisant les poèmes de Châtillon, en raison d’un certain folklore qu’ils ressuscitent, je retrouve nos racines. J’ai la forte impression que le poète, qu’il l’ait ou non consciemment voulu, est parvenu à revivifier tout un pan de notre réalité québécoise. Nul patois ne l’aide à obtenir ce résultat. Sa langue toute simple ne puise pas dans le registre populaire. Il ne met pas en avant des idées nationalistes. Pourtant, il renforce chez nous, intentionnellement ou non, un sentiment d’appartenance. Le Québécois de souche que je suis, bien que toujours désireux de s’ouvrir à l’autre, à la différence, à l’étranger venant d’ailleurs, conscient des enjeux sociaux que vit le Québec d’aujourd’hui, se rappelle en lisant les poèmes de Châtillon qu’il a souvent tendance à refermer la porte qui ouvre sur son propre univers. C’est là une incidence que n’a sans doute pas recherchée l’auteur et, si elle est secondaire, elle n’est pas pour autant négligeable. Les livres ont de tels pouvoirs, imprévisibles, imprévus. Un lecteur s’approprie le texte qu’il a sous les yeux ; il en use à sa guise, parfois au grand dam de son propre auteur.
Orphée domestique compte quatre parties. La première donne son titre à l’ensemble. La seconde s’intitule « Rivière aux longs yeux verts ». La troisième possède un titre tout aussi surréaliste que la précédente : « La neige aux yeux blancs ». Viennent ensuite des textes de chansons. On aura compris que la marque de fabrique de tous ces poèmes est la fantaisie. Je viens plus ou moins de laisser entendre que cette fantaisie s’apparente à celle qu’on rencontre chez certains poètes liés au surréalisme. On pourrait évoquer Apollinaire, Desnos ou Prévert. Quoiqu’il en soit, notre poète s’amuse et nous amuse. Mais il ne fait pas que s’amuser ou, s’il s’amuse la plupart du temps, jamais il n’occulte la part d’ombre, le côté sombre de l’existence. Lumières et noirceurs chez lui coexistent. Ainsi quelques poèmes du recueil sont construits sur un modèle où joies et chagrins alternent.
Nous vivons dans la magie
sans savoir qu’autour de nous
se déroule un spectacle inouï
dont nous faisons partie
le magicien seul est invisible
magistral tour d’illusionniste
il ne se limite pas
à faire sortir un lapin d’un chapeau
c’est le plus grand des prestidigitateurs
c’est le magicien Printemps
il fait fondre la glace d’avril
et la rivière bondit de joie
il fait jaillir du sol gelé
tulipes rouges et jonquilles
sur les branches ravinées par l’hiver
il fait exploser
bourgeons et feuilles fraîches
grand maître des apparitions
il excelle aussi
dans l’escamotage
un jour de mai
(toujours invisible)
il a fait disparaître ma mère
d’un simple claquement de doigts
La personne de la mère revient à quelques reprises dans le recueil. C’est toujours alors un beau moment de piété filiale, de grande tendresse empreinte de nostalgie. On la retrouve dans la dernière chanson du recueil.
Hélas ! ma mère est morte
Sans que d’aucune sorte
Les oiseaux dans leurs jeux
Ne cessent de chanter,
Ni l’éclat du ciel bleu
Ne perde sa beauté.
Des poèmes célèbrent également la femme aimée.
Un parfum de lavande
émane de tes yeux
et ton regard embaume le paysage
quand il plane au-dessus des champs
ce sont des hirondelles qui s’aiment
quand il glisse sur les eaux
ce sont des envols de petits oiseaux
quand s’étend l’onde noire de la nuit
tes yeux sont des cristaux d’étoiles
et si tu les fermes c’est que tu rêves
endormie dans la barque en croissant de la lune
Les poèmes que je viens de citer ne figurent pas parmi les plus fantaisistes du recueil. On rencontrera les plus inventifs dans la première partie de l’ouvrage, celle qui donne son titre au recueil. Là, un peu aussi dans les autres sections, le poète donne vie à des objets. Ceux-ci sont animés. La table « aux quatre pattes de bois massif / lasse d’un siècle de soumission / s’évade de la maison ». Elle revient au petit matin, « honteuse », comme un chien qui aurait couru la galipette. Elle remet « ses pattes / minutieusement alignés / dans les traces / dessinés sur le tapis ».
Le poète recourt même à la prosopopée. Les objets parlent : « Au secours ! » / crie sans un bruit / le vin de Champagne / confiné dans sa prison de verre ». Dans un très charmant poème, la fenêtre s’exprime en ces termes : « Je suis aimée je suis heureuse / grâce à moi la lumière / chante partout dans la demeure / et rit comme une rivière / on se baigne dans la lumière ». L’homme « veut polir le paysage / il croit caresser la peau d’une femme translucide ». La chute du poème est tout à fait exquise : « quand il me lave me frotte et m’essuie / je pousse de petits cris de plaisir ».
Si l’amour est au rendez-vous, la sensualité comme on le voit ne fait pas faux bond : « une femme retire sa robe de clarté / elle est nue comme une feuille / et se laisse embrasser par le jour ». Les bonheurs de l’amour physique sont souvent liés à la jeunesse. Or la jeunesse, c’est désormais en perspective cavalière que le poète la retrouve : « Un rideau de roseaux / dissimule à mon regard / une femme jeune et belle ». Après quelques vers, le poète termine son poème en opérant une substitution : « et lorsque j’écarte les roseaux / ce n’est pas une femme que je vois chanter / c’est le murmure intemporel d’un ruisseau ».
L’eau s’écoule, que ce soit celle du ruisseau ou de la rivière, et la vie à l’image de ces cours d’eau suit un chemin qui fatalement prend fin là où commence la mer, là où commence la mort. Les corps enamourés des jeunes amants « descendent en silence vers la mer ». Nul n’est éternel.
Le poète a évoqué les jours heureux. Il a chanté la rivière, le soleil, la lumière. Il fait aujourd’hui face aux rigueurs de l’hiver. Le mot dépit ne fait pas partie de son vocabulaire. La sérénité chez lui semble toujours de mise, mais le poète pour autant ne vit pas dans le déni. Sa fantaisie poétique va plutôt de pair avec un sens très aigu de la réalité. Ainsi le voit-on marcher, « chaussé de feuilles mortes », ce qui fait « peur aux enfants / qui appellent leurs mères / mais les mères aussi / sont effrayées ». Empathique, le poète les accommode. Il « décide d’enlever / ces chuintants souliers / mais ce ne sont pas des chaussures c’est / la peau sèche chiffonnée bruissante / la peau racornie par l’âge c’est / la peau même de mes pieds / et de petits os blancs / qui crissent sur le trottoir ».
Dans un autre poème, il met en parallèle les branches d’arbres (qui en hiver semblent gagnées par l’arthrite : « leurs « longs bras étiques / souillés de taches brunes ») et le corps d’un vieillard « aux mains décrépites ». Alors qu’après la fonte des neiges l’arbre à nouveau s’enfeuillera, le poète réalise que dans le cas du vieil homme : « aucune verrue ne va bourgeonner / il n’y aura jamais pour lui de printemps ».
Le recueil très accessible de Pierre Châtillon se termine par des textes de chansons. Lui qui dans ses poèmes parle pour être entendu écrit des chansons qui vont dans le même sens. On ignore peut-être que le poète est aussi musicien. Sa musique est tonale, elle n’est pas sans faire songer à celle d’un Vivaldi. Les airs que compose le Québécois sont mélodieux. Il ne s’en cache pas, n’ayant pas de formation musicale, il les compose en sifflant. Puis, les ayant mémorisés, il les fait entendre à un musicien qui les dépose sur une partition, pour ensuite leur ajouter des arrangements. Chaplin, le cinéaste, faisait de même. On lui doit des airs sublimes. Je pense à « Smile ». Certaines chansons de Châtillon semblent tout droit sorties de notre folklore. Je ne parle pas ici de leur aspect musical, ne les ayant pas entendues, mais bien de leurs paroles. Elles sont très belles : « Coule / La chanson du souvenir / Où s’écoule / Tout ce qui ne peut revenir. »
« C’est que l’esprit d’enfance perdure chez le poète, alors même que la glace commence à couler dans ses nerfs, sans que chez lui toutefois ne se manifestent la rage et le désespoir du Don Diègue de Corneille.» À elles seules ces quelques lignes me font aimer ce poète friand de la vie même quand le grand âge apporte ses «irréparables outrages»…
Quels beaux liens avec notre recherche identitaire!
J’aimeAimé par 1 personne
Merci mon ami. Tes commentaires sont toujours agréables à lire. Chatillon est un être très sympathique. Sa poésie s’en ressent.
J’aimeJ’aime