Marie-Hélène Voyer : Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde : Poésie/Essai : Les Éditions La Peuplade : 2022, 214 pages

MOURON DES CHAMPS

« Tout ce que tu écriras pourra être retenu contre toi. »
Marie-Hélène Voyer

Ce livre de poésie, bien que ne racontant aucune histoire de manière linéaire ou construite selon les règles de l’art du roman, se lit tout à fait comme un roman. Non qu’on cherche fébrilement au fil des pages à anticiper un dénouement, mais bien parce que chacune d’elles capte notre attention. Avec cet ouvrage, on plonge dans un univers dense, peuplé d’êtres en proie à de troublants destins, menant des existences fermées, plus particulièrement des existences de femmes enfermées dans des maisons dont les fenêtres semblent ne jamais s’ouvrir que sur une absence d’horizons. Le passé règne en maître. À perpétuité pourrait-on croire.

Le mouron des champs appelé également mouron rouge est une plante rampante à petites fleurs rouges. Fleur modeste, s’il en est. La plante donne son titre à ce recueil qui n’offre pas, il faut le mentionner, une réunion de pièces disparates, mais bien plutôt un ensemble solidement élaboré. Nous y reviendrons.

Ce titre est fort bien choisi, et ce, pour des raisons que je laisserai aux lecteurs et lectrices le soin de découvrir. Il y a des révélations qu’il vaut mieux ne pas faire, surtout lorsque l’œuvre s’en charge si bien. Sans divulgâcher quoi que ce soit, je me bornerai à indiquer que le livre de Marie-Hélène Voyer est dédié à sa mère, que celle-ci est décédée dans des conditions dont je ne soufflerai mot, sinon qu’évoquant son éventuel départ, cette dernière avait indiqué qu’à l’occasion de ses funérailles le mouron des champs conviendrait mieux que des roses ostentatoires et vaniteuses. Elle ne s’était pas exprimée en ces termes, étant femme de peu de mots, mais avait parlé plus simplement. Pour ma part, je ne puis m’empêcher lisant ce titre d’y entendre un appel de la mort ; il se trouve en ces mots quasiment un impératif : mourons des champs. La vie sur la ferme, la vie de cette femme en tout cas, aura été plus ou moins celle d’une morte-vivante.

 « vous voilà / de mères en filles / bien portantes de corps / affairés / à mener à leur pleine grosseur la tauraille et la marmaille / qu’il faut élever / pour les manger / toutes crues »

La transmission « de mères en filles » conduit à une forme d’adéquation, les unes devenant au fil du temps les répliques plus ou moins identiques des précédentes. Fillette, la poète dort dans un petit lit de fer dans lequel dormait sa mère, dans lequel avaient également dormi sa grand-mère et son arrière-grand-mère. Il y là une sorte d’intrication des existences ; un nœud s’est formé qu’il faudra ultimement trancher. Pour parvenir à couper dans la transmission, il faudra rompre avec la perpétuation des valeurs, déconstruire une construction sociale à laquelle on concède malgré soi, en filles soumises qui ultimement entreprendront cependant une manière de réforme, après être parvenues à comprendre en quoi ce système de valeurs avait prise sur elles : il faudra que la poète « cherche ce qui me rive / à l’écho de votre présence » ; il faudra trouver afin de cesser de jouer « en boucle / nos généalogies usées ».

Le poème intitulé « Héritage », poème anaphorique où il est recouru à l’accumulation et la répétition, rend compte du phénomène de la transmission. La poète écrit que sa mère disait que « nous sommes nées pour être effacées […] // nous sommes nées pour langer soigner aimer les hommes de nos caressantes étreintes nous sommes nées pour gainer nos désirs dans le jour étroit de nos chairs / tu disais il faut être humbles et oubliables / effacer nos traces toujours ». On aura remarqué combien chez la femme muette qu’est la mère, femme à la « bouche cousue », reviennent les injonctions. « Il faut » est une formule qui abonde dans ses rares prises de parole. Ce qu’il faut, on l’aura compris, c’est garder sa place, accepter sa condition d’encagée. On trouve ce dernier mot dans l’avant-dire « Il me faudrait tracer l’histoire / de mes vieilles vivantes / toutes leurs vies raboutées / elles et moi raccommodées / dans un livre / d’amertumes rieuses / et de joies sombres /ce serait le livre / d’une mémoire impossible / encagée / et pourtant ». On le trouve ailleurs dans le recueil : « petites Aurore ébouillantées / Corriveau encagées / Donalda souffreteuses ». Il décrit parfaitement la condition des femmes, de la mère surtout : « Pour ses douze ans, elle a reçu de sa grand-mère une gaine en cadeau. Comment nous libérer de cet héritage de la contention ? »

La poète s’interroge : « combien de temps encore ma voix pesante / nouée de vous ? » Elle écrit : « il me semble vivre / même dans l’après-vous / à l’unisson / de vos élancements ». On le voit, le legs est considérable : « je nage dans les eaux inédites / nouée et dénouée de vous ». Un mal de vivre s’engendre de génération en génération. Mais au terme, si l’on peut dire de cette généalogie, avec ce « dénouée de vous » se profile à l’horizon une libération, partielle à tout le moins, puisque dans ce détachement persistent tout de même divers fils reliant la poète à son passé. Néanmoins, çà et là, en amont comme en aval, des redressements sont à l’œuvre. Parlant des aïeules, la poète perçoit quelque embellie : « je les accompagne d’un pas léger / sautillante sur la terre comme au ciel ».

On aura compris que deux visions du monde s’opposent dans ce recueil. Il y a la vision aveugle des aïeules, encagées comme « cette vieille tante aveugle » dont la poète dans son enfance lavait « à la débarbouillette / le noir très noir de ses orbites », ce qui faisait dire à sa mère « que la cécité est un don / qu’il faut entretenir avec soin ».  À cette vision aveugle des « mères éteintes » s’oppose la vision d’émancipation des « filles qui ont le diable au corps [et qui] brûlent des missels ». On accuse ces filles d’être dévergondées : elles dansent avec le diable. La religion a produit le nœud étouffant des généalogies. La poète lui imposera le dénouement libérateur, du moins dans l’intime de sa propre démarche.

« Boîtes de dévotion maisons de poupées bagues de foi brassards de communion trousseaux rongés Vierges d’accouchées coiffes de Sainte-Catherine guêpières de guedailles robes d’enfirouapeuses fourrures informes fuseaux rouets soufflets icônes de bois Jésus de cire statues de carême images pieuses aux visages effacés »

Voilà un poème représentatif du recueil, moins dans son écriture que dans son propos. On y voit des références à la vieille religion d’antan, celle des aïeules ; on y retrouve un lexique populaire, voire paysan. Par endroits, on peut songer à Gaston Miron : « Ces filles sont des entêtées vivantes, / des échiennées de chiendents » ou encore « … raconteuses fières-à-bras-fends-la-gueule gigueuses de mardi gras bouilleuse de bagosse … »  On voit également à l’œuvre dans le poème cité ci-haut les procédés de l’accumulation et de l’énumération, procédés qui cependant sont utilisés avec une relative retenue, la poète sachant doser et proportionner la potion magique de sa magie verbale.

Les femmes sont des ventres. Femmes porteuses. Elles sont vouées à engendrer d’autres mères. Ainsi la mère s’adresse-t-elle à sa fille en lui faisant valoir qu’« il faut adorer les corps très purs » : et qu’« il faut […] / purifier ton nid / de peaux mortes / toutes souillures assainies / pour pouvoir accueillir / d’autres vies de chairs tressées ». Tresses qui s’enchaînent en des filages se relayant de mère en fille. C’est que toutes doivent se sacrifier. La religion l’exige : « nos mères / belles et intouchables comme des bécasses / elles brûlent leurs ailes, se coupent les ergots / et saignent leurs rêves sans broncher ». Tel est le renoncement des mères, le renoncement « de mères en filles » se répétant depuis pourrait-on dire toujours chez les aïeules.

La plupart des poèmes de ce recueil expriment en peu de mots une terrible réalité. La poète touche la cible avec précision et avec une remarquable économie de mots. Les mères disent : « on se désâme pour vous depuis le levant / de nos vies ». Elles s’adressent aux petites « snoreaudes », à la marmaille. Le sacrifice de ces femmes frustrées, humiliées, encagées, condamnées à œuvrer aux fourneaux, est à l’origine de leur dureté, de leur austérité, de leur sévérité. Le mal qui leur a été transmis par la vie, elles le reconduisent et le reproduisent auprès de leurs filles : « il faut […] assommer ce qui en silence / palpite en vous ». Ainsi, verra-t-on au fil des pages de ce puissant ouvrage la mère de la poète chercher à réduire celle-ci au silence, chercher à la maintenir dans son giron, qui est celui d’une cage. La prison dont on hérite constitue le legs qu’inéluctablement on transmet, sauf si l’on parvient à briser l’infernal manège du sortilège inscrit comme dans les gênes.

Cette transmission est une affaire de femmes. Les mâles sont épargnés, dont on ne mentionne pas dans le recueil de quelles tares ils auront quant à eux hérité. Toutefois, une iniquité est subtilement dénoncée. (J’insiste sur l’adverbe : subtilement. Chez la poète tout est merveilleusement suggéré. Jamais elle ne souligne sa pensée à grands ou même petits traits.) Iniquité. À la table, tous et toutes ne mangent pas le même plat : « les ailes et le cou pour les filles / le bouillon pour les vieilles / la partie chaireuse / pour les garçons / toujours ». On devine de quoi il en retourne quant à la distribution des tâches : « Tous les lieux de la terre nous ignorent / derrière ses vitres embuées / la fenêtre nous montre / le loin dehors / où nos frères filent entre les foins / v’là l’bon vent, v’là l’joli vent / leurs cheveux sont des corbeaux fous / qui ne soupçonnent pas nos cages ». Distribution des tâches ? Les filles aux cuisines ; alors que les garçons sont libres comme l’air. 

Les filles parviendront-elles à sortir de la maison, à sortir de la cuisine ? Leur libération semble devoir passer par les études et l’écriture. D’abord, l’écriture apparaît dans cet ouvrage en tant que thème. La poète retrace son parcours depuis avant même l’avènement chez elle de l’écriture, indique les liens inextricables qu’entretiennent son histoire et l’écriture, celle-ci ayant partie liée avec sa quête de libération et tenant lieu d’instrument grâce auquel elle parviendra à descendre au plus profond d’elle-même et surtout de « nous-mêmes » (ce nous-mêmes étant avant tout constitué des femmes qui proviennent de la lignée) afin de mettre à jour, de découvrir « ce peu qui nous fonde » (c’est le titre de l’essai qui complète Mouron des champs). La poète tente de mettre à jour ce peu qui nous fonde, ou si l’on préfère cherche à entreprendre une manière d’analyse des traces, des marques que le passé aura transmises.

Il conviendrait de s’attarder longuement à l’écriture de la poète. Tenter de la présenter et d’en faire saisir les beautés n’est pas une mince affaire. Le recueil est d’une remarquable unité, dans le ton et le style. Dans la variété des pièces qu’on y trouve la poète ne s’écarte vraiment jamais de son sujet, elle le traite sous des angles nouveaux, mais sans qu’il n’y ait de rupture franche dans la manière de ses écrits. Il va sans dire que tous les poèmes de cet ouvrage sont nécessaires à sa rigoureuse économie. Il y a ici ce qu’on appelle du génie, le génie étant affaire d’ingéniosité, comme il en faut aux ingénieurs pour que les inventions des architectes ne s’écroulent pas sous le poids de leur rêverie et de leur audacieuse conception.

La poète a tout à fait le moyen de ses ambitions. Pour écrire ce « livre / d’une mémoire impossible », elle puise dans ses ressources et les exploite toutes, toujours avec mesure, sachant éviter les écueils de la sécheresse à quoi conduit parfois une extrême concision, se refusant également aux débordements auxquels entraîne souvent un lyrisme échevelé. Rien n’est outré dans l’œuvre de cette poète, chaque mot est nécessaire, les images procèdent de ce que Caillois appelle « l’image irrécusable et qualitative ».

Les images chez Marie-Hélène Voyer frappent par leur justesse et leur efficacité. Elles ne sont rarement que des métaphores appréciées en raison de la manière qu’elles ont de figurer, de laisser entendre des connotations. Ce que cette poète donne à voir n’est donc pas toujours de l’ordre de la figure (ou si l’on préfère n’est pas toujours une simple affaire de style) ; certes, elle écrit de manière à faire image, mais l’image alors est souvent à prendre au pied de la lettre, de la lettre bien choisie, forte, visuellement, pour dire et décrire des réalités, des vérités. Ainsi : « chaque jour nos assiettes ébréchées / donnent un goût de fêlure / à tout ce qu’on mange ».

Si chaque poème de ce recueil peut être considéré peu ou prou comme une pièce d’anthologie, certains, distribués savamment au fil du recueil obéissent à une esthétique ou des procédés qui relèvent franchement du tour de force. Ils tranchent sur les autres, plus retenus, en instaurant un régime de discours non pas emphatique, mais dont la motricité est plus considérable, étant de l’ordre d’un flumen orationis, discours fleuve ou disons plutôt rivière, les mots y cascadant les uns à la suite des autres en des accumulations, comme je l’ai mentionné plus haut, épuisant ou presque leurs champs lexicaux, comme dans le poème suivant consacré à la nourriture — je n’en cite ici que le début : « fouiller ouvrir les conserves les bocaux les boîtes de métal se gaver s’étouper fruitages fraises et rhubarbe groseilles et noisettes beurre d’érable compote de pomme gelée de roses pain perdu […]. Dix lignes plus loin se trouve évoquée sainte Anne de la Famine.

Les poèmes, tout comme l’essai qui suit, traitent principalement de la relation unissant la fille à sa mère. Celle-ci étant décédée, la poète écrit : « surtout ne pas rêver à ma mère / cette femme de cendre qui s’effondre / dans la maison de pierres ». Elle en rêvera cependant et deux fois plutôt qu’une. Ce seront des rêves marquants et significatifs, porteurs d’un mouvement revivifiant non les cendres de la mère, mais confortant la poète dans son entreprise de libération. Je reviendrai plus loin sur l’un de ces rêves.

La mère « femme discrète et dévote » / […] cachait des reliques sous [le] lit [de sa fille] ». Reliques de sainte Marguerite Bourgeoys, de Marie de l’Incarnation, de Kateri Tekakwitha. La poète écrit : « tu t’érigeais en gardienne de leurs restes ». Même si dans l’essai qui suit le recueil (je rappelle qu’on doit considérer que les deux parties forment un tout, qu’elles devaient toutes deux figurer dans un même et seul volume tant elles renvoient l’une à l’autre et se complètent), l’autrice écrit qu’elle ne magnifie pas sa mère ; çà et là, elle l’avoue, elle collectionne les traces, se fait conservatrice d’un vieux musée où elle recèle et recense les souvenirs de sa mère. Ainsi se fait-elle gardienne des restes de sa mère, par dévotion un peu, mais surtout peut-être dans le souci qu’elle a de se libérer du lourd héritage de la contention.

La mère morte et vive à la fois, éteinte déjà de son vivant, est un être figé, frigorifié, interdit dans ses mouvements. Dans le poème intitulé « Dévotion » (il s’agit de la dévotion qui détourne l’attention de la mère des soins et de l’attention qu’elle pourrait plutôt prodiguer à sa fille, la poète évoque le besoin qu’elle éprouvait, enfant, d’être justement l’objet de son attention, de sa tendresse. Or un autre poème montre une mère fort peu réceptive aux requêtes de sa fille : « parfois dans un élan plein de réserve / je t’embrassais mère immobile / comme on embrasse /une statue rongée ». Un tel poème me paraît aller droit au but, je veux dire viser juste et atteindre au cœur la vérité dont il est porteur, sans détours, de manière directe et percutante.

CE PEU QUI NOUS FONDE

L’essai intitulé Ce peu qui nous fonde s’ouvre avec deux exergues. Le premier est emprunté à Marie-Claire Blais. Il reprend le motif du dessin. Il se termine par ces mots : « Achève cette brève image de moi ». Pour diverses raisons sur lesquelles il faudrait longuement s’étendre, cet exergue fort bien choisi met en évidence le travail d’existence et d’écriture entrepris par la poète en cela que son livre réalise précisément ce vœu, il offre un saisissant portrait de la mère de la poète. Le second exergue est puissamment relié à la question de l’héritage, de la transmission. En souligner la pertinence exigerait un trop long détour, je me limiterai à mentionner que chaque citation du livre de Marie-Hélène Voyer est éclairante, en lien avec son projet et son sujet. Le second exergue est emprunté à Daria Colonna : « ce sont les mains des mères qui font écrire leurs filles, c’est là que se joue la question dégradante, risquée de l’amour de la vie, à savoir si la mère l’aura légué ou pas. Ainsi le goût de la mort s’est transmis comme une maladie de filles. » La mère muette, celle qui n’a jamais vraiment écrit, mis à part des listes d’épicerie, a donc légué, a contrario cependant, la tâche, la tache de l’écriture : (« Achève cette brève image de moi. »), et a légué aussi, outre le goût de la mort, son avers, le goût de la vie, celui de l’amour.

Dans un rêve, la mère morte revient et prescrit le message inverse de celui que sa vie durant elle n’a eu de cesse de proposer. Elle dit à sa fille : « pars, […] / ne deviens pas cet oiseau faible qui meurt / dans la cheminée ». Ce rêve, on le verra, rejoint paradoxalement et en quelque sorte annonce la directive, le conseil donné à sa propre fille, conseil avec lequel la poète termine son essai. La mère rêvée, à l’inverse de ce qu’elle fut, répond donc secrètement aux injonctions de la poète. La mère y nie, renie sa propre négation, inverse son renoncement de toujours et le tourne en souhait de libération.

L’essai prolonge et développe en leur donnant écho les propos tenus dans le recueil. On y retrouve la substance des poèmes. On pourrait croire que le ton sera radicalement différent, plus théorique puisque nous avons affaire à un essai. Il n’en est rien. Ces brefs fragments ou moments de prose se révèlent tout aussi analytiques que dans les poèmes, ils « pensent » de manière incarnée, l’autrice n’y hésitant pas à dévoiler des épisodes cruciaux de son existence, référant à sa mère, personnage tout aussi central qu’elle dans l’essai et les poèmes, et parlant également de son rapport à ses propres enfants. Or je tiens à le préciser, l’intelligence sensible est l’un des aspects importants de l’écriture de Marie-Hélène Voyer. Cette intelligence sensible favorise une certaine limpidité du style et du propos, les fait se joindre l’un à l’autre de manière telle que le sens y est toujours véritablement significatif, je veux dire profond et porteur de vérités, ce sens étant exprimé à travers une écriture d’une grande qualité, dont les prouesses formelles sont si naturelles que leur force s’y révèle pleinement, quoique discrètement, sans que jamais on n’y rencontre de gratuité ou de tape-à-l’œil.

Le dessin, parce que lié à l’écriture et à l’histoire de la poète, joue un rôle important dans ce livre. Dans l’essai, la poète raconte une anecdote. C’était un jeu. Sa mère traçait « sur une feuille des lignes tortueuses et torturées », puis demandait à sa fille de « faire jaillir une image » à partir de ces barbeaux. La poète écrit : « Elle m’obligeait à faire naître des images de l’informe ». À plus grande échelle, n’est-ce pas précisément ce que ce livre accomplit ? À partir de l’existence éteinte de sa mère, la poète a redonné forme à des cendres, les a ravivées, en a fait jaillir de la vie.

« Ma mère était inapprochable, constamment gardée par ses quatre oies blanches qu’elle appelait ses filles. Des oies qui me défiaient, criantes au bout de leur cou tendu, qui ouvraient grandes leurs ailes pour me chasser d’elle. » À ces oies répondront plus tard l’écriture de la poète : « Mes livres et mes lectures ont lentement achevé de m’exclure d’elle, de dresser une barricade entre nous. Sans m’en rendre compte et sans le vouloir, j’étais devenue, pour elle, inapprochable. »

Songeant à sa mère, une femme qui, à l’instar de celle qu’évoque Villon dans l’une de ses ballades, n’a jamais accédé au savoir (« Femme je suis pauvrette et ancienne, /Qui riens ne sais ; oncques lettres ne lus» ), Albert Camus écrit : « Pardonne ton fils d’avoir fui le silence de ta vérité. » On retrouve cette question de la trahison dans l’œuvre de Marie-Hélène Voyer. « Il y avait bien quelque chose de clandestin, de discret dans la mélancolie de ma mère. Je n’ai jamais connu chez elle de tristesse théâtrale. Impression qu’écrire, c’est trahir cette double clandestinité de son chagrin et du mien. »

Telle est la trahison : ne pas devenir caissière, mais entreprendre plutôt des études supérieures, devenir savante. Écrire sera la forme ultime de cette infidélité : « Ma mère de mots contenus. Tu me voulais près de toi, du côté de celles qui ne laissent pas de traces. À mesure que je tirais le fil de l’écriture, je m’éloignais de toi. » Tirer le fil de l’écriture, c’est en quelque sorte couper le fil des généalogies, refuser, passer outre la transmission de la contention mortifère.  « tu m’as fait promettre de ne jamais écrire ». La fille ne respectera pas cet engagement. Elle écrira entre autres « l’histoire d’une voix déprise / de l’écheveau rumineux / des lignées lourdes // l’histoire d’une voix cénotaphe / qui cherche à retrouver ses mortes / quelque part entre ses mains / là où l’écriture fait tache ».

L’écriture tache : « fais beau dodo ma fifille / cache des doigts tachés / apprends à tout taire / même l’attende forcenée de l’amour ». Les doigts sont tachés d’encre, puisque la fillette qui écrit est gauchère, sa main recueillant l’humidité de l’encre en passant de gauche à droite sur la page. L’écriture fait tache au propre ainsi qu’au figuré : au propre, parce que la gauchère macule d’encre son papier et ses doigts ; au figuré, parce que dans la « chambre des monstrations », l’écriture entache les souvenirs et soulève jusque dans le moment présent d’inquiétantes questions, fomente de troublants soulèvements. 

Dès le début du recueil était inscrite la volonté d’émerger, d’échapper à la voix du silence, à la loi du renoncement, à la loi de la vie arrêtée, de l’encagement : « nous naîtrons de nous-mêmes comme de petites reines de rien couronnées d’épinettes » et « nous ferons de nos vies des œuvres de joie et d’attisement »

À la dernière page du livre, la poète s’adresse à sa fille, elle se réjouit de constater que celle-ci s’épanouit « en fleur d’abandon », en mouron des champs pourrait-on croire, mais non pas en mouron qui meurt, plutôt en mouron qui s’ouvre à la vie, qui justement s’épanouit. 

Ce livre aura répondu, me semble-t-il, à des impératifs qui étaient de l’ordre de la nécessité. Il devait être écrit. Il ne correspond pas à un jeu de l’esprit, à une entreprise gratuite, à un caprice. Il s’inscrit dans un mouvement naturel, il déploie, il développe une réflexion, entreprend une recherche, amorce une saisie. Il rassemble des observations, relie entre eux des faits qui remontent à très loin dans le temps, faits vécus et ressentis. Ce qui donne du poids à cet ouvrage, c’est la somme des jours : « je suis la somme des vies qui me précèdent, m’accompagnent et me suivent. » Ce livre profond va au cœur des choses. Il communique de la substance. Sans recourir à aucune forme de discours théorique, à aucun lexique savant, il propose l’analyse d’une construction sociale perpétuée par une lignée de femmes ayant vécu une histoire qui est la nôtre tout en étant universelle.

La finesse de l’écriture de la poète va à la rencontre de la dureté, de la rudesse et de l’âpreté d’existences vouées à une indigence matérielle et psychique que ne parvenait pas vraiment à rédimer une vie spirituelle tout aussi pauvre. Pour dire ce malheur, cet encagement des femmes, la poète a usé d’une langue idoine qui, je l’ai mentionné, tout en empruntant au lexique populaire et ancestral, se fait forte de se hisser au plus haut niveau de l’expression poétique. Est-il besoin de répéter que cet accomplissement jamais ne jette de la poudre aux yeux ?

Toujours, dans un livre qui se tient, mais non uniquement par la force interne de son style (Flaubert), dans un ouvrage, dis-je, où la maçonnerie est entreprise consciencieusement, chaque mot ajoute une pierre à l’édifice, pierre nécessaire et précieuse venant enrichir l’ensemble. Le moindre détail importe, dont celui consistant à intégrer des exergues et citations. Dans l’ouvrage de Marie-Hélène Voyer, l’apport des mots des autres femmes contribue de manière pertinente à étayer le propos, à l’encadrer, à l’éclairer.

J’ai lu ces dernières années plusieurs ouvrages de poésie. J’en ai lu quelques-uns qui m’ont paru franchement remarquables, mais parmi les plus rares et les plus importants, assurément, ce Mouron des champs me paraît être d’une classe à part. J’ai mentionné qu’il propose une manière de vivante analyse poursuivie avec intelligence et sensibilité. Je ne dis pas « sensiblerie ». À dire vrai, il me semble, mais je pourrais cependant me leurrer, que cet ouvrage procède moins d’une intention, moins d’un calcul, que d’une nécessité existentielle dictée par le sentiment, par une espèce de trouble diffus dû à l’incessante danse macabre des fantômes dont il aura fallu se détacher. Tout ici me semble procéder de la vie même et y conduire.

La composition de ce livre riche à tous points de vue est remarquable d’ingéniosité. Son écriture fait montre d’une maîtrise exceptionnelle, dont la discrétion fait en quelque sorte la force. Le fond profond que creuse l’autrice, en patiente et aimante archéologue, dicte la forme qui, à son tour, informe, donne forme au fond. C’est dire que le raffinement de l’écriture a partie liée avec la justesse du propos. On aura compris que je ne parle pas uniquement de perfection. Je réalise que celle-ci ayant été atteinte, l’autrice l’a surtout mise au service d’une entreprise artistique hautement plus importante. Elle a plongé au plus creux afin de ramener du fond de ses abysses une connaissance essentielle, qu’elle a partagée avec nous, avec sa mère également, ne serait-ce qu’en lui rendant hommage et en témoignant du lien qui les a unies toutes deux. Elle l’a surtout offert à sa fille dans un geste de pur amour.

En refermant le livre m’est revenue une parole de Mozart. Je crois qu’elle exprime tout à fait le caractère exceptionnel du travail de Marie-Hélène Voyer. « Le vrai génie sans cœur est un non-sens. Car ni intelligence élevée, ni imagination, ni toutes deux ensemble ne font le génie. Amour ! Amour ! Amour ! Voilà l’âme du génie.

Auteur : Daniel Guénette

Écrivain québécois. Publie ouvrages de poésie (dont Varia au Noroît) et romans (Dédé blanc-bec, etc. à La Grenouillère). Ai enseigné la littérature au niveau collégial. À la retraite depuis 2011. Me consacre à des lectures dont je rends compte sur mon blogue : Blog de Dédé blanc-bec : 4476:HOME:BOLG Notice biographique (voir L'Île : litterature.org) Daniel Guénette est né le 21 mai 1952. Il est originaire de Montréal. Il a vécu son enfance et la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il produit alors deux recueils de poésie (Traité de l’Incertain en 2013, Carmen quadratum en 2016) et un récit (L’École des Chiens, en 2015). Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article très élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2013 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée de manière positive par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier, sur Blogues Église catholique à Montréal : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. »). Dominic Tardif, dans le Devoir, 4 juillet 2015, a rendu compte chaleureusement de ce récit. Il a souligné qu’avec ce dernier, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, ce récit a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On peut lire ses plus récentes recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique.

5 réflexions sur « Marie-Hélène Voyer : Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde : Poésie/Essai : Les Éditions La Peuplade : 2022, 214 pages »

  1. Un incontournable de 2022 qui vaut bien des grands classiques. J’ai été habité par l’univers dans lequel nous plonge l’autrice avec sensibilité et authenticité. Bravo pour la lecture que vous en avez fait Daniel. C’est tellement juste

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