
Un roman ressemble toujours plus ou moins à un tour de magie. L’un et l’autre produisent des illusions, ayant affaire avec le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire. En un sens, le romancier en racontant une histoire réalise à sa manière un tour de magie. Il fait apparaître sous les yeux de ses lecteurs un monde dont la substance est illusoire, l’histoire qu’il raconte ne se concrétisant qu’en vertu de la crédulité, de la bonne foi, de la complicité du lecteur, lequel a tôt fait d’abandonner à l’illusionniste une part de sa raison face à qu’il sait n’être qu’une représentation, une manière de spectacle, un miroir de la réalité. Mais si quelque chose distingue profondément la magie de l’art romanesque, c’est peut-être surtout l’aspect symbolique inhérent au second. On peut peiner à identifier le propos d’un roman, mais il est rare qu’il brille par son absence. Les romanciers semblent généralement avoir quelque chose à dire. Du moins, cela paraît-il souhaitable. Il leur arrive de ne pas savoir ce qu’ils disent, d’ignorer ce que leur œuvre peut signifier, mais leur magie n’est jamais totalement dépourvue de significations. Elle rime à quelque chose. Si bien que, outre l’intérêt premier que l’on trouve aux histoires racontées, à l’art qui s’y déploie à travers le mot à mot de la phrase, dans la structure du récit, dans l’enchaînement des péripéties, que l’on soit ou non tenu en haleine par celles-ci, quelque chose dans un roman relève de ce que l’on appelle une vision du monde, en quoi réside essentiellement ou presque la portée d’une œuvre, limon résiduel déposé dans l’âme du lecteur, agrégat d’impressions qui le hanteront longtemps après que le roman ait été lu.
Un tour de magie titille notre curiosité. On s’interroge. Comment cela est-il « fait » ? En quoi consiste le truc ? Une fois passé l’émerveillement, on voudrait comprendre.
On peut également vouloir scruter le mode de conception d’un roman, tenter de s’immiscer dans ses arcanes, se montrer attentif à son mode de fabrication. Mais au-delà des manœuvres du romancier, on cherche à interpréter ce qu’il a produit. Quitte à jongler encore et toujours avec de nouvelles interrogations, qui souvent resteront sans réponse.
Très tôt, lisant Le meilleur tour de magie de David Cloverfield, l’on songe que ce roman fort étonnant procède sûrement de l’allégorie. On a dit de La peste de Camus qu’elle consistait en une allégorie. Qu’elle devait être lue au second degré, qu’elle traitait de la résistance en temps de guerre, qu’elle renvoyait à celle dont venaient tout juste de sortir Camus et ses contemporains. Puis, lors de la récente pandémie, voilà qu’on se mit à la relire, cette fois en la prenant au pied de la lettre. On en fit un nouvel usage. L’interprétation la fit passer de l’allégorie au récit réaliste. D’ordinaire, on reconnaît l’allégorie entre autres au fait qu’elle est tirée par les cheveux ; elle s’apparente davantage au merveilleux qu’à la banale réalité de tous les jours. C’est qu’elle symbolise. Une chose est certaine, même si le dernier roman de Louis-Philippe Hébert est par endroits criant de réalisme, l’action qui s’y déroule sort tout à fait de l’ordinaire, au point où l’on croira être en droit de parler à son sujet non pas de merveilleux, comme on en voit dans les contes, mais de fantastique, comme il s’en trouve chez un Edgar Allen Poe, quoiqu’il serait sans doute plus juste d’évoquer la figure d’un Franz Kafka ou, osons-le dire tout simplement, celle de notre auteur lui-même, tant sa démarche est originale.
En nous plongeant dans le monde parallèle où sont précipités les personnages victimes du tour de Cloverfield — le magicien les fait disparaître —, l’auteur nous les montre dans le lieu même de leur séquestration. Il y a là un mystère assez inquiétant. En effet, où donc vont se loger les objets, ici les personnes, lorsque les magiciens les font disparaître ? Ce lieu, où qu’il se trouve, il se pourrait bien, dans le cas qui nous intéresse, qu’il ne se situe nulle part ailleurs que dans les pages de ce roman. Je hasarde cette hypothèse et suis immédiatement conduit à me dédire, à la rejeter, à penser que tout ce qui se passe dans cette histoire ne trouve finalement place et ne se produit que dans la tête du personnage principal. Mais, allez savoir ! Hébert est un magicien qui a plus d’un tour dans son sac.
Il faut ici s’abandonner, comme on le fait dans un spectacle de variétés, céder la gouverne des opérations à l’auteur, entrer dans son jeu, lire d’abord son histoire au premier degré. La chose en soi se suffit à elle-même. On la lit avec plaisir. Elle sort de l’ordinaire, et cela est plutôt paradoxal, puisque son protagoniste est un être en apparence plutôt ordinaire. Rarement les romanciers parviennent-ils à intéresser leurs lecteurs et lectrices avec des héros aussi ternes, des types à qui il n’arrive strictement rien, dont le quotidien est fait de répétitions, des individus qui cherchent désespérément à se tenir à l’écart de tout mouvement, à se prémunir de tout accident, de tout événement. Il y a donc ce personnage, Grégoire Gavier, un bonhomme qui sort de l’ordinaire à force d’être si ordinaire, de s’effacer. Il est un être voué de naissance à la disparition. Le faire disparaître sur la scène de la Place des Arts, cela va comme de soi.
En résumé, voici la trame du roman. Grégoire reçoit un billet par la poste, gracieuseté du magicien. Il est invité au spectacle de magie de David Cloverfield. Il hésite à rompre sa routine. Notre fonctionnaire, il travaille à la SAAQ, choisit finalement d’honorer cette invitation. Mal lui en prend. Lui, timoré, homme invisible de nature, timidement enfoncé dans son siège, se trouve bientôt contraint de l’abandonner pour monter sur scène à bord d’un minibus. En comptant le chauffeur, ils sont bientôt douze à bord de ce petit engin. On aura compris que le tour de Cloverfield consiste à faire disparaître tout ce beau monde. En un temps deux mouvements, la chose est faite. Voici la petite équipée plongée dans la plus totale et terrifiante obscurité, au milieu de nulle part. Enfermée dans une temporalité où le temps lui-même ne passe plus. Enfermée comme à l’intérieur d’une bille. Bien entendu ce qui semble devoir durer toujours, cet arrêt de tout où eux s’interrogent et désespèrent — les a-t-on oubliés ? — tout cela finit par finir lorsque finalement David Cloverfield, mais cela prendra plus de trois cents pages, les ramène au grand jour. Fin du spectacle ! Fin du roman.
Eh bien ! se dira-t-on, c’est tout ?
Évidemment non. Entre la première et la dernière page, il y a tout un monde, toute une vie. Ça grouille terriblement. Et tout se passe, me semble-t-il, entre deux oreilles, dans la pensée où se déroule toute une vie, celle de Grégoire. Réfractaire à tout, fuyant tout contact avec les autres — il ne veut toucher personne, être touché par personne — il est une sorte d’autiste de très haut niveau. Durant l’éternité de son enferment au creux de la nuit où l’a projeté le magicien, il est amené à remonter le fil de sa vie jusqu’à sa petite enfance, à la revivre, comme l’on dit que cela se produit lorsqu’une vie se résume et se consume. Dans cette obscurité se produit un étrange phénomène, tout se passe comme s’il entreprenait une thérapie en mode condensé, il fait des liens entre ce qu’il est et ce qu’il a été.
Ainsi revivons-nous avec Grégoire les grands moments de son existence. À commencer par ceux qui n’ont rien de très particulier, c’est-à-dire ceux qui meublent si pauvrement sa vie de fonctionnaire. Tout au long du roman, nous serons ramenés à l’univers de la SAAQ. Des liens seront faits entre la situation où se trouvent les douze captifs et celle où manœuvrent Grégoire et ses compagnons de travail. Une part de l’intérêt que représente la lecture du roman réside dans ces liens.
Des scènes fondamentales ont marqué le jeune Grégoire, enfant, puis adolescent et jeune adulte. À elles seules, elles valent le détour, étant chacune comme autant de perles que pourrait en receler une huître magique ou plutôt des billes — qui lira verra l’importance que revêtent celles-ci pour Grégoire. Ces moments constituent les temps forts non seulement de l’existence de Grégoire, mais également ceux du roman lui-même. Au sein du grand récit, celui où plus rien ne se passe, on aura compris que ces passages brillent en quelque sorte d’une lumière éclairant tout le récit, donnant du sens à la grande noirceur où Grégoire et ses acolytes ont été plongés par le magicien.
Ces scènes, j’insiste, sont enlevantes. Elles relèvent du grand art. Il y a eu dans l’enfance de Grégoire une explosion. Le pire a été évité de justesse. On assiste à cet accident. Ce que raconte l’auteur est alors saisissant de réalisme. Le paranormal, si l’on peut user ici de ce terme, se trouve être la chose la plus normale qui soit. Contrairement aux opérations magiques reposant sur l’illusion, celles qui animent la psyché entretiennent, évidemment de manière surréelle, des rapports avec la réalité et ne la faussent en rien, ne la trafiquent pas de manière substantielle.
Telle est la vérité des songes, telle est la vérité que sondent les mensonges romanesques.
Le mensonge romanesque révèle des vérités. Chez Hébert, il le fait dans le moindre détail. Ainsi rencontre-t-on dans l’histoire qu’il nous raconte des passages de discours à l’état brut, qui se détachent du récit tout en s’y rattachant de manière à former des énoncés lapidaires, possédant leur valeur propre, sorte d’aphorismes. On voit çà et là des observations, des remarques du narrateur qui donnent à réfléchir : « Il n’ignorait pas à cette époque qu’on créait une fiction toujours autour ou tout juste à côté de ce qu’on voulait être. Comme on écrit toujours autour ou tout juste à côté de ce qu’on voudrait écrire. » : « Chaque fois qu’il parle, il apprend un peu plus à se taire. » : « Comme tout le monde, mais sans avoir à passer par une expérience conjugale, sa vie finit par devenir une routine. » : « C’est à la mère que l’on doit l’origine de la fiction. » : « Mais c’est le propre des grands artistes comme des grands écrivains de reprendre ce qui serait une banalité et de transformer cette banalité en miracle. » : « À force de vouloir voir, ils finissaient par voir n’importe quoi. » Cette dernière phrase, dans le contexte où elle se trouve, incite à croire que l’histoire de Grégoire est comme je l’ai mentionné une allégorie, qu’elle doit être interprétée, et que son interprétation sans doute saura varier d’un lecteur à l’autre.
Puis on lit ceci : « Comme s’il y avait quelque chose à comprendre. » Mais c’est de la vie qu’il est ici question. Doit-on chercher à y comprendre quelque chose ? Ce roman, on le voit, n’est pas étranger à des questionnements d’ordre philosophique. Et plus loin, alors que les passagers de l’autobus dit « l’Autobus de l’enfer » désespèrent d’être plongés dans le noir absolu, apparaît au-dessus d’eux un énigmatique point blanc, comme une étoile, qui n’est pas sans faire songer à celle des Rois mages, enfin, c’est un point, une hallucination peut-être : « À force de vouloir voir, ils finissaient par voir n’importe quoi ». Ce point blanc s’apparente à une lueur d’espoir. Dieu ? Enfin ! Il y a ici une allégorie si l’on veut, dans laquelle on verra ce qu’on voudra, mais certes, ce ne sera pas n’importe quoi.
Voilà ! Cette trop brève présentation est loin de rendre justice à cet imposant roman. Je laisse délibérément en suspens des subtilités (il eût fallu parler du narrateur : il montre le bout du nez çà et là dans le récit, mais ne se manifeste pleinement qu’à la toute fin du roman, nous faisant alors comprendre qu’en disparaissant Grégoire a entamé une véritable plongée au cœur de son enfance ; je parlais ci-haut d’une analyse, d’une manière de psychanalyse. J’ai négligé non sans regret quantité d’aspects traités dans ce roman. On ne peut pas tout dire.
Je tiens cependant à souligner la qualité de l’écriture de Louis-Philippe Hébert, dont le style est remarquable, un Flaubert l’adouberait. J’admire également l’étonnante précision du lexique de l’auteur, à croire que tout comme son personnage, il est une manière de savant. Peu d’écrivains savent décrire avec autant d’acuité le monde réel et les objets qui s’y rencontrent. Hébert se montre habile à décrire les choses autrement que de manière impressionniste : « Un briquet ! La forme oblongue du réservoir. La petite palette. Le rouleau texturé pour le pouce. La meule frottant sur la pierre à feu. »
Il se pourrait que Le meilleur tour de magie de David Cloverfield soit le meilleur roman de Louis-Philippe Hébert. L’auteur n’a sans doute pas encore dit son dernier mot. Il nous réserve peut-être d’autres prestidigitations romanesques tout aussi savoureuses. Espérons-le.

Je lirai certainement ce livre
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Lire ce roman, c’est entrer dans la tête d’un type qui sort de l’ordinaire. Hébert est un artiste de haut niveau. Il ne travaille pas dans l’émotion (la sensiblerie), mais dans la psyché, il cherche à atteindre le feu central, le cœur du problème de son protagoniste. Bonne lecture !
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Bonjour Daniel,
Il me semble que la similitude entre le tour de magie et un roman peut aussi s’appliquer à un poème. Qu’en penses-tu? N’est-ce pas aussi le propre du poème de nous amener dans un monde particulier, de nous jouer un tour ou nous le faire faire, de nous monter un bateau?
Tes deux ouvrages sont-ils rendus en librairie?
Merci encore pour tes toujours aussi «merveilleuses petites études»!
Amitiés,
Laurent
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Oui, mais dans un cas comme dans l’autre, roman et poésie, il ne s’agit pas de berner le lecteur, de lui faire prendre un mensonge pour une vérité. L’un et l’autre disent à leur façon, autrement, des sortes de vérités. Un sentiment d’étrangeté s’empare un peu du lecteur dans les deux cas , le lecteur étant comme tu le dis amené dans un monde particulier, et cela est, en effet, un phénomène qui s’apparente à la magie.
Quant à mes deux livres, mieux vaut appeler les libraires avant de se rendre en librairie, sinon tu risques de retourner chez toi les mains vides. Le recueil devrait être disponible depuis hier et l’essai le sera la semaine prochaine, le 15. Merci Laurent.
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