
J’ai vécu le jour des merveilles
Vous et moi souvenez-vous-en
Et j’ai franchi le mur des ans
Des miracles plein les oreilles
Notre univers n’est plus pareil
J’ai vécu le jour des merveilles
Louis Aragon
Dans le poème de Louis Aragon, la vie est en amont. Pour lui, la chambre est noire et la lumière du jour, chose du passé. Après les « miracles plein les oreilles », on pourrait croire que se fait entendre le silence de la mort. Or si le silence règne dans les chambres noires de France Bonneau, on y entend toutefois quelques chants d’oiseaux. Malgré leur obscurité, ces chambres recèlent une certaine lumière, que le poème libère, une lumière de réconciliation fragile, mais tenace, maintenue sous le boisseau et que le deuil laisse finalement filtrer.
La mort représente un mal individuel, une souffrance intime. La nôtre nous est parfois légère, celle de nos proches nous atterre. On peut la chanter plus ou moins bien, trouver ou non les mots pour exprimer notre chagrin, mais qu’ils chantent ou non, nos pauvres mots, quand bien même ils seraient riches, altèrent peu la douleur fondamentale qui nous les inspire. À la base, la souffrance provoquant chez les uns le besoin de recourir au poème diffère très peu de celle qu’éprouve le commun des mortels lorsque la mort s’abat tout autour et fait ses ravages. Qu’on se taise ou non sur son passage, la mort nous enferme dans ses chambres noires. France Bonneau parvient à y voir un peu de lumière et même beaucoup.
Parce que la mort est un phénomène universel, un thème si fréquemment abordé en poésie, il est difficile d’en traiter de manière originale. De grands auteurs, comme Malherbe par exemple, n’ont su éviter les lieux communs, justement en raison du fait que la mort soit si répandue. Il écrit : « Le malheur de ta fille au tombeau descendue /Par un commun trépas », et plus loin nous lisons les vers suivants qui soulignent l’universalité de la mort.
La Mort a des rigueurs à nulle autre pareilles :
On a beau la prier ;
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles,
Et nous laisse crier.
Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,
Est sujet à ses lois ;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend point nos rois.
Malherbe a beau avoir été lui-même atteint par les « rigueurs » de la mort (« De moi déjà deux fois d’une pareille foudre / Je me suis vu perclus »), ce qu’il écrit à son ami Du Perrier n’a rien de véritablement personnel. Avec ce poète, précurseur du classicisme, on s’éloigne de ses propres sentiments, on tente plutôt d’exprimer l’universel. Dans La contagion du réel, Gaëtan Brulotte écrit : « C’est renversant ce génie bien humain de prendre ses distances du familier pour s’en émouvoir et le diriger vers un destin plus élevé. »
On peut voir à l’œuvre au moins deux tendances opposées en littérature. D’une part, la romantique, celle qui consiste à partir du particulier pour atteindre l’universel (« Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » Hugo) ; d’autre part, la classique, celle de la distanciation, où l’individu qu’est le lecteur ou le spectateur est indirectement interpellé à travers une expression dont l’auteur s’est lui-même retranché, gommant toute marque de ses propres affects, si cela est possible.
France Bonneau s’inscrit tout naturellement dans la première tendance. Elle écrit au « je ». Elle évite toute forme de distanciation. Elle parle en son nom, de manière toute personnelle. Il est possible que ce faisant, elle parvienne à toucher davantage ses lecteurs et lectrices. Elle ne fait peut-être pas ce pari, mais elle peut le remporter auprès de certains, du moins auprès de ceux et celles qui savent entendre et apprécier une parole directe que ne gagne aucun autre souci que celui d’une véritable authenticité. Cela ne fait aucun doute, France Bonneau parle d’abord et avant tout avec son cœur.
Ses poèmes sont simples. Ils sont, on l’aura compris, franchement personnels. Du reste, ils s’adressent à des intimes ou concernent au premier chef des êtres chers. La dédicace sur ce plan est tout à fait claire : « Pour les vivants et les disparus. » Ces vivants et ces disparus sont « ses » vivants et « ses » disparus. Ce sont la mère, la maman de la poète, son frère, une tante ou même Dédé Fortin, que la poète a ou non connu personnellement, cela ne change rien à l’affaire, il était un frère pour la plupart d’entre nous. D’autres aussi occupent les chambres noires de la poète. Pour chacun et chacune, celle-ci trouve les mots afin de dire adieu, afin de dire l’amour et la souffrance qui perdurent.
Dans l’un des derniers poèmes du recueil se trouve un dialogue. On pose une question : « Et pourquoi écris-tu encore ? Je comprends mal ce besoin d’avoir / une feuille devant toi. » Ce à quoi la poète répond : « Mais c’est justement pour défaire les nœuds du silence. / Les percer à point de mon humeur, de ma résistance, et / libérer mes émotions. Toutes mes émotions. »
La distanciation est pour les uns le terme ultime, elle prend toutefois sa source au plus près de l’être, dans ses émotions premières. Celles que la mort suscite en nous aspirent à la lumière.
Il fait doux à éveiller la nuit à ses étoiles.
Tant que durera la luminosité des heures
nous ne pourrons ni dormir ni fermer les yeux.
La beauté nous tiendra compagnie encore quelques heures.
Si Dieu a un pays, c’est celui d’aujourd’hui
celui où nous sommes assis en retrait de tout bruit, de toute discorde.

La marche est haute entre le particulier et l’universel, le simple, le personnel authentique et la beauté transcendante ou distinctive. Difficile ici de goûter ce mystérieux phénomène.
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