232 pages tout simplement captivantes, dont l’intelligence est remarquable. 232 pages offrant un plaisir croissant de chapitre en chapitre, si bien qu’à la fin, on voudrait que cela se poursuive encore. L’auteur raconte une histoire troublante, et ce, pas seulement parce que dans les dernières pages il fait mention d’un véritable malheur. Un malheur sur la nature duquel je refuse de m’attarder. Il a trait à l’inéluctable, dont personne n’est à l’abri, pas même le plus doué des écrivains. Roy a écrit un merveilleux ouvrage. L’heure est aujourd’hui à la célébration.
J’ai dit que ces pages sont captivantes. Voici en quoi. Elles nous présentent des personnages hors-norme, des originaux, comme disait l’autre des détraqués. Ces derniers évoluent dans le domaine de l’art. Ce sont des faussaires. Leur activité soulève des questions passionnantes. Si le roman de Roy est un « page-turner », ce n’est évidemment pas en raison des rebondissements de l’action, quoique … certains passages du roman prennent des allures de roman policier, je veux parler entre autres de celui où le héros, Réal Lessard, fuit les États-Unis. Il traverse la frontière, cherche à se terrer dans les Laurentides. Il est menacé de poursuites judiciaires, des enquêtes ayant mené à établir les liens étroits qu’il entretient avec un marchand d’art frauduleux.
Si je parle de « page-turner », c’est que tout dans ce roman a de quoi piquer notre curiosité. C’est avec à-propos que l’auteur interroge et analyse la question du « faux » dans le domaine de l’art. On le suit à travers les méandres où le conduit sa réflexion. Je dis bien réflexion. Et mes lecteurs pourraient se dire ici que réflexion et fiction ne font pas toujours bon ménage, qu’il faut éviter de mélanger les genres, que le roman est affaire de vie et de passion, que des « idées », s’il en charrie, doivent apparaître en sus ou par la bande. Eh bien ! Qu’à cela ne tienne.
J’insiste, « page-turner », mettons page-turner intellectuel et littéraire. Sans pour autant être un intellectuel, tout lecteur que l’intelligence d’un destin tordu fascine, tout lecteur intéressé par les questions que soulève une conduite où des frontières morales sont allégrement traversées, tout lecteur qui a un tant soit peu d’esprit dévorera ce livre. Voici pourquoi. Son auteur aborde, sans lourdeur aucune, de très graves questions. Dont celle de l’identité. « Sans lourdeur » réfère ici au ton, au style de l’écrivain, à sa manière, autrement dit à la composition de son roman.
Le ton dans ce roman ne déchire pas les tympans du lecteur. Entendons par là que les grandes émotions, les passions dévorantes, ainsi que les frissons parcourant la peau de Réal Lessard et de ses compères ne trouvent nullement écho dans la voix du narrateur. Il n’emboîte pas le pas aux émotions que ressentent ses personnages. Et lorsque lui-même, le narrateur, parle justement de lui-même, de ce qu’il vit ou a vécu, troubles de l’enfance et plus tard ce « malheur » dont il confie avoir reçu l’annonce in extremis, à la toute fin de son roman, jamais aucun trémolo n’affecte le ton de son récit. Ce n’est pas qu’il soit froid, mais Simon Roy, du moins dans ce roman, manifeste l’espèce de maîtrise propre à certains êtres réfléchis, qui savent un tant soit peu contrôler leurs émotions. Cette espèce de neutralité dans le ton crée comme un effet d’aspiration; en cela qu’elle laisse place au lecteur, la neutralité du ton favorise son avancée, sa progression dans l’histoire, crée l’équivalent d’un appel d’air : le lecteur s’y engouffre avec délectation.
Le style va de pair avec le ton. Si l’intelligence de l’auteur règle la hauteur du ton et s’assure de le modérer, s’agissant d’écriture elle ne peut toutefois faire fi de son savoir-faire. Attention ! je ne dis pas qu’il eût été préférable que l’auteur fasse comme s’il ne savait pas écrire, qu’il néglige et maltraite ses dons. Bien au contraire, force est de constater que son savoir-faire et sa maîtrise contribuent grandement au plaisir que nous prenons à le lire. C’est dire que Roy en écrivant ne jette pas sous les yeux du lecteur des obstacles langagiers destinés à freiner sa course. De toute évidence, son intention n’est pas d’éblouir par la complexité artificielle du discours ou par une haute voltige qui en mette plein la vue. La phrase de Roy cependant éblouit, par ses qualités, sa concision, très souvent par sa beauté. Un lecteur, et assurément je suis ce lecteur, et bien entendu il est souhaitable qu’il puisse s’en compter plus d’un, se montre sensible à tant de finesse expressive et littéraire. Il apprécie qu’un auteur sache véritablement écrire, apprécie que l’histoire qu’il raconte soit bien racontée, que le sujet traité le soit avec brio, avec clarté. On me dira que je parle de finesse, de beauté, et que tout cela est hélas bien vague. Je ne sais quoi répondre à ces reproches. Ils sont pertinents, je l’admets. Je devrais, n’est-ce pas, à tout le moins fournir des preuves afin de justifier ce qui chez moi n’est rien moins qu’un engouement ?
Où sont mes preuves ? Ouvrez le livre. Lisez ! Que dire de plus ?
J’affirme que ce livre se lit facilement. Cette facilité avec laquelle nous le lisons doit être due au fait que l’auteur en a soigné les composantes, qu’il l’a écrit comme je viens de le mentionner en soignant l’écriture, ce qui cependant ne laisse ici aucune place à une esthétisation de type parnassienne. À vrai dire, sa manière est franchement originale. Elle risque de dérouter certains lecteurs. Elle en séduira toutefois de nombreux. J’ai parlé de l’absence de lourdeur. Cette absence est également favorisée par la manière ou si l’on préfère la composition. Les deux ici sont inextricablement liées. Le romancier qu’il le sache ou non suit l’une des recommandations du Boileau de l’Art poétique. « Voulez-vous du public mériter les amours ? / Sans cesse en écrivant variez vos discours. / Un style trop égal et toujours uniforme / En vain brille à nos yeux, il faut qu’il nous endorme. / On lit peu ces auteurs, nés pour nous ennuyer, / Qui toujours sur un ton semblent psalmodier. / Heureux qui, dans ses vers, sait d’une voix légère / Passer du grave au doux, du plaisant, au sévère ! »
Certes, Roy n’écrit pas des vers. N’empêche ! Il apporte énormément de variété dans son récit. Cette variété est accentuée par le fait que les nombreux chapitres de son roman sont brefs. Si bien qu’après avoir lu les deux ou trois pages d’un chapitre, ce qui suit diffère totalement soit par le sujet, soit par la manière, sans que pour autant l’unité et la pertinence du roman ne soient mises en péril. L’auteur a sur le mode romanesque usuel traité d’un épisode de la vie de Lessard, le voici qui adopte ensuite la manière et le point de vue de l’essayiste; il sort de la fiction pour réfléchir à la question du vrai et du faux dans les arts, à la question du mensonge dans la vie de tous les jours, dans celle par exemple de sa mère, la « vraie » mère biologique de Roy, une femme qui avait l’habitude de broder en racontant, en commérant au téléphone. Il n’y a qu’à lire pour constater la fraîcheur qu’apporte cette manière. Pour le plus grand plaisir du lecteur, l’auteur passe d’une scène marquante ou amusante de la vie de Lessard, où entre sans doute la plus grande part d’invention du roman, à des anecdotes appartenant à sa propre existence ou à des réflexions relevant de l’essai. S’il ne l’invente pas, cette façon de faire qui, me l’apprend l’auteur, se rencontre chez un Norman Mailer, contribue grandement à l’intérêt que génère son roman. Je n’en sais rien, mais je parierais que Simon Roy la renouvelle. Une chose est certaine, il y excelle. On me dira : « Que de fleurs ! » Attendez. Je n’ai pas fini.
Dans le chapitre curieusement intitulé « Je me suis toujours été un autre », Roy écrit : « L’écrivain américain Norman Mailer a pris un malin plaisir à brouiller la frontière entre l’essai, le pamphlet, le reportage et la fiction, et ce dans tous les domaines qu’il a explorés au cours de sa carrière d’auteur et de journaliste. » Ce malin plaisir, nous le retrouvons chez Roy. Dans la chute du chapitre où il parle de ce brouillage, il emprunte les mots suivants à l’auteur de Vie et mort d’Émile Ajar : « Je me suis bien amusé. Au revoir et merci. » Gary, c’est là un pseudonyme, mais « What’s in a name? » (Roy travaille sur la question du nom et de l’identité : il réfère ici à la réplique de la Juliette de Shakespeare : « What’s in a name? »), Gary, dis-je, est à l’origine d’un canular littéraire qui force l’admiration. Le moins que l’on puisse dire, c’est que son exploit donne à penser, à repenser le fait littéraire, à remettre en question des pratiques, des credo, des dogmes littéraires. La supercherie n’avait rien d’anodin chez lui. Elle trouvait son fondement dans le besoin qu’il éprouvait de se réinventer, de retrouver sous une nouvelle identité sa véritable « vérité ». Il a recouru au faux pour parvenir au vrai. Tout cela, Roy l’explique très bien. Il le fait sans oblitérer la question du plaisir, rappelant le « Je me suis bien amusé. » de Gary. Cette formule, il pourrait la reprendre à son propre compte. De même, Réal Lessard, bien que sa vie professionnelle ait été problématique et mouvementée, a lui-même éprouvé du plaisir à mentir au sujet de ses œuvres, à produire des tableaux dont certains allaient devenir, c’est du moins ce qu’il a prétendu, les plus réussis des grands maîtres des dix-neuvième et vingtième siècles.
Prenons ce magnifique Portrait de Jeanne Hébuterne. Il aurait été l’œuvre non de Modigliani, mais bien plutôt de notre célèbre faussaire québécois. « Aurait été » ou « a été » ? Que nous dit Simon Roy à ce propos ? De quel matériel dispose-t-il alors qu’il rédige son roman ? Il a fait de nombreuses recherches. Une bibliographie à la fin de l’ouvrage en témoigne. Eh ! Une bibliographie à la fin d’un roman ? Cela ne se voit pas tous les jours. Autre preuve si besoin était que ce roman est passablement original. Parmi les ouvrages qu’il a consultés se trouve L’Amour du faux. La vérité sur l’affaire Legros. Son auteur n’est nul autre que Réal Lessard, le personnage principal de Fait par un autre. Or Lessard est un faussaire doublé d’un mythomane. Comment peut-on se fier à ce qu’il écrit dans le livre où il relate la carrière de son amant, le fraudeur Fernand Legros ? Et où commence et où s’arrête la part fictive dans le roman de Roy ?
Autre question. Si le Portrait de Jeanne Hébuterne est un faux, en quoi cesse-t-il d’être une œuvre picturale digne d’admiration ? Il se trouve que ce tableau est l’un de mes préférés de Modigliani, peut-être celui que j’estime le plus. Voilà qui pour moi relance une des principales questions que pose le roman de Simon Roy, question que prolonge une kyrielle d’autres questions. Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Sur quoi sa valeur repose-t-elle ? En quoi ce qu’on appelle son authenticité joue-t-il un rôle dans sa valeur ? Que change une signature ? Que la signature soit vraie ou fausse, en quoi cela peut-il ou doit-il intervenir dans l’appréciation d’une œuvre d’art ? A-t-elle plus de valeur que la toile peinte par un inconnu talentueux cette croûte signée Picasso entrevue il y a peu au musée ? Elle était d’un brun caca et représentait un homme peu appétissant, une sorte de monstre mythologique, peut-être était-ce le peintre lui-même, peintre que soit dit en passant je révère. Lessard aurait été du genre à comprendre la manière des peintres, parvenant à se glisser dans leur psyché, à user de leur technique, de leur style pour créer des œuvres parfaitement en phase avec leur univers.
Le fragment où Roy déclare que ce portrait serait un faux se termine par une chute aussi percutante que toutes les autres du roman. Chaque chapitre fonctionne comme un fragment, un morceau nécessaire se rattachant librement à l’ensemble. J’ai d’abord été franchement séduit par l’habilité de l’auteur à terminer chacun d’eux par une ou deux phrases ayant bellement fonction de clôture. La fin du morceau qui traite des révélations de Lessard relatives à ce portrait est la suivante : « Mais tout cela, c’est Réal Lessard qui le dit … »
Pourtant si Lessard dit vrai, cela ne change rien à l’estime que nous pouvons avoir pour ce tableau. Il devrait plaire indépendamment de l’identité du créateur auquel il se rattache. Que ce dernier soit le vrai ou le faussaire, peu importe. Encore une fois, qu’est une signature ? Valéry rappelait que l’on ne s’enivre pas avec des étiquettes de bouteille.
On s’enivre en tout cas en lisant le roman de Simon Roy. De plaisir et de connaissances, de finesses et de subtilités. L’auteur assurément est un homme instruit, un intellectuel. Mais j’insiste sur ce point, le lecteur frileux qui redoute l’intellectualisme n’a rien à craindre de ce roman. Son dispositif est tel que son contenu se laisse facilement et agréablement appréhendé. À supposer qu’on ignore à peu près tout de l’art et de la littérature, que nous soient inconnus des noms comme ceux de Matisse ou Vlaminck, de Borges ou du théoricien de la littérature que fut Gérard Genette, de nos écrivains Mavrikakis et Alain Farah, rien dans ce roman ne freinera l’appétit d’un lecteur curieux. Il se découvrira des intérêts insoupçonnés pour la philosophie de l’art.
Roy qui n’est pas n’importe qui a écrit un roman à la portée de n’importe quel lecteur digne de ce nom. Quand l’intelligence d’un auteur pétille à ce point, elle est fortement communicative. Une anecdote personnelle relatée par Roy jette un éclairage intéressant sur son parcours intellectuel et créatif. Jeune étudiant en littérature, il a jour caressé le projet de composer un « ouvrage cérébral constitué d’un collage de citations ». Roy aurait emprunté à des auteurs, à des philosophes. « Je faisais, écrit-il, le pari stupide que de la juxtaposition aléatoire des fragments surgiraient des étincelles de sens, du moins chez ceux de mes cinq ou six lecteurs éventuels qui se seraient senti la volonté de leur en accorder. » On le voit, le sens de l’autodérision est aigu chez notre auteur. On remarque surtout à une certaine étape de son parcours une certaine propension au formalisme, à la pratique de l’écriture textuelle. Ce souvenir qu’il évoque lui a « rappelé à quel point [il avait] pu être un petit con prétentieux. » Le jugement est sévère. Mais ce n’est pas tout. Roy établit par la suite un lien entre ce projet qu’il juge fumeux et celui qui l’animait au moment où il projeta l’idée « de faire la lumière sur un faussaire des Cantons-de-l’Est ». En conclusion de quoi il écrit : « Toujours ce petit con prétentieux. Fondamentalement, rien ne change. »
Ce jugement péremptoire sur lui-même, pour amusant qu’il soit, est surtout fortement contestable. Rien ne change ? Heureusement, pourrait-on rétorquer. L’auteur inventait de savants dispositifs, il le fait encore. Il est cependant faux de croire que dans le cas qui ici nous intéresse rien n’ait vraiment changé. Ce savant collage dont avait rêvé le jeune universitaire, constitué d’emprunts, aurait correspondu à un ouvrage dont il n’aurait pas écrit une seule ligne, mais dont néanmoins, un peu à la manière du faussaire, il aurait tout de même été l’auteur. Du reste, ce qui fait bien ressortir la relative fausseté de ce jugement négatif, c’est la différente nature des deux projets. Le premier était fondamentalement jeu, construction, architecture textuelle, casse-tête formaliste. Son fond était sans fond, indéterminé, plus aléatoire que le vent de l’esprit qui eût soufflé sur des pages sans doute vides de sens. On est loin de pouvoir parler en ces termes de Fait par un autre. La composition de ce roman a beau être réglée au quart de tour, être éblouissante d’inventivité, l’ouvrage qui en résulte ne tourne pas à vide. Ce roman est porteur de sens. Il est marqué par une profonde humanité. La part autobiographique, où s’immisce peut-être une pointe romanesque, nous n’en savons rien, témoigne de l’importance que revêt pour Roy l’écriture d’un texte dont la rédaction, on le devine, a dû être pour lui éprouvante, dans la mesure où comme l’écrivait naguère un Leiris il se sera agi pour lui d’affronter la corne du taureau, de plonger dans son passé, d’y remuer les braises encore vives sous les cendres de ses proches.
Vers la fin du roman, Simon Roy en quelques lignes a su brillamment présenter son ouvrage. « Le plus marrant, c’est que je pourrais envisager ce projet de livre sur Lessart comme un véritable roman, ou quelque chose s’en approchant. Les premiers chapitres se présenteraient comme le récit de sa propre genèse, ancré dans ma vie réelle. Une œuvre hybride qui relaterait les hésitations, les ratés, les difficultés que j’aurais eues à surmonter pour la mener à terme. J’y inclurais des passages autobiographiques qui s’entremêleraient à des épisodes fictifs. Je procéderais en exploitant la forme de courts chapitres, ces fragments qui reflètent le chaos aussi éclaté qu’insaisissable de nos existences. L’auteur — à tout le moins la perception qu’il a de lui-même en tant qu’auteur — y tiendrait aussi les rôles de personnage secondaire et de narrateur. »
J’hésite à conclure ce billet. Je songe à l’ineptie dont Flaubert frappait toute velléité de conclusion. Des sentiments contradictoires s’emparent de moi. Moi qui d’ordinaire me montre réservé dans mes rares éloges, aurais-je été à ce point enthousiaste en l’absence de sombres nuages s’abattant aujourd’hui sur la tête de ce jeune auteur ? J’ose croire que l’inéluctable n’a pas influé sur mon jugement. Peut-être aurais-je hésité à déclarer que Fait par un autre est un ouvrage génial. Chose certaine, je l’aurais pensé. Ce livre est génial. Qui plus est, il est touchant.
Sommes-nous ici dans les eaux de ton Miron, Breton et le mythomane?
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En effet, mon ami. Tu as raison. Les manières diffèrent, mais la question du faux l’intéresse lui aussi. Je te recommande fortement de lire son roman. Il se pourrait que ce soit son dernier. Ce jeune romancier (il a autour de 50 ans) est gravement malade.
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Bien reçu Daniel. Merci.
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