L’écriture de France Cayouette est silencieuse. Ses poèmes s’écrivent au milieu du bruit. Il convient de les lire silencieusement.
Je les lirai ainsi en prenant appui sur deux ouvrages récemment parus au Noroît. Le premier est un recueil d’essais. Antoine Boisclair en est l’auteur. Il est intitulé Un poème dans le bruit et a pour sous-titre Lectures silencieuses. Le second est le plus récent recueil de Rachel Leclerc. La chambre des saisons de cette auteure accorde tout comme Doublure du monde une place importante à la maison et à la fenêtre d’où l’on observe la mer.
Antoine Boisclair privilégie la lecture du type de poèmes qui « sollicitent une forme d’attention difficilement conciliable avec le mode de vie qu’on nous impose, offrent un asile au milieu du bruit, non pas une tour d’ivoire isolée du monde, mais plutôt un espace de recueillement. » Les poèmes qu’on lit dans Doublure du monde correspondent tout à fait à ce genre de poèmes. Boisclair écrit : « Le poème répond au monde qui nous entoure. Il constitue un espace de liberté bordé de silence, une chambre d’écho où le son et le sens se répondent. Plus efficace quand la ‘‘voix et [la] langue se reposent’’, écrirait saint Augustin, la lecture permet d’écouter ce qui se joue dans cette chambre, de sonder sa profondeur muette. » J’aime croire que la tranquillité qui se dégage des méditations de France Cayouette correspond de manière exemplaire à la qualité de silence que recherche Boisclair.
D’un des essais du livre de ce dernier, j’extrais une parenthèse ouverte alors qu’il commente un poème d’Abraham Moses Klein intitulé « The Rocking Chair ». L’essayiste suggère que « le temps fait peut-être du surplace au lieu d’avancer en ligne droite comme on le croit ». Les poèmes, nous dit Boisclair, orchestrent « une rencontre entre le rythme et le sens, entre les allers-retours du vers et le balancement de la chaise ». Ils sont donc en quelque sorte des chaises berçantes, d’où le titre de ce petit essai consacré au poème de Klein : « L’immobile mouvement du poème ».
Il n’y a pas de chaise berçante dans les poèmes de France Cayouette. Il pourrait cependant y en avoir. Plusieurs poèmes du recueil font mention de l’intérieur de la maison. Le décor y est silencieux, semble échapper à l’emprise du temps, être immobile au milieu de la maison. La présence de la poète s’y fait discrète. Celle-ci accomplit des gestes imprégnés de lenteur, sa main écrit, verse le thé dans une tasse. La lumière et le vent agissent tout autant qu’elle sinon davantage. Et le lecteur dans cet univers ne peut que s’introduire avec lenteur, comme sur la pointe des pieds, respectueusement, sans faire de bruit.
Ce ne sont là que des impressions, les toutes premières. Une lecture véritablement silencieuse ne s’ouvrira que progressivement au dialogue offert par les poèmes de Cayouette.
Je veux revenir à la parenthèse de Boisclair et la relier au recueil de la poète. Il suppose que « le temps fait peut-être du surplace au lieu d’avancer en ligne droite comme on le croit ». À vrai dire, il serait faux de prétendre qu’entre le premier poème de Doublure du monde et le dernier « rien n’aura eu lieu que le lieu ». J’emprunte à Mallarmé la citation qu’on vient de lire et tiens justement à préciser qu’il se passe quelque chose dans le recueil de Cayoutte, que les poèmes, pour immobiles qu’ils soient, bougent justement ainsi que le laisse entendre Boisclair. Du mouvement, un premier exergue puisé chez Yvon Rivard en imprime à l’ouvrage : « /…/ pour ne pas oublier quelle nuit la lumière a dû traverser jusqu’à moi. » Néanmoins, il convient de remarquer que la poète a pris soin d’encadrer en ouverture et en fermeture de son recueil tout le mouvement de ce dernier par deux poèmes qui reprennent systématiquement les mêmes mots : « Les maisons / trouent encore de noir / ce bleu de tous les bleus / qui s’avance ». C’est ainsi que débutent le premier et le dernier poème du recueil. Il faudrait lire attentivement les deux poèmes et les comparer afin de mieux saisir la nature de ce qui aura eu lieu entre le point initial du récit et sa clôture (on lit dans le premier poème les vers suivants : « il faudra que quelqu’un raconte / la batture des paupières » — on lit dans le dernier : « tu te lèves pour écrire »). En extrapolant, l’on pourrait suggérer que « ce qui se passe » dans ce recueil correspond plus ou moins à ce que Boisclair entend par l’immobile mouvement du poème. Le temps fait peut-être du surplace au lieu d’avancer en ligne droite comme on le croit. Et Cayouette peut-être s’intéresse à ce qui se trouve sur place, au monde autour d’elle et à la vie immédiate, au présent.
Chez Rachel Leclerc, le temps est plutôt affaire de mémoire. Son récit se marque avec netteté. C’est que la nature de son projet diffère de celui que se sera fixé Cayouette. Non sans de multiples méandres, des coudes et des courbes, le récit de l’auteure de La chambre des saisons s’enfonce dans le passé, s’efforce en recourant à la mémoire de recomposer les strates de son antériorité, les moments déterminants qui l’ont conduite de métamorphose en métamorphose à devenir qui elle est devenue.
La quête d’intériorité entreprise par l’auteure de Doublure du monde est sans doute plus mystérieuse. Son récit en tout cas est davantage fragmenté. D’un poème à l’autre, bien qu’un même ton et un même registre les unissent, les liens sont plus ou moins laissés à la discrétion et à l’imagination du lecteur, lequel doit consentir sa collaboration. Même au sein d’un même poème opère parfois ce phénomène qui, je crois, correspond en grande partie au mode de l’ellipse. Tout se passe comme si la poète avait entrepris de réunir dans le cadre du poème et des poèmes de son recueil des pièces non pas rapportées, non plus que disparates, ni non plus brisées, mais faisant à tout le moins l’effet que produisent les collages. C’est avec une grande minutie que sa main dépose sur la page du poème des espèces de « moments fragiles » qu’elle lie et coud les uns aux autres. C’est là encore une impression, que partiellement dément la structure extrêmement rigoureuse du recueil. Mais il n’y peut-être là aucun véritable paradoxe. Une chose est certaine, c’est au cœur du silence que les poèmes de ce recueil sont écrits ; ils ne peuvent être saisis que délicatement dans le silence réciproque de la lecture.
Œuvre concertée, consciencieusement fabriquée, Doublure du monde se présente en trois parties. Chacune d’elles s’ouvre sur deux exergues. À ces exergues succède invariablement un court texte de prose, lequel est évidemment produit par l’auteure. Puis, avant que ne commencent chacune des trois suites, ceci de très particulier, de très subtil et à mon sens d’inédit : une savoureuse trouvaille. La poète fait se succéder ce qui correspond à l’enfilade des titres qu’elle eût pu proposer pour les poèmes composant les trois suites. Bien entendu, la disposition de ces morceaux dans l’ouvrage est elle-même systématique, marquée visuellement par l’espace qu’ils occupent au sein des pages qui leur sont dévolues.
Ces titres ainsi agglomérés les uns à la suite des autres forment chacun un genre de poème nominatif assez particulier. Il dévoile les référents des poèmes qui suivront. Cela donne dans le premier cas ceci, à mon sens encore plutôt ingénieux : « Des maisons, des objets du salon, de ton lit défait, de l’escalier, du parquet, de la fenêtre, de la causeuse, du couvert, du pain, de la chaise de bois, du bol d’eau et de ta tasse vide »
À la lumière de cette kyrielle, revenons sur ce qui a été dit précédemment au sujet du mouvement. Les poèmes, on le voit, traiteront de divers objets, lesquels se trouvent dans la maison : objets du salon, lit, chaise, bol, tasse, etc. L’espace est habité par un « tu », double de la poète ou narratrice. Il s’agit de « ton lit défait », de « ta tasse vide ». Mais l’incarnation de la personne qui écrit est ici en quelque sorte réfléchie dans la doublure du monde qu’elle décrit. Son « solo n’a sa place que de temps à autre. » Ces derniers mots se trouvent au tout début du recueil. J’avais omis de mentionner leur présence. Elle est pourtant éclairante. La poète les a trouvés chez Rilke. La citation se lit comme suit : « Que ce soit le chant d’une lampe ou bien la voix de la tempête, que ce soit le souffle du soir ou le gémissement de la mer qui t’environne — toujours veille derrière toi une ample mélodie, tissée de mille voix, dans laquelle ton solo n’a sa place que de temps à autre. » Il me semble que France Cayouette s’est volontairement effacée de son tableau, de son collage, pour justement mieux faire entendre l’ample mélodie dont parle Rilke. Place donnée alors au monde au milieu duquel respire la maison de la poète. Place donnée à la lumière qui au petit matin allume les objets du salon ; à « une flaque de soleil » ; « à la fenêtre » ; à l’« inventaire » d’un monde à la fois extérieur et intérieur.
Comme je l’ai mentionné, au tout début de chacune des sections, un genre de poème colle ensemble ce qui aurait pu n’être que des titres, donnant alors les référents des poèmes contenus dans ces sections. Cela me paraît d’une bien pertinente fantaisie, d’une originalité certaine. Or si l’on découvre ainsi de quoi il sera question dans chaque section de l’ouvrage, cela ne dit pas ce qui justement sera dit dans ces poèmes. On sait de quoi ils parleront, on ne se sait pas ce qu’ils diront. Et même une fois lus, on ne sait pas toujours ce qu’ils disent, ce qu’ils signifient, car il entre dans ces poèmes une part de discrétion, de silence et de mystère. Ils ne sont pas sibyllins ou hermétiques, ne se présentent pas comme des énigmes, mais il faut entrer par le chas du poème, se faufiler entre ses lignes et trouver sa serrure parfois absente ou disséminée au fil des vers. C’est à une bien agréable collaboration que nous convie la poète. Et notre peine est bien légère que couronne finalement la joie de découvrir un univers plus peuplé que celui que de prime abord nous pensions y découvrir.
France Cayouette pratique ici un art qui s’apparente à celui du haïku. Ses poèmes sont brefs, quasi minimalistes. Ses vers donnent à rêver, à imaginer, mais aussi à voir de façon très concrète le monde réel. Ce monde est peuplé. La poète elle-même le traverse et l’observe, que ce soit de sa fenêtre ou en circulant dans sa voiture. Elle croque des scènes de la vie ordinaire. C’est tantôt la « voisine d’en face / [qui] s’accoude à la balustrade / du balcon », tantôt des kayakistes pagayant dans la baie ou encore un moment de repos sous le marronnier. Dans ce dernier cas, et dans la plupart des poèmes pour ne pas dire dans tous les poèmes, la scène s’ouvre sur un espace intérieur, de réflexion. On a « tiré / la table à pique-nique / sous le marronnier // des nouveaux voisins / de leur petite famille / l’amoureux dit / ils nous verront vieillir // avant de revenir / se poser / sur tes genoux / ses paroles se fondent / à la patience de l’air / sous la feuillée ». On le voit, de tels vers ne peuvent être pris à la légère, un poids de vie y est déposé qui me rappelle une des toutes premières phrases du recueil : « Tu soupèses le galet au cœur de chaque chose. Tu redeviens réelle. » Plus loin dans le recueil nous lisons ceci : « dans chaque galet / l’absolu ». Les poèmes si feuilletés de ce recueil ont le poids et la rondeur d’un galet.
La parole de France Cayouette se montre souvent attentive au poème. « Une nuée d’oiseaux / vient de glisser / sur la table vitrée // vous vous regardez longtemps / la chatte le poème et toi // tu déplaces ton crayon/ à côté de son reflet ». Les mots sont comme animés et dotés de vie : « le mot fruit / devient doucement / le mot orange // dispose en alternance / les âges de l’amour / et les quartiers ». Le vivant lui-même se glisse dans le langage : « Les cœurs de pivoine / ont fini / d’épeler le vent », ce qui suggère ici que les pétales se sont détachés de la fleur. Dans un autre poème, « tu te précipites pour écrire / papillon-lune /dans la case des commentaires / comme si chaque lettre / pouvait pondre / un cocon de soie / dans l’angle mort de la fable ». On le voit, monde et langage s’interpénètrent. Ainsi, alors qu’il est question de chevaux « se détach[a]nt / sur le champ brumeux », nous pouvons lire ce qui suit : « une très vieille colère / part des croupes / glisse le long des dos / apprend les mots encolure / nuque chanfrein ».
Détournons les vers suivants d’un poème de ce recueil de manière à les adresser au lecteur. Après avoir parlé d’une clef, la poète écrit : « tu n’ouvriras pas / le clair-obscur / de ce haïku ». N’empêche, la poète se montre si généreuse que ses dons portent fruit. Ses poèmes charrient de la vie, de la présence. Il convient de les lire lentement. Et d’y revenir.
Dans le petit cimetière / le jour sème l’ombre / l’ombre burine le jour //sur le granit / vont et viennent / les gants rouges /de la dame // l’immensité épouse / chaque stèle // d’une pierre à l’autre /ton silence se pose/sur un tiret
Belle lecture
les liens sont très pertinents
paul
Envoyé de mon iPhone
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«Or si l’on découvre ainsi de quoi il sera question dans chaque section de l’ouvrage, cela ne dit pas ce qui justement sera dit dans ces poèmes. On sait de quoi ils parleront, on ne se sait pas ce qu’ils diront. Et même une fois lus, on ne sait pas toujours ce qu’ils disent, ce qu’ils signifient, car il entre dans ces poèmes une part de discrétion, de silence et de mystère. Ils ne sont pas sibyllins ou hermétiques, ne se présentent pas comme des énigmes, mais il faut entrer par le chas du poème, se faufiler entre ses lignes et trouver sa serrure parfois absente ou disséminée au fil des vers. C’est à une bien agréable collaboration que nous convie la poète. Et notre peine est bien légère que couronne finalement la joie de découvrir un univers plus peuplé que celui que de prime abord nous pensions y découvrir.»
Quel magnifique hommage à l’art de la poète, quel respect de ses mystères, quel invitant rappel de notre nécessaire collaboration pour pénétrer cette doublure du monde!
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France Cayouette et d’autres poètes du Québec nous convient à de purs enchantements. La Gaspésie nous offre entre autres les belles voix de Rachel Leclerc et de Paul Chanel Malenfant.
Merci Laurent.
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