Geneviève Catta : Souffles avant : Nouvelles : Le Lys Bleu Éditions : 2021

La nouvelle ou l’art de faire court. Où en peu d’espace il arrive que se déploient de larges horizons, où la densité du sujet plonge profondément sous la surface apparemment fragile des mots. Il y a chez Catta un manifeste savoir-faire, une inventivité de formes et une diversité de contenus plutôt remarquables. D’emblée ces qualités méritent d’être soulignées.

Le recueil s’ouvre sur un récit qui de prime abord m’a quelque peu décontenancé. Pour des raisons tenant sans doute à la nature des personnages et au type de relations qu’ils entretiennent, j’ai eu le sentiment qu’une certaine superficialité caractérisait cet écrit. Il m’a semblé que les êtres qu’on y voit ne parvenaient pas à « être » pleinement, du moins avec les autres, tels qu’en eux-mêmes. Ils me paraissaient incapables de communiquer librement leur profonde vérité. Lorsque j’ai relu le texte, je suis revenu sur mes positions. Mes impressions étaient fausses, fondées sur des préjugés, une posture morale. En réalité, elles s’accordaient au bilan des pertes et profits que tout un chacun peut occasionnellement faire pour sa part, s’agissant des relations humaines où une faillite généralisée semble toujours plus ou moins susceptible d’éclater en fin de compte. La déception en cette matière paraît être le lot commun. Comme on peut le constater, ce genre de considérations a peu à voir avec le texte ici commenté. Peu, mais, tout de même un peu.

Il y a dans la première nouvelle, dont le titre est « Bleue », quatre personnages. Les deux principaux sont un homme et une jeune femme. Le premier requiert de la seconde ses services de professionnelle. Le type est un sexagénaire. La jeune femme exerce froidement un métier dont elle parvient à s’abstraire au moyen de la poésie. J’explique. Son métier est un gagne-pain. La poésie, quant à elle est un absolu ou presque, qui occupe ses pensées tandis que son corps accomplit ses fonctions mercantiles. Mais, ce n’est pas si simple. Catta est une auteure qu’on ne peut se contenter de lire rapidement. En cela, on peut voir la preuve qu’elle offre réellement une œuvre substantielle, où la légèreté justement s’avère un moyen efficace permettant d’exprimer la gravité.

Les deux autres personnages de la nouvelle forment un couple; ce sont des amis du sexagénaire. André-Luc, le client d’Émeline, communique avec eux en faisant parvenir des courriels à l’homme du couple, un sociologue. Les courriels des deux amis sont brefs, expéditifs et, pour la plupart, leur ton relève du badinage, du moins au début. Peu à peu, le client révèle son attachement pour sa pourvoyeuse de plaisirs, celle-ci devient finalement une amie et cesse alors d’être rémunérée. L’homme lui fait de une place dans sa vie et la jeune femme fait de même.

En lisant trop rapidement, on escamote de précieux éléments. Lire en surface conduit à ne découvrir que du superficiel. L’œil qui lit doit rester bien ouvert, car on trouve çà et là des mots sur lesquels il ne faut surtout pas glisser. Par exemple, le mot toujours, en italique dans le texte. Des passages brefs, des phrases courtes : « Elle ne raconte jamais son bonheur. » Surtout, il y a une scène, évoquée de manière un peu floue. Émeline se souvient. Elle a douze ans. Elle est dans l’atelier de son grand frère. Il est ébéniste. Quelque chose se produit alors, quoi au juste ? qui du corps de la fillette fera désormais monter la sève nécessaire des mots. Émeline, dès lors, à l’âge adulte ne se donnera physiquement qu’en s’adonnant au désir conjoint de la poésie. Ai-je bien compris ?

Je ne dis rien de la chute. À l’exception de ceci : l’heure bleue semble agréable. Elle se savoure à l’instant présent. De l’avenir, nous ne pouvons que présumer.

La seconde nouvelle est touchante. Elle s’intitule « Œil de lynx ». Encore une fois, l’auteure y fait montre d’un talent qui n’a rien de banal. On appréciera la finesse de son écriture, mais également sa précision. Les termes justes décrivent les objets du monde réel (ici, celui technique de la photographie). Le recours à l’étymologie éclaire la signification du titre de la nouvelle. Je ne résume pas l’histoire. Je me contente de prélever le passage suivant. Il se trouve à la toute fin, alors que celui qu’on nommait Œil de lynx est désormais victime du locked-in syndrome. En clignant de l’œil, il dit : « Il y a bien plus que les lettres et les mots. Il y a le blanc aussi. Le blanc, c’est ce que les mots ne disent pas […] ».

Dans le contexte de la nouvelle, cette intervention a une signification particulière, que je laisse en suspens. Mais en extrapolant, je vois en cette assertion une vérité que j’étends à l’ensemble des nouvelles de Geneviève Catta. Il y a selon moi beaucoup de blanc dans son écriture. Les mots disent beaucoup, mais Catta choisit de ne pas leur confier toute la charge du signifiant. Ses mots ne disent donc pas tout. Dans le blanc se loge une grande part du sens que charrie chaque nouvelle. Le lecteur et la lectrice investissent le blanc et en recueillent les échos.

Inventive Catta ! Brillante, sans en jeter plein la vue. Joueuse, elle s’amuse avec les formes, ne racontant jamais de la même manière des histoires que j’ai dites différentes les unes des autres, bien que des fils les relient et bien qu’une constante s’y puisse observer.

Dans « Chat ris, va, ris! », le narrateur est un chat, un chat transhistorique, dont le passage sur Terre remonte à la nuit des temps. Ce curieux narrateur nous propose un genre de charade. Un acrostiche. Il décline les lettres qui composent son nom. Chaque lettre réfère à une époque de sa vie, et plus ou moins à une rencontre avec un éminent personnage, des peintres pour la plupart. D’anecdote en anecdote, toutes plus savoureuses les unes que les autres, le chat passe en revue les faits cocasses de son existence. Puis, à la fin de la nouvelle, la maîtresse actuelle du chat qui, on l’apprend alors, s’appelle Novembre, monte sur scène et décoche un baiser concluant sur la bouche d’un écrivain veuf qui vient tout juste de prononcer une conférence chaudement applaudie par un auditoire qu’on devine éberlué devant l’audace et le sang-froid de la belle séductrice.

Après l’humour de cette nouvelle, nous arrive un autre matou, beaucoup moins drôle celui-ci, un homme cette fois, un chat échaudé qui désormais craindra l’eau froide. En deux petites pages, un amant se voit éconduit. La porte se referme sur lui. Il ne rit pas. Cependant, de l’autre côté de la porte, montent les « rires étouffés » de deux amants.

La nouvelle intitulée « Un peu d’air » pose le problème du destinataire. Mais je sors du livre pour parler ici de la conjoncture où il paraît, en France, chez un éditeur français. Souffles avant s’adresse donc à deux publics plutôt distincts. Celui d’ici, celui de là-bas. On applique dans le cas de ce livre la logique prévalant dans le domaine du cinéma, où l’on voit les films québécois soumis à la loi du doublage, sous prétexte que l’accent d’ici ne passerait pas outremer. Il s’agit d’un détail insignifiant, mais je le note. Au début de la nouvelle, il est question de front froid, de neige. La narratrice écrit : « Nous sommes à la mi-février. L’hiver est long ou n’en finit plus de finir comme on dit chez nous. » Ce « comme on dit chez nous » me paraît superfétatoire. Autre acclimatation à l’autre lectorat, qui a l’habitude plus que le nôtre du franglais, il est question plus loin « de la flambée des arbres qui clôt l’Indian Summer ». Insister sur ces vétilles ferait injure à cette nouvelle. Elle est adroitement menée. Qui plus est, elle est amusante.

L’auteure y propose une scène de séduction. Un fantasme féminin se réalise sous nos yeux. Une belle pièce d’homme vient d’entrer dans un café où se trouve la narratrice : « Celui-là a une carrure imposante et musculeuse, il dépasse les autres de sa tête. » Plus loin : « quelle stature ! Quelle virilité ! On l’imaginera danser un tango avec la vitre dans l’air fringant de l’été, ses épaules étirer l’étoffe de son t-shirt et rouler au rythme des passages du mouilleur. On l’imaginera ensuite balayer minutieusement la surface avec la raclette, et on imaginera son corps souple guider les bras en gestes fluides et réguliers. » L’homme exerce un métier manuel, est poseur et nettoyeur de vitres. La narratrice poursuit sa rêverie. Elle l’imagine soulevant « son casque protecteur afin de s’aérer la tête, le cou et la nuque », alouette! Je te plumerai.

Cette annonce de bière ambulante, ce beau cliché de force et de muscles bandés finit par se concrétiser. Le type a repéré sa proie. Il se plante devant elle, s’installe à sa table. Elle est ravie et consentante. Une autre cliente du café offusquée par la conversation qui s’engage entre l’homme et la femme se lève et sort de scène : « De toute évidence, elle ignore tout du coup de foudre et du respirateur naturel qui vient avec. »

Catta connaît l’art qui consiste à varier. Elle passe du court au plus long, du moins long au très bref. La nouvelle qui suit est excellente. En à peine une trentaine de lignes, Catta fait tenir tout un destin, j’exagère à peine. « Consumée » est livré en une seule et longue phrase. C’est là un petit tour de force d’autant plus intéressant que ce que l’auteure raconte est fort percutant. Je n’en dis pas plus.

Un des meilleurs numéros du lot est la nouvelle intitulée « Candidat 38 ». Je l’avais lue sur le blogue de Geneviève Catta. On fréquentera avec plaisir ce blogue. Il s’agit de « Les mots, la vie ». L’auteure y fait paraître régulièrement des nouvelles et des poèmes. Lire en format livre, voilà qui est tout autre chose. Les conditions sont optimales, elles favorisent la lecture. En redécouvrant ce « Candidat 38 », j’ai été franchement impressionné par le talent de Catta. Bien entendu, je ne tiens pas à gâcher le plaisir des éventuels lecteurs de ce recueil. Je m’arrête ici.

Je ne dirai rien non plus des quatre dernières nouvelles du recueil, sinon qu’elles sont troublantes ou encore touchantes. Geneviève Catta écrit bien et sait raconter. Quand je dis qu’elle écrit bien, je ne veux pas seulement dire qu’elle sait formuler de belles phrases. Je veux surtout dire qu’elle trouve pour traiter ses sujets la manière qui convient pour chacun. Jamais d’une nouvelle à l’autre, le lecteur n’éprouve-t-il le sentiment que procurent des redites. Bien entendu, le recueil a toutefois une unité. En le lisant, j’ai eu à maintes reprises l’impression suivante. Tout se passe, me semblait-il, comme si l’auteure trouvait toujours avec dextérité le point central où se rencontrent des destins. Comme si A évoluait en direction de B, qui lui-même était en marche dans la direction de A. Voici un exemple. Dans la nouvelle du vitrier, la femme se trouve du côté intérieur de la vitre (la grande porte-fenêtre du café où elle lit un livre). Entre un homme. Ce dernier l’accoste. Dans « Candidat 38 », une cloison sépare le jeune Martin Bellerive (candidat 38) des juges qui évalueront sa prestation. Le jeune violoniste ne les voit pas, eux ne le voient pas. Lorsqu’ils font glisser la cloison qui les sépare de leur lauréat, ils réalisent que ce candidat exceptionnellement doué est exceptionnel à plus d’un titre.

L’impression que me communiquent les nouvelles de Catta peut être illustrée à l’aide d’un X. Ce X représente le point de rencontre des destins. On trouvera dans une des dernières nouvelles ce type de phénomène, où s’opère cette fois un renversement. Quelque chose se défait dans des circonstances assez étonnantes. Une femme vivait avec son amant d’exaltants moments de passion amoureuse. Elle lui propose de passer à une nouvelle étape. Ils sont alors dans la rue, en face d’une maroquinerie. Ils y entrent. Le destin de la femme est alors chamboulé du tout au tout. La boutique correspond à ce X, point où, l’espace d’un bref instant, l’univers de la femme s’écroule.

Ce premier livre contient moins de quatre-vingt-dix pages. On ne s’ennuie pas une seule seconde en le lisant. Geneviève Catta est une auteure que nous suivrons de près.

Auteur : Daniel Guénette

Écrivain québécois. Publie ouvrages de poésie (dont Varia au Noroît) et romans (Dédé blanc-bec, etc. à La Grenouillère). Ai enseigné la littérature au niveau collégial. À la retraite depuis 2011. Me consacre à des lectures dont je rends compte sur mon blogue : Blog de Dédé blanc-bec : 4476:HOME:BOLG Notice biographique (voir L'Île : litterature.org) Daniel Guénette est né le 21 mai 1952. Il est originaire de Montréal. Il a vécu son enfance et la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il produit alors deux recueils de poésie (Traité de l’Incertain en 2013, Carmen quadratum en 2016) et un récit (L’École des Chiens, en 2015). Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article très élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2013 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée de manière positive par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier, sur Blogues Église catholique à Montréal : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. »). Dominic Tardif, dans le Devoir, 4 juillet 2015, a rendu compte chaleureusement de ce récit. Il a souligné qu’avec ce dernier, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, ce récit a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On peut lire ses plus récentes recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique.

3 réflexions sur « Geneviève Catta : Souffles avant : Nouvelles : Le Lys Bleu Éditions : 2021 »

  1. Comme toujours, tu sais tellement bien mettre en valeur les auteurs que tu nous présentes: «…où la légèreté justement s’avère un moyen efficace permettant d’exprimer la gravité». Mais je ne sais pas pourquoi cette fois je demeure ambivalent face à ces Souffles avant même s’ils offrent plusieurs originalités intéressantes.

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