Louise Dupré : Plus haut que les flammes : Poésie : Éditions du Noroît : 2010

Voici une voix singulière. Dont la discrète sobriété impressionne. Louise Dupré chante avec simplicité une mélodie étonnante. Sa partition ne s’encombre pas de mille et un détails. Rares sont les poètes qui possèdent à ce point l’art de faire tenir le tonnerre en un si fin murmure. Si bien que prolonger jusqu’ici l’écho de ce murmure me paraît incongru. Il suffit de plonger au cœur de l’ouvrage. Sa parole est suffisamment claire. Nul besoin d’y ajouter nos propres lumières.

Ce recueil si puissant, d’autres créateurs ont pris le relais de sa force tranquille. Nicolas Jobin l’a mis en musique. Il a créé et dirigé un oratorio pour ensemble et récitant. Un ouvrage de poésie ne peut connaître destin plus heureux. Or ce n’est pas tout.

Récemment, Plus haut que les flammes a inspiré à Monique Leblanc un magnifique document-fiction. On se fera une juste idée de ce film, si on ne l’a pas encore vu, en consultant la chronique de Dominic Tardif, dans l’édition du 23 mars 2020 du Devoir. Cette œuvre dont on dit le plus grand bien propose une interprétation originale du recueil. Le film de Leblanc est en soi une lecture du recueil. Si la cinéaste parvient si bien à mettre celui-ci en valeur, elle lui donne surtout une nouvelle ampleur, en prolongeant dans le sien l’imaginaire déjà riche de la poète. Monique Leblanc, ainsi que le veut son métier, ajoute ses propres images à celles que le poème déjà recèle et inspire. Tout cela va de soi.

Il est dans la nature d’un poème d’être ouvert à diverses interprétations. Le poème de Louise Dupré n’échappe pas à la règle. Il se plie à des lectures plurielles; il accueille la subjectivité de ses lecteurs et lectrices. Bien entendu, ce que la cinéaste lui ajoute est en tous points recevable. Son travail cependant, pour lumineux qu’il soit, n’abolit pas la rencontre plus intime d’une lecture privée, silencieuse, faite pour soi, sans intermédiaire aucun.

Qu’on se le dise, l’œuvre de Leblanc est magistrale. Mais qui rencontre d’abord le poème par son truchement, et entreprend par la suite de redécouvrir le poème en son état primitif de chose imprimée, parvient difficilement à se dégager de l’emprise des images que le film a déposées en son esprit. Or la force du livre est telle, qu’il a tôt fait de reprendre son empire sur le lecteur et de fixer en ses propres termes les règles du jeu. Ces dernières sont simples et tout lecteur de poèmes s’y plie sans rechigner, il s’agit comme le disait naguère Mallarmé de céder l’initiative aux mots. Chez Dupré, pas un n’est de trop. Il est temps ici d’accueillir sa parole.

Tout d’abord, une correction s’impose. J’utilise depuis tantôt le mot recueil. Il ne convient pas vraiment. Assurément nous avons affaire à de la poésie, mais ce que nous lisons lorsque nous lisons Plus haut que les flammes, ce ne sont pas des poèmes, des poèmes plus ou moins liés les uns aux autres, ni même des suites poétiques, mais bel et bien un texte ou, si l’on préfère, un seul et même long poème. Il a beau être réparti en quatre sections ou chants, ce poème correspond à un tout. Il est indivisible. On en peut lire des extraits, mais une telle amputation ne se compare pas à l’opération qui consisterait à sélectionner quelques morceaux d’un recueil, à les en détacher pour les lire à part. Je lisais récemment le dernier recueil d’André Brochu. On peut prélever dans son Clairs abîmes tel et tel poème, les lire pour ce qu’ils offrent indépendamment des autres pièces. Dans cette œuvre, exception faite des suites qu’elle renferme, un poème forme un tout, bien que l’ensemble puisse l’éclairer et le poème lui-même faire jaillir sur l’ensemble ses propres lumières. Louise Dupré a procédé autrement. Non sans méthode.

Le dispositif est clair, ordonné. L’ouvrage compte quatre mouvements d’égale longueur, chacun occupant une vingtaine de pages. Les vers sont brefs, il y en a deux ou trois par strophes. Parfois un seul. Mais sont-ce des strophes ? Des vers ? À coup sûr, c’est de la poésie. On entend ici la musique du poème. Et ce, à plus d’un titre. D’abord, il y a la musique inhérente à l’assemblage des mots, à leur sonorité. La poète, me semble-t-il, s’intéresse à tout autre chose que l’euphonie ou l’harmonie. Le froufrou poétique n’est pas son fort, n’a pas sa préférence. Son texte est surtout musical par sa composition, par la répartition des morceaux que la poète y agence, suivant un principe d’alternance et de reprises, où les thèmes s’enchevêtrent, où les mots finissent par former de loin en loin de puissantes torsades. Cette musique a quelque chose du tourbillon. Nous en reparlerons plus tard.

Un souci de forme préside à l’élaboration de ce chant. La forme n’a ici rien de gratuit. Le propos l’appelle, ou sinon, tel que la poète l’a convoquée, concoctée, la forme expose l’idée et le sentiment comme seule celle-ci — je parle de la forme telle que choisie par la poète — a pu y parvenir. Il y a ici adéquation du dire et du dit.

Je reviens à ces vers, courts, peu nombreux sur la page. Ils se suivent à la manière des petits nuages de fumée que laissaient autrefois échapper les trains. Ils s’inscrivent aériens sur une page aérée. Rien n’est lourd, rien n’est exprimé bruyamment, à l’aide de gros sabots. C’est la finesse même, comme on la rencontre dans l’exécution des travaux d’aiguille. Louise Dupré file avec délicatesse ce qui bientôt s’avère une chape de plomb : « tu te fais tout à coup / l’artisane d’un linceul ». La mort est un sujet lourd. La poète ne répand pas l’indignation en vaines récriminations. Elle la distille patiemment. Elle connaît le pouvoir des mots. Et sait que les plus simples expriment souvent mieux que les autres ce qui à première vue paraît indicible.

Car indicible, cela se dit de ce que nous sommes incapables de dire. Comme dans le cas d’une douleur inexprimable. Une douleur ressentie vivement, quand bien même elle ne s’adresse pas à nous au premier chef. Douleur inférée. Communiquée par le biais de la compassion.

Auschwitz. Tel fut le choc initial. On connaît sans doute l’anecdote, elle n’a rien d’anecdotique. L’auteure l’a déjà confiée. Elle a écrit son poème après un long temps de silence, lequel s’est imposé à elle suite à une « visite » à Auschwitz. Le lecteur n’a évidemment pas besoin de cette information. Il lira Plus haut que les flammes et, même sans connaître ce type de détail, il en tirera grand profit. C’est que la chose est pleine en soi et se suffit à elle-même. Une œuvre forte ne nécessite aucun éclairage additionnel. Une lumière l’éclaire de l’intérieur. C’est le cas ici. Sur le mode poétique, dès le début du poème, l’autrice met en place les éléments qu’elle développera par la suite. En une manière d’introduction, s’adressant à une autre elle-même, elle indique les circonstances dans lesquelles son poème a vu le jour : « Ton poème a surgi / de l’enfer ».

« J’ai dit, je me souviens, que je n’en pouvais plus de tout le malheur du monde. » Ces mots sont de Claude Esteban. Ils fournissent l’exergue de la première section de l’ouvrage. Ils ne sauraient mieux convenir. La poète pour chacun de ses chants trouvera de telles citations, chaque fois étroitement liées à son propos. Or ce propos, se demandera-t-on, qu’est-il au juste ?

Au risque de le réduire à un très honorable lieu commun, je dirai que ce propos en est un de relevailles. Le terme, si je ne m’abuse, renvoie chez nous au lent recouvrement de ses forces, après qu’une femme ait donné naissance. Un autre sens, plus sacré, élargit ce mouvement de reprise de soi, de retrouvailles avec soi, au retour à l’église, alors que la mère assiste à la messe pour une première fois depuis son accouchement.

Je dis relevailles, parce que dans l’histoire qu’échafaude Louise Dupré il y a d’abord choc et abattement. Il y a l’enfer et « tout le malheur du monde ». Quelque chose meurt, meurt tout le temps, est mort depuis longtemps et n’en finit plus jamais de mourir. Or il y a, nous le savons, cette parole : « Si le grain ne meurt … »

Dupré écrit : « la vie est la vie ». Les versets de l’Évangile de Jean ne disent pas autre chose. Ils laissent entendre un son de cloche qui est celui de la foi. Chez Dupré, cependant, la foi est comme enclose en une seule fois. La vie qui est la vie a un sens ici et maintenant, si elle a du sens. Or il semble qu’elle ait, c’est un sens qui va et vient, qui tournoie, un sens fait d’alternances et de reprises, comme une vieille femme reprise un vieux vêtement et en refait un tout neuf, comme le grain s’efface et donne bientôt vie au blé nouveau.

Le propos de ce livre est celui que fait entendre le chant de l’oiseau au-dessus de la désolation des décombres. Il se traduit en la douce mélopée que chante une vieille femme afin d’endormir un petit enfant. J’ai dit que Louise Dupré échafaude une histoire. Ce n’est pas tout à fait juste. L’histoire qu’elle ne raconte pas tout à fait ne se résume pas. Elle est constituée de scènes, plutôt de reflets de scènes, de bribes, de gestes épars. C’est une histoire qui procède de la fragmentation d’histoires diverses, présentées en une sorte de mosaïque, une courtepointe, couverture illustrée de petits dessins enfantins. Une femme borde un enfant. Cette femme est le personnage principal du conte, une grand-mère veillant sur un petit garçon. Elle est le personnage principal qui s’efface afin de dévoiler ce qu’elle a vu. Elle s’est rendue à Auschwitz. Elle y a vu des restes. Les cendres d’un monde envolé en fumée. Elle a vu Auschwitz et n’en est jamais tout à fait revenue. C’est là le point de départ. Ç’aurait pu être également le point d’arrivée, avec entre le début et la fin uniquement du sur-place, de l’arrêt sur image. Car c’est là une image forte. Dites ces mots, Auschwitz et Birkenau, et tant d’images se dressent en vous, images qui encapsulent le mal du siècle, celui de la civilisation, de sa barbarie. Images qui, aussi fortes soient-elles, risquent désormais de tiédir avec la disparition de ceux et celles qui se souviennent encore des hommes et des femmes qui ont été exterminés dans les camps. Sans oublier les enfants. Images si fortes que le cliché pourrait être bientôt le sort qui les attend, à moins que les mots ne les retrempent dans la dure réalité de l’avènement de ces images.

Le propos du livre de Louise Dupré n’est pas simple. Il soulève de la poussière, prélève dans la mémoire toujours menacée d’oubli quelques grains de sens que la poète fait germer, auxquels elle redonne vie. Cela se fait grâce aux mots du poème, mais aussi grâce à une trouvaille qui consiste à inscrire ces mots dans le tourbillon de l’Histoire. L’Histoire, nous le savons, est affaire d’un passé repassé en mémoire. Passé menacé d’oubli, dont les douleurs anciennes risquent de s’effacer, de passer de réelles à abstraites : « ton souvenir est un carré / blanc sur fond blanc //une peinture terriblement / abstraite ». Même si « la douleur est ce ver du cœur / qui continue de [nous] habiter », réactiver, représenter la souffrance ancienne constitue un redoutable défi. Or tout se passe comme si la poète était parvenue à rendre au présent une douleur d’antan, à mettre sur le même plan cette douleur ancienne et une douleur toujours actuelle. Le brio de la méthode est tel qu’il en résulte un effet spectaculaire, de miroir. En faisant si justement coïncider l’hier et l’aujourd’hui, l’histoire en noir et blanc gagne en couleurs. Ce crâne nu, une tête d’os, d’abstrait qu’il paraît d’abord, pour le lecteur gagne en concrétude.  

La poète s’adresse à une femme. Elle lui dit « tu ». Elle lui parle de l’enfant, elle lui parle des enfants. Ce « tu » s’est effondré devant le spectacle de la mort. Quel est le propos de ce poème ? C’est le dévoilement de tout le malheur du monde, puis l’accouchement d’une joie et son maintien à l’air libre, malgré la fumée des fours d’hier qui continuent toujours de brûler. Voilà de quelle lutte il s’agit. Il ne faut pas, nous dit la poète, se laisser aller au désespoir. Il faut plutôt se relever, se redresser, se tenir debout, tourbillonner dans les tourbillons des grands vents de l’Histoire, et danser.

L’attitude est belle et ne manque ni de noblesse ni de cœur. Mais la traduire en nos propres paroles ne rend pas justice au travail de la poète. Un collègue disait ceci à propos du commentaire : il coupait ce mot en deux. Commentaire devenait alors « comment taire ? » Parler d’une œuvre, à ses yeux, c’était toujours l’aplatir, l’affadir, la réduire au silence, alors que de tout son corps la parole éclate de sens. Le très beau poème de Rimbaud, son « Dormeur du val », dit une chose fort simple. Il formule une objection. Rimbaud y donne à voir l’absurdité de la guerre. Il exprime son antimilitarisme. S’il s’était borné à dire ou à écrire : « Je suis contre la guerre », cela nous laisserait indifférents. Son génie ne réside pas dans son opposition à la guerre. Tout le monde est contre, sans doute aussi les assoiffés de sang et les plus vils meurtriers, capables d’amour comme tout un chacun et disant « je t’aime » lorsqu’ils aiment. Aimer est loin d’être banal. Ce qui l’est en revanche, du moins dans un poème, c’est de reprendre sempiternellement les mêmes ritournelles, de s’en tenir à de plats épanchements. Que le plus vif sentiment soit ou non à l’origine du poème d’amour, le poème ne vaut jamais que par cela qu’il parvient à inspirer. Il y faut la manière. Et plus encore que le style, la force de l’expression telle que reconduite par une forme idoine. Ce qui fait le poème, c’est dans la broussaille du sentiment la manière qu’a la voix de frayer son chemin.

Il en va ainsi du poème de Louise Dupré. Si je dis qu’il danse et tourbillonne, je dis une vérité qui ne réside pas d’abord dans mes mots, mais bel et bien dans les siens, dans ceux de son poème, qui se passent très bien de commentaires et qu’il faut entendre pour ce qu’ils ont à dire, message d’autant plus précieux que la poète a trouvé, j’insiste sur ce point, une manière qui plus que le lustre ou la patine contribue à lui donner le prix qu’il n’aurait pas, si l’écrivaine s’était laissée aller à l’improvisation, à la confidence, comme entre amis l’on cause de tout et de rien autour d’une tasse de thé ou d’un verre de vin. Sur la banalité du mal, on dit parfois un peu innocemment des choses plus ou moins graves. Dire qu’on est contre la guerre, c’est presque sans conséquence. Toutefois, lorsqu’un auteur ou une autrice prend la plume pour affronter les monstres redoutables de la haine, son propos gagne en envergure.

On aura compris que je veux souligner la justesse de l’écriture de Louise Dupré. J’ai commencé ce billet en évoquant la sobriété et l’efficacité de sa plume, son brio si discret. Je veux préciser en quoi la créativité de l’autrice s’arrime à la richesse de son propos. Je redécouvre un paradoxe que je tiens à mentionner, qui fait, pour dire les choses un peu rapidement, la litote enfermer autant de sens sinon davantage que l’hyperbole. Ce qui m’émerveille ici a trait à l’économie de moyens, à sa puissance qui me paraît inversement proportionnelle à cette discrétion. L’art de Dupré réside dans le moins disant le plus. Il se double, par ailleurs, d’un travail qui consiste à inscrire en un lent tourbillon, qui finira par gagner en vigueur, des mots, des leitmotive, des thèmes, des gestes récurrents : « et tu tournes / dans tes phrases ». Bien entendu, un travail minutieux est accompli avec et sur les mots, eux-mêmes tissés et torsadés, s’engendrant au gré d’un processus qui s’apparente à la métonymie, ou si l’on préfère à des associations, de sons et de sens, fine exploitation aussi des champs lexicaux et sémantiques. Une étude bien menée ne manquerait pas de montrer la qualité de l’étoffe qui résulte de ce tissage. Je dis étoffe. Qui chercherait à graver un tel chant sur de la pierre ne perdrait pas son temps. L’écriture de Dupré, c’est du bien ficelé ou, si l’on veut, c’est du travail très solidement accompli.

Les deux premières pages du poème fournissent un bel exemple de ce travail. Le mot « enfer » ouvre la voie aux « fourneaux », puis aux « yeux brûlés vifs / de n’avoir rien vu // rien / sinon des restes ». Ces mêmes « restes » donnent une « urne / qu’on expose // le temps de se recueillir / devant quelques pelletées de terre ». La « terre » conduit finalement à des « sols / inhabitables » où la vie a tôt fait de reprendre. » Pensons au mot de l’évangéliste : « Si le grain ne meurt », dont la logique est destinée à renforcer la foi. Il en va tout autrement avec le texte de Louise Dupré. Pour elle, il ne fallait certes pas qu’Auschwitz ait lieu afin que la vie renaisse. Chez elle, la « logique » de l’enfer procède plutôt de l’absurde, de sa condamnation. Ce qui prend racine dans les décombres de l’histoire n’abolit pas les décombres, et jamais ne les justifie. Mais le grain ne sera pas mort en vain, il est pris en charge par la mémoire. Il est surtout réactivé grâce à un processus qui consiste à jumeler deux ordres de la temporalité, à faire tenir ensemble dans le lieu du poème des espaces différents. Le passé où des enfants nus courent « à côté de leur ombre » pour aller s’entasser dans les fourneaux de l’enfer est ainsi mis en parallèle avec le présent de l’enfant dont la femme s’occupe et se préoccupe. Les frontières sont effacées, dans la mesure où « d’un sol à l’autre / c’est la même écorce / poreuse comme des os. » L’ailleurs où les enfants ont vécu l’horreur à en mourir s’immisce ici et là, aujourd’hui, dans la tête de l’enfant, certes épargné par les gaz, mais qui pour autant ne l’est pas par ses propres terreurs : il « voit déjà / des terreurs. // quand le soir touche / le seuil de la nuit // des visages dévorés / par leurs dents longues ».

Claude Esteban « n’en pouvai[t] plus de tout le malheur du monde ». Ce malheur justement est vieux comme le monde. Il conduit la poète à remonter le cours du temps, à retrouver les femmes vivant au fond des grottes, y élevant leurs petits : « tu n’entends plus le cri / des couteaux // pour te nourrir / depuis le temps des grottes / où tu abritais tes petits ». Il s’agit là d’une douleur ancienne, transmise de mère en fille, avec la complicité des bourreaux qui mordent goulûment dans la pomme. On remonte aux premiers temps de la Création. Depuis le serpent, la femme est « l’exilée / des grands vergers » : « tu ne cesses de te demander / comment marcher / dans la douleur // que tu traînes / à ta semelle / toi, l’exilée / des grands vergers / en quête d’une réponse / qui ne vient pas ». L’allusion au paradis perdu est à peine perceptible. La faute originelle n’est pas mentionnée en tant que telle, elle est une douleur « renaissant à chaque naissance ». On le voit, l’imaginaire judéo-chrétien traverse l’ouvrage, mais non sans subir une juste part de réprobation (« car un homme est un homme / même s’il revêt sa papauté » : les papes ont aussi des cadavres sur la conscience : on les voit « assis sans remords / dans les toiles de Francis Bacon »). Ajoutons qu’on peut contempler dans les musées « des madones // et leurs larmes de marbre // versées sur des fils / qui n’ont pas survécu / à leurs bourreaux ».

Ce malheur du monde qui touche les enfants, les femmes, l’humanité tout entière, « en quête d’une réponse / qui ne vient pas », la poète l’interroge. En tête de chaque partie de son ouvrage, elle cite des auteurs qui l’ont eux-mêmes interrogé. Après Esteban, sont conviés Geneviève Amyot, Cormac McCarthy et Philippe Jaccottet. Avec Amyot, il est question d’une perte de confiance, alors que des enfants tombent du haut des grands arbres et s’écrasent sur le sol de la dure réalité. McCarthy nous rappelle que « Toutes les choses de grâce et de beauté qui sont chères à notre cœur ont une origine commune dans la douleur. » Jaccottet finalement ouvre le poignant bal de la fin du poème où la douleur sera dansée dans la joie retrouvée. Il écrit : « Jusqu’au bout, dénouer, même avec des mains nouées. » Les mots de ces exergues, extraits de leur contexte, et du poème où ils figurent, il va sans dire qu’on ne parvient pas immédiatement à en percevoir la profonde humanité. À vrai dire, je m’émerveille de constater à quel point le poème de Dupré est aussi lumineux que ces exergues.

En effet, plus je tente de saisir par ses ailes le très fragile et puissant papillon que Dupré fait voler au-dessus des fumées d’Auschwitz, et plus haut il s’envole. Je ne puis alors que retourner au texte, afin de le laisser agir, dans le recueillement de sa parole.

C’est une parole qui tournoie. Lancinante, musicale dans la reprise de ses brefs refrains, auxquels s’ajoutent des variantes qui en augmentent la gravité. Ainsi la figure du crucifié à laquelle se superpose l’imagerie de Francis Bacon. La poète trempe son poème dans les tableaux du peintre. Son nom traverse les quatre chants, dont j’ai dit qu’ils n’en forment qu’un. Quatre mouvements. Le tempo du dernier s’accélère. Ou serait-ce l’effet du lyrisme qui gagne en hauteur, parvenant à la fin à s’élever justement plus haut que les flammes ? Cela était annoncé dès le début, la poète nous avait fait savoir que « la vie n’est pas seulement / un enfer ». Elle avait fait part de sa volonté « de dessiner / des jets d’eau vive », avait déclaré qu’il « faut des rires / pour entreprendre le matin ».

Cette femme qui semble avoir pris sur ses épaules la douleur de la condition humaine, douleur comparable à la croix d’une foi qu’elle a perdue (et même si Dieu « n’est qu’un souvenir / de messe basse », « il y a des prières / pour les femmes / sans espoir » : « même sans Dieu / la vie est un serment »), cette femme, dis-je, « veu[t] appartenir / à une lignée de rêveurs / en éveil ». À la fin, son souhait s’accomplit. De ses mains nouées par la souffrance, elle parvient à dénouer le nœud de cette même souffrance. Elle veut « apprendre / à danser // sur la corde calcinée / des mots ». Elle y parvient.

Si je m’écoutais, je citerais l’entièreté de ce quatrième mouvement. Le taureau pourrait-on dire y est pris par les cornes. Ou plutôt, mieux encore qu’un combat sanglant, il y a un accompagnement de la douleur, un faire avec ce « cancer / qui [nous] ronge », il y a une sublimation, une transmutation par la danse. Dans le tourbillon des mots, « dans l’œil d’un cyclone », le lyrisme du poème emprunte sa force et sa puissance au mouvement de la femme qui enfin se redresse et entreprend de danser : « te voici pur vouloir / pur dessein, détermination violente // lancée / comme une flèche // ou un amour / trop vaste pour toi // te voici prête / à danser / par-delà ta peur […] peu importe ta fatigue // dans tes bras / il y a l’enfant qui te regarde // et même sans bravoure / tu deviens une femme / de courage ».

J’ai évoqué au début de cet article la netteté de cet ouvrage, sa précision, son découpage, sa régularité. La sobriété de l’ensemble, ai-je dit, est exemplaire. Je ne puis m’empêcher en terminant de mentionner qu’on rencontre dans l’écriture de Louise Dupré des qualités qui sont loin d’être étrangères à ce que le classicisme a jadis offert de plus intéressant. Toute forme d’excès ou de débordements y était évitée. On recherchait et atteignait souvent un parfait équilibre. Le maniérisme, la préciosité, le bavardage extravagant du moi-je n’y étaient pas bien vus. Évidemment, l’eau a depuis coulé sous le pont Mirabeau et la poésie a heureusement découvert de nouvelles avenues. Le verbe a été sommé de nommer l’indicible, il a été question de voler du feu, de se faire voyant, etc. On connaît l’histoire.

Quand je parle d’une œuvre classique, je n’entends pas suggérer qu’on y régresse et renoue avec d’anciennes pratiques. Dupré ne ressuscite pas la vieillerie poétique, ne s’abreuve pas à la sécheresse et à la pauvreté du manque d’inspiration qui souvent empêchait les poètes classiques d’être réellement poètes, et donc réellement classiques. Je suis tenté d’élargir le sens du mot classique. Je dirais qu’est classique une œuvre se classant tout à fait à part. Incontournable. Il se trouve que je n’ai pas lu, ces derniers temps, beaucoup d’œuvres aussi centrales, voire essentielles que Plus haut que les flammes, qui est une œuvre investissant au plus haut point le cœur chaud et brûlant de la condition humaine. Avec la patience d’une fileuse, Louise Dupré, telle une « araignée du soir », a réalisé une sorte de fresque. Elle chante un hymne à la souffrance et à la joie retrouvée. Je le répète, il ne perdrait pas son temps celui qui entreprendrait de graver ce chant sur une stèle.  

Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

4 réflexions sur « Louise Dupré : Plus haut que les flammes : Poésie : Éditions du Noroît : 2010 »

  1. Le premier paragraphe de ton billet, Daniel, rend exactement la teneur de ce recueil exceptionnel, inclassable, et d’une immense beauté. J’y retourne souvent. Je viens d’en faire une impression afin de lire à tête reposée et de donner joie à mes yeux et mes doigts de trouver, dans le recueil, les extraits que tu cites et commentes. Merci par avance pour ce plaisir!

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  2. On aurait pu penser que les oeuvres de Nicolas Jobin et de Marguerite Leblanc avaient exprimé en musique et en images le tout de la beauté de Plus haut que les flammes de Louise Dupré.
    C’était sans compter sur ton audace, ton enthousiasme et ton raffinement Daniel qui, dans ce magistral article, font monter les «flammes» de ce recueil à leur paroxysme et nous brûlent de le lire.

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