Au plan matériel, la conception des ouvrages produits par le Quartanier me paraît remarquable. J’admire la facture visuelle des livres qu’on y publie, la sobriété de leur couverture, quasi invariable, le soin apporté à leur mise en pages. Un livre du Quartanier est un beau livre, tel que physiquement nous les apprécions. La dimension de l’objet ajoute à sa qualité. Il est agréable, facile à manipuler, ce qui favorise la lecture et accroît si plaisir il y a celui du lecteur.
Lu il y a quelques années, un roman figurant au catalogue du Quartanier, Le continent de plastique de David Turgeon m’avait favorablement impressionné, par son ton, son inventivité, la richesse et la qualité de son écriture. Je savais avant de me procurer le recueil de Blais que l’écurie du Quartanier est loin d’être quelconque. On y trouve des auteurs et des autrices dont la réputation est déjà considérable. Mathieu Arsenault, Alain Farah, Annie Lafleur, Catherine Lalonde, Patrick Nicol, François Rioux, Michaël Trahan et d’autres encore font paraître au Quartanier des œuvres dont on fait grand cas. Favorablement disposé par la faveur qui entoure ces écrivains, j’étais curieux de voir ce que nous réservait le dernier recueil de M.K. Blais.
Je n’ai pas été déçu.
Ma première impression fut la suivante. Voici un recueil où le désabusement se vit de manière plutôt désinvolte. Je dis « se vit » et non pas « s’écrit ». Évidemment, je dois nuancer mon propos. Désabusement et désinvolture ne font ordinairement pas bon ménage. Or dans Ornithologie, à vrai dire il n’y a pas grand-chose d’ordinaire. À commencer par tout. L’écriture, par exemple. On est bien loin de l’inspiration débridée, du premier jet désordonné suivi d’aucun autre jet, bref de la négligence au niveau du style. Certes, l’auteur ne donne pas dans l’afféterie. Contrairement à ce que disait Claudel évoquant la préciosité de son « ami » Gide, le poète d’Ornithologie n’époussette pas son style avec des plumes de colibri. Toutefois, lorsque cela est requis, il se montre à l’aise dans les registres littéraire et soutenu. Sa phrase est alors solide, discrètement élégante. S’il fait des incursions dans le langage plus populaire, sa langue ne bute pas contre des termes familiers. Elle les accueille. Tout naturellement, des mots usuels qui ne rencontreraient pas l’aval des puristes prennent place dans son discours. Mais toujours, dans quelque cas que ce soit, dans les moindres replis de son texte, Blais veille au grain. Il n’écrit pas n’importe quoi n’importe comment. Son inventivité du reste est pertinente, peu capricieuse, rarement facétieuse, jamais gratuite. Ses facilités ne sont pas faciles. Elles sont nécessairement au service de son propos.
Ma seconde impression ne fut pas une impression, mais plutôt une certitude, à savoir que ce recueil bien que très amusant ne badine pas du tout avec son sujet. Le drôle d’oiseau qu’est ce poète nous laisse entendre, en parlant peu ou prou des oiseaux, que nous sommes tous plus ou moins nous-mêmes de bien drôles d’oiseaux. Notre condition à vrai dire est comparable à la leur, du moins quant à l’avenir qui nous attend : « Une personne virgule neuf meurt chaque seconde. C’est un bon rendement. […] Sept oiseaux virgule trois meurent chaque seconde. Ils disparaissent à un rythme effréné. » La mort, la maladie et quoi encore ? Le poète traite ces thèmes sombres et douloureux de manière ou bien neutre et distanciée, ou bien légèrement ironique, son ironie apparaissant dans des passages où affleurent l’absurde et d’insolites considérations, l’auteur faisant parfois des rapprochements incongrus dont l’à-propos est toutefois saisissant, à condition bien entendu de parvenir à le saisir.
Blais est un poète subtil. Ornithologie est le fruit d’un travail rigoureux, sa construction est plutôt ingénieuse, ne serait-ce que dans la mesure où l’ordre y règne, ce qui n’interdit pas une certaine souplesse. La rigueur ici n’a rien de rigide. Elle apparaît dans la forme de l’ouvrage. La table des matières manifeste un évident souci d’ordre et de clarté. Quatorze « chapitres » sont intitulés de la manière suivante : le nom d’un oiseau en français est suivi d’une parenthèse renfermant sa dénomination latine. Par exemple : « Merle d’Amérique (Turdus migratorius) ». C’est le titre de la première suite de poèmes. Le second titre se conforme au même principe : « Cardinal rouge (Cardinalis cardinalis) ». Ainsi de suite, avec une seule exception à la règle. La toute dernière section du recueil est curieusement intitulée « Cornichon à l’aneth ».
Autre forme de régularité ou de constance. Le poème initial de chacune des sections dresse un portrait plutôt ludique de l’oiseau faisant l’objet du chapitre. Portrait poétique et un brin scientifique. À deux ou trois exceptions près, chaque poème initial donne la transcription sous forme d’onomatopée du cri ou du chant de l’oiseau. Évidemment le cornichon ne chante ni ne crie. Finalement, à mettre au compte d’un formalisme certain ou à tout le moins d’un sens aigu de ce qu’est une composition soucieuse d’équilibre, chaque section de l’ouvrage, celle du cornichon y compris, compte précisément quatre poèmes en plus de son poème d’ouverture. J’oubliais : les poèmes sont brefs, ils relèvent de la prose et la plupart évoquent des scènes ou des situations de la vie quotidienne. Et les oiseaux là-dedans ? Eh bien, ils sont morts. L’un d’eux « frappe de plein fouet la fenêtre d’une chambre à l’unité des soins palliatifs ». Bref, tout comme nous, les oiseaux vivent et meurent : « L’oiseau et moi sommes poussière et nous retournerons à la poussière […]. »
Une première impression n’est pas toujours fausse. J’écrivais ci-haut que le désabusement à l’œuvre dans ces poèmes se vit de manière assez désinvolte. Je trouve qu’Ornithologie ressemble au merle mort du premier poème de l’ouvrage. L’auteur écrit : « Au creux de ma main, il était à la fois lourd et très léger. » Idem pour ce recueil où gravité et fantaisie me semblent indissociables. La légèreté n’a pas pour but ici d’atténuer la gravité du propos; elle tend plutôt à l’exprimer, à mettre en valeur son pesant d’or. Nous pourrions faire un parallélisme entre les oiseaux, quasi aussi légers que l’air, et la lourdeur existentielle des hommes pour qui « Le ciel est gris comme le plafond d’une prison. » Dans un autre poème, on peut lire que « Le ciel est lourd comme le couvercle d’un cercueil. » Les oiseaux peuvent voler. Il en va autrement pour les humains.
Le parallélisme entre oiseaux et humanité apparaît dès l’exergue, emprunté aux Saintes Écritures : « Mon cœur se tord en moi, / les affres de la mort tombent sur moi ; / crainte et tremblement me pénètrent, / un frisson m’étreint. // Et je dis : / Qui me donnera des ailes comme à la colombe, / que je m’envole et me pose ? / Voici, je m’enfuirais au loin, / je gîterais au désert. » (Psaume 55, 5-8) Le ton de l’ouvrage n’est pas donné dans cet exergue, mais ce dernier contient en substance tout ce qui sera développé dans le recueil : souffrance, mort, oiseaux, velléités de l’exil.
Gravité de la thématique versus fantaisie quasi aérienne de l’écriture. Encore une fois, oui et non. Je reviendrai plus loin aux différents thèmes abordés par le poète. Mais tout d’abord, je tiens à souligner non pas la gravité, mais bien le sérieux du discours de l’auteur lorsque celui-ci a, par exemple, une teneur scientifique telle que déjà observée au niveau de l’utilisation de la taxinomie latine. L’auteur à quelques reprises réfère à ce qu’il appelle le « guide d’identification ». Au sujet du merle « venu mourir sur [l]a galerie » du poète, il est dit que sous sa photographie dans le guide, « la légende précise qu’il est le premier à chanter le matin et le dernier à se taire le soir. » Le poète transcrit le chant du merle à la fin du poème : « Description du chant : Turlit, turlu … ».
Ailleurs, avec la précision du Claudel de Connaissance de l’Est, il écrit, au sujet des reliefs du poulet : « On conserve la furcula, ou fourchette, cet os en forme de V qui sert de ressort lors du battement d’ailes ou à réaliser les vœux quand on le casse. » Un Francis Ponge n’aurait pas mieux dit.
L’aspect scientifique ne domine évidemment pas l’ensemble du recueil, néanmoins on y trouve des passages instructifs. On apprend que le colibri « peut mesurer jusqu’à neuf centimètres » et que « Lorsqu’il revient au printemps, il retourne à sa mangeoire. Là où il se nourrissait avant de partir pour le sud. Trois mille kilomètres. Soixante battements à la seconde. » Dans le texte consacré au Dodo, une note en bas de page (comme on en trouve dans les ouvrages savants), nous apprend que le nom de cet oiseau « réfère à l’onomatopée de son cri. » Nous apprenons également que « Les trois quarts des oiseaux ont une espérance de vie d’un an. »
Un texte que je désire citer in extenso illustre à merveille le caractère, par endroits, savant de l’ouvrage. On constatera que sa chute replonge le lecteur dans le type de propos habituellement associé au discours poétique, lequel au moyen de l’image se montre ici efficace pour décrire la réalité. Blais écrit : « Agonie vient du grec agônia, qui désigne à la fois l’exercice gymnastique de la lutte et l’angoisse du lutteur avant son combat. // On appelle râle agonique le chant du mourant. C’est le ressac du mucus accumulé dans la gorge suivant la perte du réflexe de déglutition. // Le chien errant aboie. L’oiseau de nuit ulule. Le mourant râle. Raaaaah. Raaaaaah, Raaaaah. Comme s’il faisait des bulles avec une paille dans un verre de lait. »
Ce dernier poème bien qu’illustrant le caractère scientifique de l’ouvrage se termine avec des accents poétiques. Sa dernière phrase n’est pas exempte de fantaisie. Assurément, nous y retrouvons le thème de la mort. Ce dernier traverse l’entièreté du recueil où il est traité surtout de manière fantaisiste. J’ai dit à ce sujet ce que je répéterai ici. Toutes les pages d’Ornithologie disent la gravité, mais sans jamais appuyer, sans pathos aucun, sans lyrisme larmoyant, de manière quasi neutre, détachée comme sur le mode d’une ironie tempérée, réfléchie, amusée malgré tout. Ce type d’écriture, je le rappelle encore, n’a rien de gratuit. Sa légèreté est dense. Et le zeugme a beau nous étonner, lorsque meurt l’inséparable masqué, nous ne sourions qu’à demi en lisant que « son âme va continuer à chier sur nos meubles et dans nos cœurs. »
De la fantaisie, de l’inventivité, la conception graphique de quelques pages ne manque pas d’en fournir. On y voit des calligrammes imitant, suggérant leur objet. On peut parler de poésie picturale lorsque dans l’un d’eux se dressent sous nos yeux les pierres tombales d’un cimetière. Décidément la mort hante ce recueil : « Il nous reste toujours cinq minutes à vivre. On n’a jamais l’impression d’avoir vraiment vécu. On dirait qu’on a toujours été ici, dans la rangée des surgelés, à chercher des bâtonnets de poisson, à suivre les flèches au sol, à manquer d’air. »
Vivre, c’est comme être déjà mort. Seule la télévision fait illusion. Elle est « allumée jour et nuit. » Grâce ou à cause d’elle, nous vivons par procuration. Le poète écrit : « La somme des films que j’ai vus m’a composé une seconde vie plus vivable. » Dans l’ensemble du recueil, les vivants semblent faire semblant de vivre : « Je ne suis nulle part. C’est une destination de rêve où il n’y a rien à faire ni à voir. » La désolation gagne même le parc d’attractions : « Il n’y a personne dans la grande roue au fond du parc. Au fond du parc, la grande roue tourne quand même au fond du parc. » Cet énoncé lui-même tourne en rond. Par la reprise des mêmes mots, il met le vide en évidence. Autrement dit, la répétition ne relève pas ici d’une maladresse, d’une indigence langagière. Elle est un procédé dont l’auteur use avec doigté. Encore une fois, il n’y a rien de négligé dans l’écriture de Blais; au contraire, ses phrases sont toutes tirées au cordeau. Pour dire le néant, il recourt au symbole de la roue et fait tourner sa phrase en boucle.
Dans un autre poème, au moyen encore de la répétition, il parvient à créer sur la page un effet de mouvement. Il fait bouger lentement des cumulus : « Les nuages défilent comme des noyés que charrie la rivière en crue. Chairs gonflées. Chairs mordillées. Chairs gonflées. Chairs mordillées. Chairs gonflées. Chairs mordillées. »
Je termine abruptement ce commentaire. J’ai dit ce que j’avais à dire. On aura compris qu’Ornithologie est selon moi un recueil exceptionnel. J’aurais peine à choisir parmi l’ensemble un ou deux poèmes supérieurs à tous ceux qu’y le composent. C’est qu’ils sont tous nécessaires à l’ensemble et tous d’une égale qualité. Bien entendu, certains passages nous frappent plus que d’autres, mais c’est justement parce que l’ensemble contribue à les mettre en valeur. Si bien que lorsque nous les lisons, leur pertinence se révèle à nous ainsi que leur grande beauté : « Il pleut. On dirait quelqu’un qui joue du piano dans la chambre d’un mourant. »
Un peu avant la fin du recueil, après avoir déclaré que « S’éteindre, c’est le travail d’une vie » le poète écrit, trois fois plutôt qu’une, la petite phrase suivante. Il s’agit en fait de trois vers qui se répètent : « Assez vécu pour aujourd’hui. / Assez vécu pour aujourd’hui. / Assez vécu pour aujourd’hui. »
On croira que ce recueil est déprimant. Ce n’est pourtant pas ce que j’ai voulu démontrer. Or l’ai-je suffisamment laissé entendre ? Le caractère ludique de l’écriture de Blais nous met le sourire aux lèvres de la première à la dernière page de son livre. Le grand art consiste parfois à témoigner du mal en lui substituant des fleurs. C’est du moins ce que fit Baudelaire dans ses célèbres Fleurs du mal. De cette boue où nous jette l’existence, il sut faire de l’or. Blais à sa manière accomplit ce genre de tour de force. Il y a de quoi se réjouir.
La poésie d’aujourd’hui se porte bien, du moins si l’on en juge par ce recueil. Si les auteurs et autrices que publie le Quartanier sont tous et toutes aussi doué(e)s que M. K. Blais, on aurait tort de se faire du souci quant à l’avenir de notre littérature.
Allo…je viens juste finir ton article concernant K. Blais….et ton texte me donne le goût de le lire…bye et merci…Lise Gagnon
Envoyé de mon iPad
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Merci Lise. J’espère que tu aimeras ce recueil. Évidemment, comme pour tout livre, lire n’est qu’un début. Après une première lecture, les suivantes sont toujours plus intéressantes. Bye !
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Tout un moineau que ce poète M.K. Blais! Mon appréciateur favori, grand amoureux des oiseaux lui aussi, lui a orchestré des gazouillis capables de faire pousser des plumes à son cornichon à l’aneth et peut-être même de le faire turluter! Nous sommes en poésie intégrale!
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Cher monsieur. Impossible pour moi de rivaliser avec le brio de votre ramage. Vous me clouez le bec, un bec d’étourneau ou de sansonnet, peu importe. — Mais, c’est la même chose me direz-vous ! À quoi je répondrai qu’un oiseau, ce n’est pas une chose. Du reste, je ne suis pas ornithologue. Ami Laurent, je t’invite à picorer dans ma mangeoire, car, crois-le ou non, cet hiver tous les oiseaux du CARTIER désertent mon jardin.
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Ces oiseaux du Cartier sont gravement touchés par la Covid qui, comme le dit la science, entraine de sérieux troubles de goût et d’odorat.
Ils reviendront dès que la santé libérera leurs sens et surtout leur cerveau, le grand régisseur de ceux-ci!
En passant, tu savais sûrement que Mozart a eu le privilège d’héberger un étourneau chez lui quelques années et qu’au décès de ce dernier, le coeur blessé, il lui a dédié quelques immortelles. Comme quoi les oiseaux ont l’art d’inspirer l’art!
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Cher Laurent, tu te surpasses. Je te savais maître du pinceau, j’ignorais que tu tricotais aussi les mots. Pour ce qui est de Mozart, tu m’apprends quelque chose. Des recherches musicologiques pourraient peut-être démontrer que les chefs-d’œuvre de Mozart lui ont été inspirés par son étourneau.
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