Si je m’adonnais réellement à cette troublante activité qu’est la critique littéraire, si j’occupais l’une des rares tribunes encore dévolues à la critique dans les journaux et les revues, si j’avais autrement dit charge de trier le bon grain de l’ivraie, il serait grand temps que je me mette à sévir. En effet, depuis que je rédige mes petites études, jamais une seule fois encore il ne m’est arrivé de faire la fine bouche, de souligner des travers, de pousser les hauts cris en rejetant une œuvre du revers de la main. Encore une fois, je le répète : si j’étais véritablement un critique, ce qui bien entendu n’est pas le cas. Tout cela pour dire que si cela était, une chose est certaine, rien dans Un voyage d’hiver ne m’inciterait à jeter sur lui mon dévolu. Qu’on me comprenne bien, je n’ai jamais rien à déclarer au sujet des ouvrages médiocres. Le silence à lui seul suffit à les sanctionner.
La poésie est inadmissible. C’est du moins ce que déclarait au siècle dernier un certain Denis Roche. Je déforme sans doute sa pensée, mais j’imagine qu’il ne s’opposerait pas à ce que l’on soutienne en revanche que « les poésies » sont quant à elles tout à fait admissibles, à savoir qu’elles sont diverses, multiples. Pour ma part, j’ignore à vrai dire ce que pourrait être la poésie dans sa singularité. S’il est une « spécificité » de la poésie, à mon sens, assurément elle bouge et se modifie. Je ne crois pas en une essence une et indivisible de la chose, en une substance pure dont nous nous serions forgé, Dieu sait comment, une idée, sans doute à partir de modèles antiques, invariables et depuis lors, atemporels, transhistoriques.
S’agissant de la musique, j’ai l’impression que l’on est volontiers enclin à admettre que peuvent coexister dans leur étonnante variété ses diverses formes. De la musique, il y en a de tous les genres. À chacun correspondent des degrés d’excellence et de savoir-faire. Chaque style musical a son public qui le goûte et l’apprécie. La musique classique a ses adeptes. Ils ne s’embarrassent pas toujours de frontières. Ils font des incursions du côté de la musique populaire, du jazz et même de la chansonnette. La musique populaire couvre un très large spectre. En fait, ici aussi s’impose le pluriel.
Les poètes qui publient des recueils dans une même maison offrent une panoplie d’univers poétiques. Ce que l’un écrit, l’autre ne le signerait pas volontiers. Il y a de moins en moins d’écoles. Subsistent néanmoins des familles. Des approches, des esthétiques peuvent être communes. Fut un temps où l’on imitait les Anciens. Les poètes qui excellaient dans l’art de copier les chefs-d’œuvre de leurs prédécesseurs obtenaient la palme. Le contraire sévit aujourd’hui. Ne sont primés que ceux qui excellent à créer de la nouveauté, à imposer de la différence. Il convient d’imiter les modernes, c’est-à-dire de toujours obstinément chercher à inventer autre chose. L’originalité est le critère souverain. Fort discutable toutefois.
Quand je lis les poèmes de Chatillon, dont la plupart se fraient facilement un chemin jusqu’à moi, et que j’accueille avec plaisir, je songe à certains amis, à des lecteurs et lectrices, eux-mêmes amateurs de poèmes. Je me dis que ce recueil les comblerait. Voici pourquoi.
Le côté fraternel de la poésie de Pierre Chatillon a de quoi nous séduire. Même si dans Un voyage d’hiver on ne voit aucun bonhomme de neige coiffé d’un chapeau tout croche, une vieille écharpe nouée autour du cou, arborant une carotte en guise de nez et fumant joyeusement sa pipe, je ne puis m’empêcher d’associer cet aimable personnage de nos traditions hivernales à la personne même de l’auteur. Nous aurons beau trouver de la gravité dans maints de ses poèmes, la voix qui les porte à nous, bien qu’émanant d’un octogénaire, paraît encore fraîche, animée par la saine curiosité que le poète entretient à l’endroit du mystère. Cet homme est notre ami. Même lorsqu’il s’aventure dans le brouillard épais, nous nous plaisons à lui emboîter le pas. Sa compagnie est agréable.
Il nous propose une poésie sans prétention, une poésie de franche bonhomie. La lisibilité atteint ici un rare degré de transparence. Le sens dans ses poèmes ne joue pas avec nous au chat et à la souris. Si nous relisons deux ou trois fois de suite le même poème, ce n’est pas faute de n’y rien comprendre, c’est plutôt par plaisir. Le poète a écrit des vers qu’un esprit vouant un culte à une certaine poésie pure et dure pourrait sous-estimer. Force est d’admettre que si Chatillon est un poète en possession de tous ses moyens, sa poésie ne brille pas par son intellectualisme. Elle scintille plutôt par la limpidité de son cours. De toute évidence, au verbe éthéré qui au fond ne s’adresse à personne, l’auteur préfère une parole plus familière, apte à atteindre et toucher ses lecteurs. Quand je parlais ci-haut de la diversité des discours poétiques, cela sous-entendait l’existence d’un lectorat lui-même divers et dont une frange appelle et réclame le type de poésie que propose aimablement Chatillon. Ce poète qui n’est pas hors du commun s’adresse clairement au commun des mortels. Il est le frère de tout un chacun et j’entends montrer que ce qu’il écrit est d’un intérêt commun.
Ce qui précède ne devrait pas donner l’impression qu’en raison de sa fraîcheur la poésie de Chatillon appartiendrait de plain-pied à ce qu’on appelle la poésie populaire. Encore faudrait-il définir ce que l’on entend par là, une poésie populaire n’allant pas de soi.
Assurément, avec les poèmes composant ce recueil, l’on est beaucoup plus proche de ce qu’on appelle les formes simples que des formes savantes. Bien qu’il y ait peu de récits dans cet ouvrage, à peine trois ou quatre, peut-être davantage, quelque chose dans le ton et la manière rappelle l’univers du conte. Les paysages eux aussi sont évoqués, représentés avec tant de présence dans la voix, dans le choix des mots, qu’on se croirait plongé au milieu du vent et de la tempête, proche des rivières et des arbres qui nourrissent l’espèce de fantasmagorie dont regorgent la pensée et la sensibilité de l’auteur.
L’espace où se déploie le poème est celui du Québec, et l’époque, bien que le monde moderne s’y manifeste pleinement, est un temps presque d’antan. Le poète étant parvenu au bout de son âge, il a accumulé du passé. Ce passé le hante autant que le hante son proche avenir. Pour appréhender ce qui n’est plus et ce qui sera, le poète recourt aux ressources de l’imaginaire, aux puissances de son imagination. Son esprit est fantaisiste, joueur, et se plaît à faire entrer le rêve dans le monde réel et le monde réel dans celui du rêve. Son « onirisme », ses rêves éveillés suscitent le merveilleux, puisent même dans les fonds, j’allais dire « fonts baptismaux » de nos plus vieilles croyances. Sa spiritualité ne se noie toutefois pas dans l’Épinal d’un catéchisme désuet. Mais pour dire la mort, il n’hésite ni à référer à la sainte Croix ni à accueillir les anges au cœur de son poème. Malgré l’amusement qui pétille dans la plupart des poèmes de ce recueil et bien que la démarche de l’auteur y soit largement empreinte de bonne humeur, la matière qu’il aborde est loin d’être amusante.
Vieillir, c’est se présenter aux portes de la mort. C’est là une vérité de La Palice difficile à avaler. Avec Un voyage en hiver, un homme âgé fait moins le bilan de sa vie que celui de sa mort prochaine. Autrement dit, il voyage au milieu de son propre hiver, conscient d’être bientôt presque parvenu au bout de lui-même ; il s’avance vers la mort qui elle-même se présente à lui. Il médite.
La nature, toute la nature, celle des quatre saisons, avec ses fleurs, ses oiseaux, ses ciels magnifiques, ses brumes funestes, met à sa disposition un ensemble de symboles qui alimentent sa contemplation.
La thématique du recueil est double. C’est celle du voyage, celle de l’hiver. Le voyage est traité sur le mode de l’allégorie. Il embrasse comme je viens de le souligner l’espace et le temps des quatre saisons de la vie d’un homme. Quant à l’hiver, offrant ici la métaphore convenue, il est traité avec un saisissant réalisme. Il donne également lieu à de très beaux poèmes.
La neige abondante dépose
son duvet sur les branches
puis les arbres blancs s’estompent
toute ma vie j’aurai cru
à la réalité des choses
mais voici qu’elles s’effacent
du paysage
je revêts mon manteau
ma casquette et mes bottes
je sors dans l’invisible nature
peu à peu je ressemble
à un flocon géant
qu’un souffle de vent va disperser
ai-je vécu en rêve
parmi les couleurs les musiques les odeurs ?
est-ce le vrai réel
ce monde où rien n’existe
où je ne suis plus rien
et où je disparais dans la blancheur ?
Curieusement, dans cette infinie blancheur, dans cette aveuglante poudrerie, fouetté par les vents de froidure, s’avançant à pas lents sur les étangs gelés, perdu au milieu de la plaine qu’assombrit le gris blanc de l’hiver, l’esprit du poète demeure animé par les vibrantes forces de l’été. Il a beau dire l’hiver, et cet hiver a beau être le synonyme de la mort, un feu secret couve sous la cendre de son discours. Les oiseaux qui se sont tus, les fleurs hier abattues reprendront bientôt leurs couleurs ; comme de l’intérieur, la vie illumine le chant funèbre du poète. Il y aura sous peu « naissance jubilatoire de la lumière ».
Chatillon écrit : « On entre en hiver / comme étaient contraints jadis / d’entrer au cloître / des jeunes qui n’avaient pas la vocation / la règle nous force à renoncer / aux feuilles aux rivières / aux fleurs et aux oiseaux / on doit fermer nos sens / aux plaisirs de l’été ». Outre la qualité de l’écriture, on verra ici l’illustration de ce que je mentionnais plus haut, c’est-à-dire la présence d’un noyau estival au cœur même d’un énoncé référant à l’hiver. Le contraste est saisissant. Dans son apparente simplicité, le poème condense plus d’une réalité. Il dit une saison, ses rigueurs. Il dit aussi une détresse sociale, la mainmise d’un clergé sur un peuple. Il dit l’anémie, la dépression que l’on ressent lorsque s’impose la venue de l’hiver, tant au propre qu’au figuré. Ce qui est en berne, ce sont alors les plaisirs charnels, ceux de l’été, comme sur le corps la caresse du soleil ou celle de l’eau fraîche, une vigueur liée à la sensualité, à la jeunesse.
« On entre en hiver ». On en sortira. C’est du moins ce qu’affirme Chatillon. L’enfance aura été un paradis trop vite perdu : « tout homme en sa vie navigue vers une île / dont la perte de l’enfance à jamais l’exile ». L’émerveillement « devant la beauté » suspend pour un temps le tragique de l’exil.
La mort partout présente dans ce recueil n’est pas le terme du voyage. L’auteur évoque « une harmonie d’avant toute la matière ». Il sait qu’il finira par retrouver cette harmonie. Il écrit : « Ce sera comme un plongeon / dans un des trous noirs / d’Einstein-Hawking /[…] nous n’aurons plus de corps / seule notre âme / lancée à la vitesse de la lumière / [..] plongera / […] dans un monde inconnu / où le temps s’écoule si lentement / qu’une enfance dure dix mille ans ». Un Fernand Ouellette exprime à sa manière des pensées similaires.
La manière de Chatillon est résolument joyeuse. Au sérieux de son propos se mêle beaucoup de fantaisie. Il joue avec les mots, fait parfois des calembours à la manière de Sol, ce qui ravit les uns non sans décevoir les esprits chagrins. Il fait songer tantôt à Henri Michaux. Par exemple, dans un des premiers poèmes du recueil, le vieillard qu’il est devenu croise sur sa route « l’enfant [qu’il fut] à six ans ». On assiste à des scènes de tueries où des « spectres venus de nulle part » détournent des avions. Le plus étonnant de ces poèmes a des allures de surréalisme. Un homme sur la plage perd ses membres les uns après les autres. À la fin du poème, sa tête continue sa déambulation au bord de la mer. Cela est loufoque, mais en lien avec la suite du recueil. Nous ne sommes pas encore au cœur de l’hiver. Le voyage n’a pas encore commencé, mais la mort rôde dès ces premiers poèmes. Du reste, un poème liminaire a déjà donné le ton : « j’arrive au bout de ma vie / je ne sais plus où j’en suis ».
À la fin du recueil, alors que le poète célèbre un éternel été, il écrit : « et voici que je quitte la Terre / sans effort / on dirait que je m’évapore / et rejoins l’arbre dans son voyage / je m’habitue à disparaître sans souffrir ».
Qui referme ce livre a conscience d’avoir entrepris un charmant voyage de plaisance. En maints poèmes, la gravité du propos, alliée à une joie quasi enfantine, a quelque chose de franchement savoureux. Le stoïcisme avec lequel la mort est dépeinte, à travers une imagerie de la nature renouvelée par l’apport du cosmos tel que la science actuelle nous permet de l’entrevoir, à travers également une imagerie où l’on retrouve des anges et des âmes qui vont et viennent du ciel à la terre, de la pierre inerte au lointain ciel étoilé, tout cela confère à l’ensemble du recueil un caractère spirituel réconfortant, à tout le moins une belle philosophie.
Quand les frontières entre vie et mort se trouvent ainsi abolies, le commerce des âmes dans l’éternité paraît aller de soi. Le « Grand Voyage […] dans les méandres de la Voie lactée », quand bien même il ne serait qu’une « fable douce », une vue de l’esprit favorisée par les puissances peut-être illusoires du poème, écouter cette histoire au milieu de l’hiver procure une dose d’optimisme qui réchauffe le cœur.
J’aime beaucoup les clarifications que tu apportes concernant ton positionnement comme auteur de tes fort savantes «petites études» comme tu oses l’écrire… Comme nous sommes privilégiés de t’avoir comme promoteur passionné de poésie et bienveillant éducateur plutôt que comme austère critique!
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Merci ami Laurent. J’ai fini par apprendre que Chatillon avait été le collègue et l’ami de mon grand ami Tougas. Ils se sont connus et fréquentés à Nicolet. Tougas, dont je t’ai sans doute déjà parlé, a été mon grand ami pendant plus de quarante ans. Il a écrit deux excellents romans et un recueil de nouvelles. Personnage coloré et sympathique. Gérald Tougas.
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