Des vers d’Éluard ouvrent le dernier recueil de Nora Atalla. Ils sont extraits du poème que le poète écrivit pour honorer la mémoire de Gabriel Péri, figure célèbre de la Résistance française : « Un homme est mort qui n’avait pour défense/Que ses bras ouverts à la vie/Un homme est mort qui n’avait d’autre route/Que celle où l’on hait les fusils/Un homme est mort qui continue la lutte/Contre la mort et l’oubli ».
Comme chacun le sait, un exergue occupe une place importante dans une œuvre. Sa fonction étant d’éclairer la voie s’offrant à la lecture. La poète n’aurait pas pu mieux choisir celui-ci, tant l’ensemble de son recueil semble y répondre. Son ouvrage développe pourrait-on dire les vers d’Éluard, leur fait écho. Il se situe dans un « monde » qui n’est pas sans présenter de nombreuses similitudes avec celui que connut la France sous l’Occupation. C’est que nous sommes encore et toujours en guerre. Un peu partout, de pareilles horreurs se perpétuent. Pour la barbarie, il n’y a jamais de temps mort. Il n’y a que des morts. C’est à ces derniers que s’adresse la poète, à nous également à travers leur mémoire. Ainsi nous incite-t-elle à nous lever, à poursuivre le combat « contre la mort et l’oubli ».
Chez Atalla, le poème ne tourne pas le dos au monde, à ses aberrations. La parole participe plutôt d’un combat, où l’ennemi cependant est diffus, en quelque sorte universel, sévissant çà et là sous diverses formes, lesquelles se résument principalement à la cruauté des tortionnaires. L’entreprise des dictateurs étant de briser tout élan d’émancipation, d’élévation, de freiner tout mouvement de sortie résistant à leur emprise. Ceux-ci semblent ne vivre que pour détruire des rêves. Si pour Péri l’ennemi avait un nom et un visage connus, il n’en est rien dans Morts, debout !
Pour l’écrivaine, il ne s’agit pas de préciser qui sont les bourreaux, en quels lieux sur le globe ils concentrent leurs efforts. Elle ne tente pas de dire où, quand, comment et pourquoi surgissent les monstres, ni en quoi consistent leurs exactions. Il suffit de dire qu’elles sont perpétrées contre ceux que la poète identifie comme étant les victimes. Elle ne se porte pas concrètement au secours de ces dernières. Atalla n’entreprend pas non plus un travail de journaliste ou de reporter. Ses mots ne prennent pas place dans un contexte social et politique circonscrit dans un temps et un espace donnés. Elle engage plutôt sa parole dans une lutte que l’on pourrait dire transhistorique ou intemporelle. Le sujet qu’elle aborde ne connaît pas de date de péremption. Il fait toujours partie de l’actualité. Si bien que ce recueil, du moins dans son propos, n’aurait pas été visionnaire s’il eût été écrit il y a cent ans, pas plus qu’il ne sera désuet dans un siècle ou deux.
Non seulement les propos de ce recueil sont-ils toujours actuels, mais la manière dont ils sont énoncés l’est également, qui l’était hier et le sera demain. Le genre de poèmes qu’écrit Nora Atalla appartient à ce que la poésie dite traditionnelle a de meilleur à offrir. J’y vois pour ma part un certain classicisme, dans le sens le plus positif du terme. Ce type d’écriture correspond du reste, me semble-t-il, à l’idée que la plupart des amateurs de poèmes se font de la poésie, qui croient que la poésie n’est pas affaire légère, pur jeu de l’esprit ou hochet de l’âme vainement agité. Certes, les conceptions que l’on se fait de la poésie sont diverses. Elles varient à un point tel que certains en viennent à jeter le discrédit sur ce que d’autres portent aux nues, déclarant que ceci est poésie alors cela ne l’est pas, tranchant ainsi des débats qui jamais ne sont tout à fait clos.
Des catégories toutefois demeurent, des tendances apparaissent et disparaissent. Les uns privilégient une forme proche de l’oralité, quasi prosaïque. Il faut dire la réalité des hommes avec les mots de tous les jours. Parler au plus près de leurs oreilles. Les autres, montés sur des cothurnes, déclament dans le zénith des propos qui se confondent avec les étoiles. Leur poésie abstraite et hermétique provoque l’indifférence, le dégoût, même le rire de la foule ; plus souvent, sa grande indifférence. Souvent, et c’est là une tradition plutôt moderne, l’on voudrait que la poésie explore l’inconnu, qu’elle jette une manière de sonde au cœur de l’invisible. Que le poète se fasse voyant, éclairant l’obscur, devenant une manière de mage, guide spirituel, un sage ; car si les sages cherchant la lumière ne la trouvent pas, que le poète soit alors le fou qui la découvre et la transmette au reste de l’humanité. Vastes projets.
Mais certains poètes ont de bien plus modestes ambitions. Ils se contentent de dire le temps, le vent et la pluie. Ils veulent habiter poétiquement la terre. C’est le vœu d’Hölderlin. Dans l’instant dont le poète saisit les ailes vibre une présence. On atteint celle-ci non pas en révolutionnant le verbe, mais en l’occupant de manière méditative. Contemplations, pourrait-on dire.
Où donc dans tout ceci la poésie d’Atalla prend-elle place ? Assurément, on ne la rangera pas du côté de celle des innovateurs qui s’ingénient à chercher et trouvent parfois de nouvelles formes, quitte plutôt à les redécouvrir. Notre poète n’est pas une formaliste, ce qui bien entendu ne signifie pas qu’elle néglige de soigner la forme, qu’elle n’atteint pas une certaine perfection formelle. Si elle ne cherche pas à atteindre un langage nouveau, si ses poèmes ne coupent pas les ponts avec une solide tradition, tradition il va sans dire illustrée par les plus grands poètes, Nora Atalla n’en est pas moins une écrivaine absolument contemporaine. Elle est moderne en ce qu’elle assigne à la poésie une certaine fonction sociale. Pour elle, il y a de toute évidence urgence à reprendre le relais d’une lutte dont les enjeux ne sont rien moins que la survie de l’humanité.
C’est là un bien grand mot : humanité. Au risque de faire sourire les sceptiques, il faut oser le prononcer. Et vouloir en éclairer la face lumineuse, sans toutefois occulter sa face obscure, qui a nom de barbarie.
C’est que l’humanité plus que jamais est embarquée à bord d’une galère qui prend l’eau. Ses occupants, hommes et femmes, sont comme des migrants. Ils ont perdu le lieu, égaré la formule. Ils errent, s’éloignant de plus en plus de la terre ferme, d’une terre d’accueil. Les voici donc en mer et la mer est agitée. Leur esquif est fragile, un radeau de la Méduse. Ce qui attend leurs enfants n’est pas rassurant. L’horizon est bouché de toutes parts. Telle est la grande allégorie que tissent les poèmes de Morts, debout !
C’est écrit en toutes lettres, dans le tout premier poème : « une mer de noyés ». La Mort, avec une majuscule, accomplit son œuvre. Elle abolit la Création, avec une majuscule aussi. Nora Atalla reprend la lutte des résistants. Elle choisit son camp, celui des innocents, des victimes, des enfants. Comme dans le poème d’Éluard, ses bras sont « ouverts à la vie », ouverts et plongeant dans les eaux tumultueuses afin d’en retirer les morts-vivants. C’est la lutte, et force est d’admettre qu’elle ne peut être menée autrement qu’à travers une certaine forme de dualisme. À la Mort est opposée la Création. À l’avenir assombri, un avenir plus radieux qui puisse enfin être à l’image d’un éden perdu, d’un éden qu’il s’agit d’impérativement retrouver, qu’il faut recréer, réinventer : « toutes nos destinées sont à réinventer ».
Nous sombrons dans les abysses. Tout est mis en œuvre pour remonter à la surface, pour émerger. Ce verbe revient à plusieurs reprises dans le recueil. Mais, « comment émerger des larves/quand les chiens se gavent de rage »… « quand dans nos gorges/les rêves expirent » ? La poète est partagée entre espoir et désespoir : « peut-être une seule minute/enjamberons-nous l’inévitable/pour apercevoir une fraction d’amour/dans l’enchevêtrement des terreurs//peut-être émergerons-nous/de l’épaisseur de nos décombres/une seule petite fraction/pour laisser le soleil nous traverser ».
L’impulsion de libération est entravée, la foi qui l’anime est contredite, démentie cruellement par la réalité implacable. On le voit, ne serait-ce que dans ce saisissant paradoxe où il est question d’enjamber l’inévitable. Autrement dit de surmonter l’insurmontable, de supplanter le vainqueur. Cet enjambement irréalisable donne lieu dans le recueil à une autre image, c’est la métaphore de la perche. Cet instrument est d’abord évoqué sur le mode de l’espoir : « peut-être une perche/pour jaillir de l’obscur ». Vers la fin du recueil, l’inévitable semble ne pas pouvoir être surmonté.
Il est en fait deux métaphores filées dans le recueil, elles ont toutes deux même valeur, formulent toutes deux à leur manière le désastre auquel est confrontée l’humanité. La première est la plus récurrente, c’est celle du naufrage. La seconde est celle de la muraille ; elle dit l’enfermement, la prison. C’est ici qu’intervient le recours à la perche. Elle sert à s’élever au-dessus de l’obstacle : « les secousses engendrent la faim/les convulsions de la furie//quel que soit le temps/les perches ploient/sous le poids des distances/et le fardeau des murailles ». Les perches, peut-être même les poèmes, ne font donc pas le poids. Toutefois, la révolte persiste, la résistance renaît de ses cendres.
La tâche à accomplir est immense. Le défi est de taille. Les murailles se dressent très haut et comme nous venons de le constater, elles s’avèrent infranchissables. Mais qu’à cela ne tienne, l’espoir un temps anéanti fait bientôt place à un afflux de courage : « il nous faut sans flancher/abattre la hargne la grogne/et l’insolence des montagnes ».
Murailles et montagnes expriment la contrainte, l’enfermement, la négation des réprouvés, des victimes. La mer déchaînée sur laquelle vogue le vaisseau fragilisé symbolise la déroute, la menace de l’engloutissement. On se rappellera la mer de noyés du poème initial. J’ai mentionné l’importance de cette allégorie et sa reprise tout au long du recueil. On la retrouve dans le poème qui suit, où paraît une nouvelle opposition. Le ciel, ou plutôt ce qu’il suscite d’espoir dans l’esprit de l’homme, est évanescent, comme rabattu sur le sol de la dure réalité : « le sol se fracture/l’esprit du ciel s’endort parmi la terre//on tourne retourne/gratte et cherche le portail sidéral/pour sauver l’arche à la dérive//on fait on fera/mais cela suffira-t-il/à ressusciter le bonheur ».
De ce dernier poème je retiens l’idée de la résurrection du bonheur. De ce bonheur, il est question à quelques occasions dans le recueil, par exemple dans ce très court poème : « fuir l’opacité/batifoler sur l’aurore/goûter la rosée//n’est-ce pas là/la finalité de toutes choses ». Voici exprimé un rêve, hérité de l’enfance, presque de l’enfance de l’humanité. Il s’agit de retrouver l’aurore, la fraîcheur première de la rosée, celle de l’éden. La « finalité de toutes choses » serait la liberté, la joie, le plaisir, enfin le bonheur.
Or ce bonheur, ce désir sont mis à mal : « des sangsues s’appliquent/à arpenter nos idéaux/elles aspirent/la sève de nos amours//hiératiques nous attendons nos punisseurs/que vienne la pleine lune/et sa cour de lycanthropes ». Les « sanguinaires », les « charognards », « les assassins mastiquent l’innocence ». On a beau vouloir « faire la peau/aux empêcheurs de rêver », « abattre/les remparts de solitude » où ils nous enferment et « émerger des abysses » où l’on en vient tôt ou tard à sombrer, cela demande une foi à toute épreuve. La lune semble offrir un talisman, une sorte de consolation : « tout au fond d’un cachot/imaginer la lune/couchée sur la paille//à l’ombre de la Création/querelle des armes ». Et encore : « sous l’épaisseur des véhémences/porter sur la tête/l’aura de la lune amoureuse ».
C’est en montrant la misère, la souffrance des démunis, les ravages de la haine et de la guerre que Nora Atalla parvient à saluer la beauté du monde. C’est en faisant quasiment un inventaire exhaustif des crimes commis par les tortionnaires, au moyen des muselières, des barbelés, des barreaux, des « hélices [qui] déchiquettent les chimères », que la poète montre l’ampleur des souffrances qu’engendrent ces « rapaces ». Elle soulève de nombreuses questions dans son recueil, celle-ci par exemple : « où s’évanouissent les cris de la terre/que deviennent les agneaux immolés » ? Ces agneaux, ce sont entre autres les enfants. Or que deviennent-ils ? La réponse à cette question n’est guère réjouissante : « nous avons abdiqué nos espoirs/un chouïa d’enfance/flotte dans nos mémoires », flotte à la manière des débris d’un vieux rafiot sur les flots.
Dans ce recueil de cendres et d’os, « la Mort se cambre » et il est écrit que « nous irons tous au deuil ». Il semblerait qu’il faille « n’attendre/rien », qu’il n’y ait point d’issue, que la Mort soit finalement inéluctable. Dans ce combat entre les opprimés de la Terre et leurs oppresseurs, le gagnant est connu d’avance. Que faire alors, se demande la poète dans le dernier poème du recueil : « que faire/sinon lécher/les os et les cendres » ?
Morts, debout ! est un recueil sombre, à la fois pessimiste et réaliste. Sa fin semble infirmer le cri de ralliement que font entendre son titre et plusieurs de ses segments. Pourtant, malgré cette fin qui n’a rien d’un happy ending, l’ouvrage communique, ne serait-ce que par l’empathie qui l’anime, un puissant sentiment de solidarité à l’endroit des victimes de la tyrannie. On peut donc dire qu’il remporte une certaine victoire sur les dictateurs de ce monde, victoire d’autant plus réjouissante qu’elle est due à la beauté des poèmes. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes, il y a là de quoi se réjouir quand la beauté supplante la laideur.
J’ai déjà mentionné que la poésie d’Atalla est forte et belle d’un héritage que la poète assume pleinement. J’ai négligé de souligner tout ce qui en fait les nombreux mérites. Ce sont en gros la finesse et la pertinence des images, ainsi que le choix de symboles qu’elle s’approprie en ajoutant du sien à leur valeur expressive. Ce sont également des qualités esthétiques, des beautés de langage, une certaine inventivité quasi ludique, un art reposant sur la concision, la justesse du lexique et j’en passe.
si nos ventres portent
toute la foudre du passé
si nos cœurs renoncent
à la source salvatrice
si jamais nous refusons la rédemption
nos enfants naîtront tachés du sang des taureaux
leurs membres auront la couleur du gouffre
les lombrics ramperont jusqu’à leurs yeux
il n’y aura pour eux
ni sel ni piment
Merci Daniel
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Il se publie de belles choses aux Forges. Merci Élise.
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,«… il y a là de quoi se réjouir quand la beauté supplante la laideur. » Le paradoxe étire, force, provoque notre intelligence. Merci de nous faire voir la beauté dans autant de réalités noires.
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Ami Laurent, tout le plaisir est pour moi. Le plaisir est dans la lecture. Il y en a aussi dans l’écriture, et beaucoup dans la nature, dans … et dans … Quant aux dures réalités, il faut non seulement les voir, il faut aussi leur faire face, ce qui est moins facile.
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