Les éditions du passage fondées il y a plus de vingt ans jouissent aujourd’hui d’une excellente réputation ; c’est peu dire. Elles occupent dans le paysage culturel une place fort enviable. La grande qualité, la beauté des ouvrages qu’elles publient lui assurent un prestige comparable à celui qu’ont connu et connaissent encore les éditions du Noroît. Qui d’entre nous a pu oublier l’effet que produisit à sa parution au milieu des années soixante-dix le recueil de Brault intitulé Poèmes des quatre côtés ? Le travail de Brault y était certes pour quelque chose, mais la qualité de l’écrin assurément mettait en valeur ses poèmes, ajoutant en quelque sorte aux mérites du poète une plus-value remarquable et remarquée. Célyne Fortin et feu René Bonenfant apportaient un soin méticuleux à la production de chaque livre que produisait leur maison. Il en va de même aux éditions du passage. J’en veux pour preuve trois petits recueils de poésie. Le poète Jean-Pierre Gaudreau les a tous trois écrits.
Certes, cela relève de l’anecdote, mais je ne me priverai pas de raconter les circonstances dans lesquelles j’en suis venu à acquérir ces œuvres, elles et non pas d’autres des éditions du passage, sans doute tout aussi méritoires. Il est rare, en effet, qu’on collectionne aussi fidèlement les produits d’un ou d’une poète, s’ils sont pour nous de parfaits inconnus. Ce qu’avait tout d’abord été pour moi notre poète.
Il se trouve que jusqu’à tout récemment nous habitions le même quartier. Il se trouve que dans ses rues, nous promenions tous deux nos animaux de compagnie. Le mien, un vieux chien qui allait bientôt mourir ; le sien, ou plutôt la sienne, une jeune chienne un peu timide.
Pendant des mois, Gaudreau et moi nous sommes croisés sans vraiment nous connaître, nous saluant de loin, parfois échangeant quelques paroles. Rien de substantiel, la pluie, le beau temps, la beauté de sa chienne, l’aimable fidélité de mon vieux compagnon. Autant dire que nos propos ne permettaient ni à l’un ni à l’autre de soupçonner que se tenait devant lui un poète.
C’est donc avec la plus grande surprise que lors du lancement d’un de mes recueils, j’aperçois Jean-Pierre Gaudreau. Qui plus est, un verre à la main, il était accompagné d’une connaissance que nous nous étonnâmes tous deux d’avoir en commun. Tout ceci explique mon intérêt ultérieur pour les ouvrages de Jean-Pierre, du moins pour ses trois derniers, ceux qui ont paru aux éditions du passage. Les deux précédents publiés au Loup de gouttière et chez Triptyque restent à découvrir.
Je lis ces recueils depuis quelques années. C’est ainsi qu’il convient de les appréhender. Une seule lecture n’en vient pas à bout. Je dirai tantôt pourquoi.
Tout chez Gaudreau est muri à point, résulte d’un lent processus, d’un sérieux cogito ; c’est du moins le constat auquel ces trois ouvrages me conduisent. Un labeur appliqué donne lieu chez lui à de réels bonheurs de création, bonheurs qui s’étendent sur l’entièreté de chaque ouvrage, à commencer par le titre qui le chapeaute. Le titre chez lui n’est fruit ni du hasard ni d’une inspiration surgie à la dernière minute ; il n’est pas tiré d’un chapeau. Si peuvent paraître saugrenus, du moins à première vue, des titres comme Clair de terre ou L’Immaculée Conception (ouvrages de Breton, le second ayant été produit en collaboration avec Éluard), auxquels on peut ajouter du même Breton Les champs magnétiques dont le titre, si ma mémoire est bonne, entretient peu de rapports avec l’ouvrage qu’il désigne, le très beau titre qu’est La manière noire constitue, lui, un parfait exemple du contraire, en ce sens qu’il est parfaitement approprié au contenu de l’ouvrage qu’il intitule. Titre pertinent et non pas uniquement énigmatique.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, un mot sur ce que nous pourrions appeler la manière lumineuse de l’auteur. Les lumières dont je parle ici sont celles de l’intelligence. Il s’agit d’une intelligence chaude et chaleureuse, toujours attentive à la matière dont traitent les poèmes. Intelligence chaude et chaleureuse surtout dans ce recueil. Sa chaleur provenant en quelque sorte du lieu que hante ici le poète, chaud comme une banlieue chaude, chaud comme en été peut l’être une région du sud de la France, pour être plus précis la ville d’Aix-en-Provence.
C’est une combinaison que je me dois d’expliquer. Je montrerai bientôt que dans La manière noire se révèlent l’humanité du poète, sa compassion à l’endroit des démunis, de ceux qui « tendent la main à l’avenir bouché. » Mais d’abord, cette combinaison. Cette chaleur humaine, j’admire qu’une intelligence la prenne ainsi en charge. L’intelligence se manifestant dans l’approche, celle de la « conceptualisation ». L’œuvre de Gaudreau procède du concept, non pas en ce sens qu’elle « intellectualise » du sens à partir de quelques concepts, de termes abstraits en tâchant d’élucider des questions par la seule raison raisonnante — elle ne traduit pas non plus de la prose en langage fleuri, imagé : elle communique moins qu’elle n’exprime et ce qu’elle exprime ce ne sont pas des opinions, surtout pas celles qui flottent dans l’air du temps : elle est poésie née d’une fécondation avec d’autres arts (le dessin dans La manière noire, la musique dans À jamais la musique et curieusement, fort proche de l’art par les profondeurs où atteignent les strates de sa signifiance, le domaine du rêve, celui-là même que puise dans sa nuit ou qu’invente par après le poète penché au-dessus de ses propres abîmes. Fragments de nuit est entièrement travaillé par le rapport que le poète y entretient avec le monde du rêve).
Dans chacun de ces recueils, l’écriture de Gauvreau séduit par ses qualités de précision et de concision, l’économie de ses moyens, sa grande sobriété. La maîtrise de la langue, son registre élevé contribuent à leur valeur. Certes, les lecteurs ne peuvent s’y aventurer de façon désinvolte.
L’homme a patiemment conçu chacune des pages de son ouvrage. Chaque élément s’agence soigneusement avec l’ensemble. Tout est finement tissé. Des liens sont offerts qui passeront inaperçus aux yeux distraits d’un lecteur trop pressé de tout comprendre, de tenir enfin un sens dont la clarté lui puisse sauter aux yeux. S’il veut rapidement presser le citron, le lecteur restera pantois. Un texte poétique se lit lentement et ne se livre pas toujours facilement. Cela dit, des trois recueils mentionnés ci-haut, La manière noire est sans doute le plus facile d’accès.
Il s’ouvre dès le début en offrant au lecteur la clef de sa conception. Ainsi savons-nous d’emblée que le texte de Gaudreau résulte d’une rencontre. Celle d’un œil avec le murmure que font entendre les dessins d’une artiste. Le texte d’ouverture s’intitule « Dans l’atelier ». En exergue, les mots suivants, ils sont de l’auteur : « L’œil à l’écoute de la manière noire. Je regarde ton œuvre comme on entend le fleuve. » Les œuvres visuelles sont signées Denise Fernandez-Grundman. Ce que nous lirons, créés à partir de ces illustrations, ce seront des poèmes s’apparentant à des croquis verbaux décrivant des scènes prises sur le vif, mais le vif tel que le travaille à froid notre poète qui, je tiens à le préciser, ne remet pas vingt fois son ouvrage sur le métier uniquement à des fins esthétiques, mais bel et bien afin que ses paroles rejoignent dans une parfaite symbiose les images vues dans l’atelier de l’artiste et les scènes que peut-être, partant de ces œuvres, le poète a lui-même imaginées ou dont il a pu être témoin lors de son séjour à Aix-en-Province.
Cette première page est sublime. Tout y est savoureux, le ton, le style, sa clarté. Il s’agit d’un petit récit explicatif. Il fait état des retrouvailles, celles du poète et de l’artiste. Pure coïncidence, à l’arrivée du poète, le dessin sur le chevalet de l’artiste s’intitule Retrouvailles. Il a été réalisé au moyen d’un procédé de gravure appelé « manière noire ». Avec cette technique, la lumière est obtenue à partir d’un travail effectué sur une surface sombre, noire, obscure. Ainsi ont sans doute également été écrits les poèmes de cet ouvrage. Ou en tout cas de manière analogue. C’est du moins ce que permet de penser la citation d’Etty Hillesum en tête de l’ouvrage : « En réalité, les mots doivent accentuer le silence. »
Le silence du dessin, les mots du poète en fourniront une manière de translation. Il en ira de même, si l’on peut dire, dans le plus récent recueil de Gaudreau. Avec À jamais la musique, il y aura passage de la musique au verbe. Comme il le fait ici avec les œuvres de l’artiste, le poète entreprendra ce que l’on pourrait appeler une « traduction ». Dans le « Finale en prélude » qu’il écrit en guise de postface à son dernier opus, o peut lire : « J’ai donc essayé de transcrire la musique en mots. » Ce n’est peut-être pas le fameux « reprendre à la musique son bien » de Mallarmé, mais, quoi qu’il en soit, bien avant la parution d’À jamais la musique, j’avais établi un certain rapport entre le poète symboliste et l’auteur de La manière noire. Ce rapprochement, je l’établissais en vertu des qualités de leurs œuvres respectives. La rareté, la netteté du verbe, un certain caractère abstrait qui forcément résulte de ce que l’on appelle la litote, alors que la pléthore noie ou étouffe le propos dans un tout autre type de confusion. C’est non pas la précision (ou l’imprécision) du sens dans leurs œuvres qui me faisait rapprocher ces poètes, mais bien plutôt la précision toute formelle de leur langage, ce que l’on appelait naguère le signifiant, le côté matériel, la substance du verbe. Ajoutons à cela que Mallarmé a écrit ce qui suit, que je cite, car il me semble bien que cela convienne à un Gauvreau si peu prolixe, et dont le peu fait peut-être la grandeur : « Un grand écrivain se remarque au nombre de pages qu’il ne publie pas. » Tous les recueils de Gaudreau sont brefs, et leurs pages souvent gagnées par du blanc, comme si le vierge papier de l’autre en défendait ici aussi la blancheur.
Revenons maintenant à la chaleur, à l’humanité. Le noir et le clair y jouent conjointement, comme l’alternance du jour et de la nuit, comme vient la joie après la peine, la réconciliation après le drame, la paix après l’émeute, la paix avant l’horreur : alternance. Le poète écrit dans les premières pages de son petit livre : « Nous habitons des doubles qui poussent en nous. » Entendons une double postulation, celle du bien et du mal, du bonheur et du malheur. Parlant de ces doubles, il poursuit : « L’un, visage aigu sur la maigreur du cou, regarde l’œil rongé. L’autre, noble conquérant, voit des horizons se dérouler vers l’aube. » Il y a en nous cette possible posture, chuter, tomber, s’abîmer, jeux des forces contraires qui s’abattent sur nous. Nous plions l’échine, courbés, déjà envisageant notre retour à la terre, à la poussière de notre effacement. Mais il y a également, parfois contemporaine, simultanée, ou venant après ou avant : un redressement de l’être, un défi lancé au sort qui s’acharne sur nous, sur l’humanité tout entière, à force justement d’inhumanité, de barbarie. Les camps de la mort sont évoqués, la Shoah, les racismes, les déportations, l’exil, l’étranger…
« Ils sont venus d’ailleurs, l’identité tatouée sur la figure. Chaque matin, la vie à défendre. Les poches, le cœur sans papiers. Tant de ponts à reconstruire les bras tendus seuls avec vous.
Qui est un étranger ? Les frontières se joignent à l’horizon. »
Ce recueil raconte une histoire. Celle d’un legs, d’une transmission. Un poète a rencontré une artiste dans son atelier. Un dessin intitulé « Retrouvailles » a frappé son imagination. À partir des dessins de l’artiste, il a conçu une œuvre où il donne la parole à une jeune femme. Cette jeune femme est la narratrice d’une histoire évoquée plus que racontée. Rien de linéaire ici. Plutôt un enchaînement de tableaux. Divers personnages : « Un Juif sourit à la tignasse de l’homme noir. L’Algérienne lance une parole dévoilée. Les visages nous appellent en la ville bigarrée. »
Héritage, transmission. Cette vieille femme qui a connu la guerre, la misère et la pauvreté finalement apparaît comme un modèle, j’aimerais dire de sainteté humaine, de dignité à tout le moins. Elle revient de loin, comme remontée de la fosse commune à laquelle des forces brutales la condamnaient. Que tend-elle à l’avenir ? Qu’offre-t-elle dans son sillage à la jeune femme, à ceux et celles qui viendront après elle ? Assurément rien de moins que des horizons se déroulant vers une aube prochaine dont le nom, issu de l’obscurité, de la manière noire de notre humanité, est celui-là même de l’espoir.
Tu as le don de te transformer selon l’auteur que tu étudies. Ce poète t’a happé et entraîné dans sa «matière noire». Me semble que tu forces…
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Forcer ? Pas trop, pas vraiment. Chose certaine, ce n’est pas un recueil facile. Le lecteur doit agir sa lecture, se mettre en action, collaborer, frayer sa voie en quelque sorte. Il y a des ouvrages où tout semble donné, il n’y a là rien à trouver ; d’autres où il faut prendre son temps et lire lentement. Comme on dit : ça se mérite.
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