Hugues Corriveau : Les amitiés fragiles : Poésie : Éditions du Noroît : 2019

Je lis des poèmes de Corriveau. Hugues Corriveau n’est pas le premier venu. Sa feuille de route est impressionnante. Il est l’auteur d’une œuvre diversifiée : ouvrages de poésie, créations romanesques, nouvelles et essais. Un grand nombre de ses livres ont été primés. Il a durant de longues années été critique littéraire au Devoir. Semaine après semaine, il y recensait les ouvrages poétiques de ses pairs. Était-il redouté ? Je l’ignore. Que pensait-on de ses articles ? Je ne saurais trop le dire. Pour cause d’absentéisme. Enfin, je le dis en passant, étranger, j’étais à l’étranger, plus précisément ailleurs dans mes lectures, m’attardant aux œuvres du passé, ne me souciant à peu près pas de ce qui s’accomplissait en poésie chez nous et ailleurs, dans le monde contemporain. De Villon à Hugo, je découvrais mille et un chefs-d’œuvre. C’était suffisant pour que je me sente repu et comblé. Hölderlin aussi m’accompagnait dans ces pérégrinations. En fait, rien de tout cela ne m’honore vraiment. J’ai raté de beaux rendez-vous. J’en suis conscient. Et à en juger par ce que j’ai maintenant sous les yeux, j’imagine que dans les productions moins récentes du poète j’aurais pu faire de très belles découvertes. Mieux vaut tard que jamais.

Mon retard cependant n’est pas si considérable. Il y a quelques années, un peu par hasard, j’ai mis la main sur un recueil franchement magnifique de Hugues Corriveau. Il y était question de son enfance, de ses parents, de leur vieillesse. Le recueil m’a frappé par la qualité de son écriture, par ce que l’on pourrait appeler sa vibrante sensibilité, son humanité. On s’émerveille souvent de ce que cohésion et cohérence apparaissent dans un écrit. C’était là ce que j’appréciais de ce recueil. Une sorte de perfection formelle jointe à un propos touchant à l’essentiel, exprimant des sentiments propres à la commune humanité. Enfin, s’il est permis de parler de manière banale, je dirai que cet ouvrage était tout simplement beau à tous points de vue.

C’est en lecteur comblé par cette dernière lecture que je me présentai à un lancement collectif des ouvrages du Noroît. C’était à l’automne 2019. À vrai dire, j’avais espoir d’y faire la rencontre d’un autre poète, un poète que je ne connaissais pas vraiment, sinon pour avoir lu au fil des ans ses poèmes dans diverses revues, n’ayant conservé du reste qu’un vague souvenir d’un de ses précédents ouvrages, publié il y avait de cela une trentaine d’années, son premier si je ne m’abuse. Jean-Marc Fréchette ne se présenta pas au lancement. Il allait mourir quelques mois plus tard. Était-il déjà malade ? Je ne sais. Je me procurai son recueil ainsi que de nombreux autres, dont celui de Corriveau. L’auteur eut bien entendu l’amabilité de dédicacer mon exemplaire. Les auteurs se montrent habituellement aimables, lorsqu’on a l’amabilité de s’adresser à eux en tendant sous leurs yeux un exemplaire de leur œuvre.

Pour toutes sortes de raisons obscures tenant à diverses conjonctures, à de curieux hasards, on lira ou non l’ouvrage que l’on remporte chez soi. On le lira distraitement ou l’on y plongera vraiment de manière plus féconde. Une sorte d’alchimie préside à la rencontre lorsque celle-ci a lieu. Comme on dit, il s’agit d’atomes crochus. On s’ouvre comme tout naturellement à ce qui nous est offert, on se fait réceptacle, on offre une écoute au don de la parole que l’autre nous adresse.

Entrer dans le recueil de Corriveau n’a exigé de moi aucun effort, je me suis laissé facilement entraîné par la source claire de son verbe. J’entends par « source » un mouvement de lecture qui se fait sans réels accrocs, à condition bien entendu de s’abandonner de bonne foi à la sorte de liberté d’invention qui caractérise la poésie, surtout moderne, laquelle est à rapprocher de celle des artistes en arts visuels, auxquels il est rarement reproché de représenter le réel sans réel souci de réalisme. Nous pourrions parler de fantaisie, mais le propos de Corriveau est trop grave pour que ce terme soit employé. Sa parole s’autorise néanmoins des jeux de langage et une créativité d’autant plus remarquable qu’elle manifeste une audace dont la pondération est peut-être la plus étonnante caractéristique. Un classicisme moderne, voilà ce que c’est. Mais attention ! Rien de parnassien dans cette œuvre, bien que tout dans la source y soit précis, cadencé non pas selon les rigueurs du mètre ancien, mais selon une mesure musicale obéissant à une rigoureuse partition  : qu’elle soit ou non instinctive importe peu, le résultat, lui, est réjouissant.

Le pas-à-pas du vers, libre en un sens, se plie à un principe de clarté. La source coule de manière limpide, offre sa transparence au sens du poème. Elle ne procède pas ainsi uniquement en vertu de la qualité sonore du vers. S’ajoute à sa luminosité celle des images. Ici encore, le poète fait montre d’une impressionnante mesure. Il offre, pourrait-on dire, un baroque épuré à l’extrême. Ce qui est alors donné à voir, je reviens aux arts visuels auxquels je faisais précédemment référence, ne s’apparente pas aux hallucinations d’un visionnaire. Les figures de style du type comparaison, métaphore et allégories se rangent bien modestement dans le cadre tout à fait maîtrisé d’un discours qui ne cherche jamais à en mettre plein la vue. Le poète ne nous en met pas non plus plein les oreilles. Il ne force pas le ton, ne vocifère pas. Que fait-il alors ? Et que dit-il au juste ?

Ce qu’un poète dit ? Toujours un peu autre chose que ce que précédemment il a dit. Souvent aussi un peu la même chose. Forcément. Si mon souvenir est bon, le recueil que j’ai lu il y a quelques années, publié lui aussi au Noroît et intitulé Et là, mon cœur, « racontait » une histoire de famille, des liens avec des parents maintenant âgés, aux portes de la mort. Le fils les assistait, les accompagnait. Les réalités du vieillissement étaient évoquées non pas platement, mais « poétiquement », ce qui donnait lieu à des scènes où l’intime se déployait dans des espaces brumeux et proches de l’univers du rêve. Enfin, je veux dire qu’ici aussi il y avait du jeu : j’ai fait plus haut un lien avec la créativité en arts visuels qui rend possible des déformations-reformations inventives des objets et des corps : la représentation se fait symbolique, s’autorise des flous semblables à ceux des mirages.

Si dans Et là, mon cœur, quelque chose était sur le point de disparaître, allait se perdre (ou se perdait : je crois bien que le père entreprenait la grande traversée : j’ai souvenir d’un pont, du fils et du père sur ce pont…), dans Les amitiés fragiles la perte est bel et bien consumée. Des amis, cette fois, se sont évanouis, parfois avec fracas, comme claquant la porte.

On le voit, Corriveau procède à partir de sa propre expérience, son encrier correspond à son cœur. Ses mots disent ce qu’il vit, ce qu’il a vécu. Mais ici, encore une fois, il faut être prudent. Le « je » des poètes, même lorsqu’il s’ajuste aussi étroitement à leur être, est et demeure un autre. Le lecteur n’est pas un détective, un analyste dont la priorité serait de savoir à quel point le discours épouse l’existence du poète, en quoi il la travestit, et jusqu’où ses miroirs sont déformants. Le poème a beau puiser aux sources mêmes de l’expérience intime, il ne nous livre pas le poète pieds et poings liés, ne nous offre pas sur un plateau d’argent les détails croustillants de sa vie tumultueuse ou non. Connaît-on davantage Corriveau lorsqu’on le lit ? Sans doute, oui. Mais sa discrétion, laquelle ne consiste pas à noyer le poisson, fait que ces Amitiés fragiles ne doivent en rien être confondues avec ce qui serait une autobiographie ou une confession. Qui furent les amis dont parle le poète ? Des proches pourraient voir peut-être des allusions, découvrir des clefs, des indices. Le lecteur anonyme est plus libre. Il ne peut ni ne voudrait s’enfermer derrière les barreaux d’une trop stricte réalité.

Le « je », puisqu’on peut tout de même préciser quelque peu son identité, apparaît comme un double de Corriveau. Il est écrivain, parle de poèmes qu’il écrit. Il est également critique, ou il le fut (tout comme Corriveau lui-même). Maints poèmes évoquent ce travail, qui consistait à rendre compte des travaux (livres et recueils) de ses ami(e)s. Mais cela est chose du passé. Les amitiés étant fragiles, il arrive qu’elles s’étiolent ou, comme c’est le cas dans ce recueil, qu’elles se cassent et se fracassent. Même violemment : « Ferme-la ! » J’ai entendu : « Meurs ! »/Disparaît l’avenir. Folle, elle dit : /Ferme-la ! »

Diverses ruptures sont évoquées dans ces poèmes. Ruptures amoureuses. Ruptures amicales. Le « poète » se retrouve seul. Sa chambre est déserte. Les réveils sont pénibles. Les ami(e)s sont absent(e)s. Les partenaires se sont retirés. L’amour s’est décomposé : « Une naïveté d’enfant s’efface,/nie la légende : “Nous vieillirons ensemble.” ».

Que s’est-il passé ? Ne cherchons pas l’anecdote. On trouvera des pronoms, « il » et « elle », une initiale (J) désignant Dieu sait qui, des noms de ville où quelque chose de tendre aura eu lieu avec l’un ou l’une des personnes aimées naguère (Montréal, Paris, Nice et Rome). L’un semble emporté par la maladie (« Tes veines rongées. Jusqu’à la moelle,/la déperdition, jusqu’au trépas. Je t’aime. »). L’une aura été atteinte du cancer, le mot toutefois n’est pas prononcé (« La mort/rose aux mamelons. Infiltration des rongeurs, anamorphose et maladie). Et : « Entre/celui-ci qui agonise de son sang fou/et cette autre, mangée au sein, qui me dira/la plus grande peine ? Qui me tue, ici ? ».

Ce mot : peine. Un mot presque ancien. Du moins dans l’expression ici récurrente, « avoir de la peine ». Le poète écrit : « J’ai tellement de peine, tellement. » Un peu plus loin, anaphorique, également en début de poème : « J’ai tellement de peine. Tellement. » Et encore : « Je n’aurai plus de peine à cause de vous. /Je vous le jure. » Et venant avec le mot peine, ceux du cœur et de l’âme. En réalité, nulle part, ces mots vieux comme la terre, éternels comme les chagrins d’amour, ne font sourciller le lecteur, ne lui semblent éculés, clichés faciles. Certes, cette peine se module ailleurs dans le recueil de manière plus subtile, plus poétique. Poétique, me dira-t-on. Et encore ?

N’est-ce pas ce qui fait l’intérêt d’un recueil ? Que des choses y soient dites, certes en charriant de l’émotion, mais surtout de manière telle que justement l’émotion nous paraisse belle, exprimée de telle sorte que les mots qui la disent émerveillent et nous charment ? La peine est universelle, mais peu d’hommes et de femmes l’expriment de façon si singulière. La simplicité et la clarté du poème sont ici affaire d’art, résultent d’un doigté savant qui en fait la saveur et le prix.

On cite ordinairement des passages en guise d’illustrations. Parfois, il vaudrait mieux éviter de procéder ainsi. Le lecteur ayant intérêt à découvrir lui-même les choses au fil de sa propre lecture. Les lui mettre sous le nez ne produit pas toujours l’effet escompté. J’en veux pour preuve l’un des vers les plus plats de toute l’histoire du théâtre français. Sa grande beauté vient cependant de ce qu’il se manifeste à point nommé. Extrait de son contexte, c’est-à-dire de la pièce où Cyrano le profère, il semble ridicule : « Grâce à vous, une robe a passé dans ma vie. » Je mets au défi quiconque ne craint pas ses émotions de revoir cette pièce. Ce vers est un alexandrin quelconque, soit, mais les prestiges du théâtre et l’art qui consiste à y déposer chaque mot en son lieu propre lui offrent une résonnance impressionnante.

Des vers aussi faibles, nous n’en trouverons pas vraiment dans Les amitiés fragiles. En fait, je serais bien en peine de trouver des défauts à ce recueil. D’autres peuvent s’en charger s’ils le désirent. Je préfère savourer mes passages préférés. Ils sont nombreux. Parmi lesquels je me bornerai à citer un poème. Je ne le mets pas forcément au-dessus des autres. Mais il est beau et je l’aime.

Il me faut voir mon ami des Alpes, celui

de longue enfance. Être aimé ! Est-ce assez

avouer ? Faut-il avoir l’œil terni, retenir la peur

si près de soi qu’on craigne de se dissocier ?

Il a des fruits au jardin, me tient au chaud,

avec un rien de thé, des raisons de Corinthe

et des scones. Il parle une langue ancienne,

avec des accents d’outre-mer. Il est de ceux

auxquels on tient, pour leur gentillesse,

leur manière d’être comblés de nous.

Ils ont cette délicatesse du vent sur un champ

ondulé. Monte alors la prière jaune des épis.

Auteur : Daniel Guénette

Écrivain québécois. Publie ouvrages de poésie (dont Varia au Noroît) et romans (Dédé blanc-bec, etc. à La Grenouillère). Ai enseigné la littérature au niveau collégial. À la retraite depuis 2011. Me consacre à des lectures dont je rends compte sur mon blogue : Blog de Dédé blanc-bec : 4476:HOME:BOLG Notice biographique (voir L'Île : litterature.org) Daniel Guénette est né le 21 mai 1952. Il est originaire de Montréal. Il a vécu son enfance et la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il produit alors deux recueils de poésie (Traité de l’Incertain en 2013, Carmen quadratum en 2016) et un récit (L’École des Chiens, en 2015). Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article très élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2013 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée de manière positive par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier, sur Blogues Église catholique à Montréal : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. »). Dominic Tardif, dans le Devoir, 4 juillet 2015, a rendu compte chaleureusement de ce récit. Il a souligné qu’avec ce dernier, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, ce récit a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On peut lire ses plus récentes recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique.

2 réflexions sur « Hugues Corriveau : Les amitiés fragiles : Poésie : Éditions du Noroît : 2019 »

  1. Je suis touché par le respect et la délicatesse que tu manifestes envers les divers auteurs et ouvrages que tu nous as présentés ces derniers mois. L’intelligence, la sensibilité et l’absence de prétention de ton approche charment le vieux lecteur déserteur des sentiers de la poésie que je suis. Ces auteurs ont de la chance de te trouver sur leur route…

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    1. Ton commentaire montre bien que les sentiers de la poésie ne te sont pas tout à fait étrangers. Merci. Ton mot me touche et m’encourage à poursuivre ma route … à la rencontre des poètes et de leurs lecteurs.

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