Je lis des poèmes de Corriveau. Hugues Corriveau n’est pas le premier venu. Sa feuille de route est impressionnante. Il est l’auteur d’une œuvre diversifiée : ouvrages de poésie, créations romanesques, nouvelles et essais. Un grand nombre de ses livres ont été primés. Il a durant de longues années été critique littéraire au Devoir. Semaine après semaine, il y recensait les ouvrages poétiques de ses pairs. Était-il redouté ? Je l’ignore. Que pensait-on de ses articles ? Je ne saurais trop le dire. Pour cause d’absentéisme. Enfin, je le dis en passant, étranger, j’étais à l’étranger, plus précisément ailleurs dans mes lectures, m’attardant aux œuvres du passé, ne me souciant à peu près pas de ce qui s’accomplissait en poésie chez nous et ailleurs, dans le monde contemporain. De Villon à Hugo, je découvrais mille et un chefs-d’œuvre. C’était suffisant pour que je me sente repu et comblé. Hölderlin aussi m’accompagnait dans ces pérégrinations. En fait, rien de tout cela ne m’honore vraiment. J’ai raté de beaux rendez-vous. J’en suis conscient. Et à en juger par ce que j’ai maintenant sous les yeux, j’imagine que dans les productions moins récentes du poète j’aurais pu faire de très belles découvertes. Mieux vaut tard que jamais.
Mon retard cependant n’est pas si considérable. Il y a quelques années, un peu par hasard, j’ai mis la main sur un recueil franchement magnifique de Hugues Corriveau. Il y était question de son enfance, de ses parents, de leur vieillesse. Le recueil m’a frappé par la qualité de son écriture, par ce que l’on pourrait appeler sa vibrante sensibilité, son humanité. On s’émerveille souvent de ce que cohésion et cohérence apparaissent dans un écrit. C’était là ce que j’appréciais de ce recueil. Une sorte de perfection formelle jointe à un propos touchant à l’essentiel, exprimant des sentiments propres à la commune humanité. Enfin, s’il est permis de parler de manière banale, je dirai que cet ouvrage était tout simplement beau à tous points de vue.
C’est en lecteur comblé par cette dernière lecture que je me présentai à un lancement collectif des ouvrages du Noroît. C’était à l’automne 2019. À vrai dire, j’avais espoir d’y faire la rencontre d’un autre poète, un poète que je ne connaissais pas vraiment, sinon pour avoir lu au fil des ans ses poèmes dans diverses revues, n’ayant conservé du reste qu’un vague souvenir d’un de ses précédents ouvrages, publié il y avait de cela une trentaine d’années, son premier si je ne m’abuse. Jean-Marc Fréchette ne se présenta pas au lancement. Il allait mourir quelques mois plus tard. Était-il déjà malade ? Je ne sais. Je me procurai son recueil ainsi que de nombreux autres, dont celui de Corriveau. L’auteur eut bien entendu l’amabilité de dédicacer mon exemplaire. Les auteurs se montrent habituellement aimables, lorsqu’on a l’amabilité de s’adresser à eux en tendant sous leurs yeux un exemplaire de leur œuvre.
Pour toutes sortes de raisons obscures tenant à diverses conjonctures, à de curieux hasards, on lira ou non l’ouvrage que l’on remporte chez soi. On le lira distraitement ou l’on y plongera vraiment de manière plus féconde. Une sorte d’alchimie préside à la rencontre lorsque celle-ci a lieu. Comme on dit, il s’agit d’atomes crochus. On s’ouvre comme tout naturellement à ce qui nous est offert, on se fait réceptacle, on offre une écoute au don de la parole que l’autre nous adresse.
Entrer dans le recueil de Corriveau n’a exigé de moi aucun effort, je me suis laissé facilement entraîné par la source claire de son verbe. J’entends par « source » un mouvement de lecture qui se fait sans réels accrocs, à condition bien entendu de s’abandonner de bonne foi à la sorte de liberté d’invention qui caractérise la poésie, surtout moderne, laquelle est à rapprocher de celle des artistes en arts visuels, auxquels il est rarement reproché de représenter le réel sans réel souci de réalisme. Nous pourrions parler de fantaisie, mais le propos de Corriveau est trop grave pour que ce terme soit employé. Sa parole s’autorise néanmoins des jeux de langage et une créativité d’autant plus remarquable qu’elle manifeste une audace dont la pondération est peut-être la plus étonnante caractéristique. Un classicisme moderne, voilà ce que c’est. Mais attention ! Rien de parnassien dans cette œuvre, bien que tout dans la source y soit précis, cadencé non pas selon les rigueurs du mètre ancien, mais selon une mesure musicale obéissant à une rigoureuse partition : qu’elle soit ou non instinctive importe peu, le résultat, lui, est réjouissant.
Le pas-à-pas du vers, libre en un sens, se plie à un principe de clarté. La source coule de manière limpide, offre sa transparence au sens du poème. Elle ne procède pas ainsi uniquement en vertu de la qualité sonore du vers. S’ajoute à sa luminosité celle des images. Ici encore, le poète fait montre d’une impressionnante mesure. Il offre, pourrait-on dire, un baroque épuré à l’extrême. Ce qui est alors donné à voir, je reviens aux arts visuels auxquels je faisais précédemment référence, ne s’apparente pas aux hallucinations d’un visionnaire. Les figures de style du type comparaison, métaphore et allégories se rangent bien modestement dans le cadre tout à fait maîtrisé d’un discours qui ne cherche jamais à en mettre plein la vue. Le poète ne nous en met pas non plus plein les oreilles. Il ne force pas le ton, ne vocifère pas. Que fait-il alors ? Et que dit-il au juste ?
Ce qu’un poète dit ? Toujours un peu autre chose que ce que précédemment il a dit. Souvent aussi un peu la même chose. Forcément. Si mon souvenir est bon, le recueil que j’ai lu il y a quelques années, publié lui aussi au Noroît et intitulé Et là, mon cœur, « racontait » une histoire de famille, des liens avec des parents maintenant âgés, aux portes de la mort. Le fils les assistait, les accompagnait. Les réalités du vieillissement étaient évoquées non pas platement, mais « poétiquement », ce qui donnait lieu à des scènes où l’intime se déployait dans des espaces brumeux et proches de l’univers du rêve. Enfin, je veux dire qu’ici aussi il y avait du jeu : j’ai fait plus haut un lien avec la créativité en arts visuels qui rend possible des déformations-reformations inventives des objets et des corps : la représentation se fait symbolique, s’autorise des flous semblables à ceux des mirages.
Si dans Et là, mon cœur, quelque chose était sur le point de disparaître, allait se perdre (ou se perdait : je crois bien que le père entreprenait la grande traversée : j’ai souvenir d’un pont, du fils et du père sur ce pont…), dans Les amitiés fragiles la perte est bel et bien consumée. Des amis, cette fois, se sont évanouis, parfois avec fracas, comme claquant la porte.
On le voit, Corriveau procède à partir de sa propre expérience, son encrier correspond à son cœur. Ses mots disent ce qu’il vit, ce qu’il a vécu. Mais ici, encore une fois, il faut être prudent. Le « je » des poètes, même lorsqu’il s’ajuste aussi étroitement à leur être, est et demeure un autre. Le lecteur n’est pas un détective, un analyste dont la priorité serait de savoir à quel point le discours épouse l’existence du poète, en quoi il la travestit, et jusqu’où ses miroirs sont déformants. Le poème a beau puiser aux sources mêmes de l’expérience intime, il ne nous livre pas le poète pieds et poings liés, ne nous offre pas sur un plateau d’argent les détails croustillants de sa vie tumultueuse ou non. Connaît-on davantage Corriveau lorsqu’on le lit ? Sans doute, oui. Mais sa discrétion, laquelle ne consiste pas à noyer le poisson, fait que ces Amitiés fragiles ne doivent en rien être confondues avec ce qui serait une autobiographie ou une confession. Qui furent les amis dont parle le poète ? Des proches pourraient voir peut-être des allusions, découvrir des clefs, des indices. Le lecteur anonyme est plus libre. Il ne peut ni ne voudrait s’enfermer derrière les barreaux d’une trop stricte réalité.
Le « je », puisqu’on peut tout de même préciser quelque peu son identité, apparaît comme un double de Corriveau. Il est écrivain, parle de poèmes qu’il écrit. Il est également critique, ou il le fut (tout comme Corriveau lui-même). Maints poèmes évoquent ce travail, qui consistait à rendre compte des travaux (livres et recueils) de ses ami(e)s. Mais cela est chose du passé. Les amitiés étant fragiles, il arrive qu’elles s’étiolent ou, comme c’est le cas dans ce recueil, qu’elles se cassent et se fracassent. Même violemment : « Ferme-la ! » J’ai entendu : « Meurs ! »/Disparaît l’avenir. Folle, elle dit : /Ferme-la ! »
Diverses ruptures sont évoquées dans ces poèmes. Ruptures amoureuses. Ruptures amicales. Le « poète » se retrouve seul. Sa chambre est déserte. Les réveils sont pénibles. Les ami(e)s sont absent(e)s. Les partenaires se sont retirés. L’amour s’est décomposé : « Une naïveté d’enfant s’efface,/nie la légende : “Nous vieillirons ensemble.” ».
Que s’est-il passé ? Ne cherchons pas l’anecdote. On trouvera des pronoms, « il » et « elle », une initiale (J) désignant Dieu sait qui, des noms de ville où quelque chose de tendre aura eu lieu avec l’un ou l’une des personnes aimées naguère (Montréal, Paris, Nice et Rome). L’un semble emporté par la maladie (« Tes veines rongées. Jusqu’à la moelle,/la déperdition, jusqu’au trépas. Je t’aime. »). L’une aura été atteinte du cancer, le mot toutefois n’est pas prononcé (« La mort/rose aux mamelons. Infiltration des rongeurs, anamorphose et maladie). Et : « Entre/celui-ci qui agonise de son sang fou/et cette autre, mangée au sein, qui me dira/la plus grande peine ? Qui me tue, ici ? ».
Ce mot : peine. Un mot presque ancien. Du moins dans l’expression ici récurrente, « avoir de la peine ». Le poète écrit : « J’ai tellement de peine, tellement. » Un peu plus loin, anaphorique, également en début de poème : « J’ai tellement de peine. Tellement. » Et encore : « Je n’aurai plus de peine à cause de vous. /Je vous le jure. » Et venant avec le mot peine, ceux du cœur et de l’âme. En réalité, nulle part, ces mots vieux comme la terre, éternels comme les chagrins d’amour, ne font sourciller le lecteur, ne lui semblent éculés, clichés faciles. Certes, cette peine se module ailleurs dans le recueil de manière plus subtile, plus poétique. Poétique, me dira-t-on. Et encore ?
N’est-ce pas ce qui fait l’intérêt d’un recueil ? Que des choses y soient dites, certes en charriant de l’émotion, mais surtout de manière telle que justement l’émotion nous paraisse belle, exprimée de telle sorte que les mots qui la disent émerveillent et nous charment ? La peine est universelle, mais peu d’hommes et de femmes l’expriment de façon si singulière. La simplicité et la clarté du poème sont ici affaire d’art, résultent d’un doigté savant qui en fait la saveur et le prix.
On cite ordinairement des passages en guise d’illustrations. Parfois, il vaudrait mieux éviter de procéder ainsi. Le lecteur ayant intérêt à découvrir lui-même les choses au fil de sa propre lecture. Les lui mettre sous le nez ne produit pas toujours l’effet escompté. J’en veux pour preuve l’un des vers les plus plats de toute l’histoire du théâtre français. Sa grande beauté vient cependant de ce qu’il se manifeste à point nommé. Extrait de son contexte, c’est-à-dire de la pièce où Cyrano le profère, il semble ridicule : « Grâce à vous, une robe a passé dans ma vie. » Je mets au défi quiconque ne craint pas ses émotions de revoir cette pièce. Ce vers est un alexandrin quelconque, soit, mais les prestiges du théâtre et l’art qui consiste à y déposer chaque mot en son lieu propre lui offrent une résonnance impressionnante.
Des vers aussi faibles, nous n’en trouverons pas vraiment dans Les amitiés fragiles. En fait, je serais bien en peine de trouver des défauts à ce recueil. D’autres peuvent s’en charger s’ils le désirent. Je préfère savourer mes passages préférés. Ils sont nombreux. Parmi lesquels je me bornerai à citer un poème. Je ne le mets pas forcément au-dessus des autres. Mais il est beau et je l’aime.
Il me faut voir mon ami des Alpes, celui
de longue enfance. Être aimé ! Est-ce assez
avouer ? Faut-il avoir l’œil terni, retenir la peur
si près de soi qu’on craigne de se dissocier ?
Il a des fruits au jardin, me tient au chaud,
avec un rien de thé, des raisons de Corinthe
et des scones. Il parle une langue ancienne,
avec des accents d’outre-mer. Il est de ceux
auxquels on tient, pour leur gentillesse,
leur manière d’être comblés de nous.
Ils ont cette délicatesse du vent sur un champ
ondulé. Monte alors la prière jaune des épis.
Je suis touché par le respect et la délicatesse que tu manifestes envers les divers auteurs et ouvrages que tu nous as présentés ces derniers mois. L’intelligence, la sensibilité et l’absence de prétention de ton approche charment le vieux lecteur déserteur des sentiers de la poésie que je suis. Ces auteurs ont de la chance de te trouver sur leur route…
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Ton commentaire montre bien que les sentiers de la poésie ne te sont pas tout à fait étrangers. Merci. Ton mot me touche et m’encourage à poursuivre ma route … à la rencontre des poètes et de leurs lecteurs.
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