Il y a quelque chose d’épique dans cette poésie. Le verbe de Marcel Labine est puissant, jamais vraiment grandiloquent, mais un souffle lui fait atteindre des proportions plutôt spectaculaires. Sa parole s’alimente à un riche fonds de tours et d’expressions, de figures, de connaissances en matière de versification et de maîtrise en ce domaine. Le poète pour traiter la matière à laquelle il s’attaque dispose de moyens impressionnants ; sa palette est large et sa vaste culture enrichit son propos.
Je dis quelque chose d’épique parce que Labine mène un combat et il le mène tambour battant. Les mots sont des armes. Les siens sont nombreux. Il n’est pas le genre de poète qui susurre à nos oreilles. Sa parole tonne, mais curieusement elle le fait d’étrange manière, avec une subtilité qui rend la revendication beaucoup plus efficace que si le poète usait de slogans hurlés dans les haut-parleurs d’une poésie trop facilement revendicatrice. Le bien commun ne repose pas sur des lieux communs. Les idées de Labine ne sont pas reçues, jamais elles ne pourraient figurer dans un sottisier.
La faconde du poète est généreuse. Son abondance a pour effet que des zones de discours, obscures sans doute aux yeux de lecteurs malheureusement distraits, sont par la suite ou précédemment éclairées par d’autres passages assurant la communication, la transmission des idées. Cette verve est la bienvenue. Nous y reviendrons.
Outre un certain nombre de longs poèmes (qui composent en début de recueil une série intitulée « Jérémiades »), le poète propose certains textes fort brefs, des quatrains. Bien que ces derniers soient courts, ils ne font montre d’aucun laconisme. Le verbe de Labine là encore est percutant, saisissant. Il s’épand de long en large des vers, paradoxalement sans longueurs aucunes.
Bien commun est un ouvrage généreux proposant au lecteur une réflexion, des observations sur un monde qui court à sa perte, ayant sacrifié son âme au dieu du Capital. Peut-on dire d’un poète qu’il martèle son message avec doigté ? Que ce n’est pas avec de lourds sabots qu’il conjure le bruit des bottes ? Qu’il dénonce et revendique de manière quasi assourdie, dans la mesure où son sens critique plutôt remarquable semble lui interdire de recourir à de vulgaires clichés ? Une chose est certaine, la pensée que nous livre Labine dans ce recueil n’a rien de gratuit. On peut parler comme je viens de le faire de message, puisque le poète intervient au cœur du drame collectif qui se joue à l’échelle du globe afin de remettre certains idéaux en circulation. Les sujets qu’il aborde, il ne serait pas exagéré de dire que les poètes leur tournent souvent le dos, que fort peu les prennent en charge. C’est que Labine propose une poésie tournée vers l’extérieur. Il s’attarde au bien commun, non pas à ce qui peuple son monde intérieur. Il n’expose pas ses propres sentiments, ne nous convie pas à quelque expérience méditative et solitaire.
Il faudra chercher longtemps le poète dans ses vers pour enfin découvrir au plus près de sa personne les émotions qui sont siennes. On les percevra par le truchement de celles que manifestent ses « personnages », car encore une fois, ce n’est pas « lui-même » que le poète exprime, mais une galerie de personnages, acteurs du drame qui se joue présentement dans notre monde. C’est à nous que le poète s’intéresse, pas à son nombril. Il est préoccupé par le sort qui attend l’humanité. « Humanité » est un grand mot, je sais. Pourtant !
Quand le « je » apparaît au début et vers la fin du volume (je dis « volume » parce qu’il ne s’agit pas d’une plaquette, mais bien d’une somme), ce « je » est un « je » joué, un personnage, un personnage qui a quelque chose de théâtral. C’est là une impression que l’on ressent dès le début du recueil, créée par le caractère joué du verbe, par un discours où très rapidement le lecteur est conscient de se trouver en présence d’une parole qui n’est pas de l’ordre d’une voix intérieure. Rien ici n’émane du poète, je le rappelle ; rien ne révèle l’intime et son secret. Poésie, avons-nous dit, résolument tournée dans la direction du monde. Poésie agissante.
Dans le même ordre d’idées, ce que dit chaque personnage n’équivaut quasi nulle part à la phrase même du poète (ses idées), mais apparaît bien plutôt comme son antiphrase. Dans certains poèmes, le personnage qui dit « je » n’est autre que le Capital lui-même. C’est Moloch, la Main invisible du marché.
L’allégorie fonctionne. Elle est à l’œuvre dans presque l’ensemble du recueil. Labine, j’insiste, fait parler les autres pour mieux s’adresser à nous. Bien qu’un grand nombre d’énoncés manifestent une idéologie délétère, celle que combat l’entièreté du recueil (la parole dans certaines sections du recueil étant donnée à des « je » visant le seul accroissement de leurs biens privés, ne songeant qu’à leurs seuls profits), il entre par moments dans la manière de Labine une certaine fraîcheur, dont on pourrait dire qu’elle consiste en une fantaisie acidulée. De poème en poème, le lecteur subit une sorte de charme, il se trouve envoûté. Ce qu’il lit est enrageant, décourageant, confine au désespoir, mais l’auteur sait si bien se prendre pour surprendre le lecteur que celui-ci se trouve à avaler le « poison » en même temps que le bon miel de sa poésie.
C’est que, il convient de le souligner, Labine a du métier, du talent, voire du génie. Il a plus d’un tour dans son sac. Il puise allègrement dans ce grand bagage. Il en ressort de multiples connaissances, il y réfère, les exploite, citant les uns et les autres, ou faisant des allusions à diverses œuvres littéraires. Il évoque des faits d’actualité, et d’autres, moins récents, appartenant à l’histoire ; il revivifie des légendes anciennes, emprunte à la Bible, aux mythologies. Ses lecteurs, il ne les prend pas pour des illettrés, des incultes. Il les devine curieux, capables de s’élever au-dessus des pâquerettes.
Son poème pourtant, par endroits, déconcerte. C’est, pensera-t-on, presque la règle du jeu. Les rares indécisions de sens n’empêchent pas le poème de passer comme une lettre à la poste. Visiblement, Labine s’adresse à nous tous. On ne voit rien de franchement éthéré dans ses poèmes. Encore doit-on chercher à les entendre et, pour ce faire, collaborer en tant que lecteur, fournir l’effort élémentaire afin qu’une véritable lecture s’accomplisse.
Je viens de parler d’un « effort », le mot n’est pas vraiment juste. Les poèmes de Marcel Labine sont en réalité plutôt accessibles. Ce sont des poèmes directs, qui font effet dès la première lecture. Rien ne paraît faire obstacle à leur immédiateté. Notons en passant qu’une première lecture est cependant loin d’en épuiser la richesse. Ce sont des poèmes à la fois très écrits et en apparence très oraux, comme improvisés, parlés. Mais il n’en est rien. Leur forme est extrêmement maîtrisée. L’auteur recourt aux principes les plus fins de la versification. Son vers est réellement un vers, qu’il soit ou non compté importe peu. Il apparaît dans des strophes la plupart du temps régulières, ce qui donne à son recueil une allure classique, pour ne pas dire ancienne. Mais là se trouve un autre paradoxe. Rien de plus moderne que le discours enclos en ces vers. Ces poèmes sont écrits dans une langue où de la forme savante ne semble résulter que la forme plus simple d’une parole en direct, comme surgie de l’oralité. Ce sont des poèmes qui, même lorsque lus dans le silence de notre chambre, semblent parvenir à se faire réellement entendre, sonores, comme si en notre seule présence et malgré son absence le poète en faisait une lecture publique.
Il convient en terminant de revenir sur la kyrielle de « je » s’exprimant dans ce recueil. L’un de ces « je », « l’homme de l’impasse » exprime le point de vue de la victime. Ce qui est remarquable c’est que malgré sa déplorable condition (il en est réduit à vivre dans une fosse à purin), il parvient à proclamer très haut l’idéal des Lumières. Il demeure porteur d’un espoir, animé par « l’idée de la bonne vie ». Malgré les ravages que nous fait subir la Main invisible du marché, demeure vivante, bien que réduite comme peau de chagrin, la cité des philosophes.
Les braderies ont fait de nous
Des créatures sans domicile fixe,
itinérants entre commerces,
cartes de guichet et ventes fermes.
Renvoyés à nos caprices,
à l’abri des flux intimes,
nous apprenons de vous
que se soucier du bien commun
mutilera le sens de l’histoire,
que l’on pourra à l’avenir, du quidam
au sale type, dominer à sa guise.
Merci Daniel…
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