On dit et l’on écrit toutes sortes de choses au sujet de la poésie. Elle engendre du discours. Dans de petits cercles s’exprime parfois de l’enthousiasme. Elle suscite surtout silence et indifférence.
Des recueils paraissent bon an mal an qui cependant semblent ne pas du tout paraître, tant la plupart passent inaperçus. Quelques ouvrages échappent néanmoins à ce destin, rejoignent un public, souvent restreint, que l’école parfois élargit et que sanctionne l’institution littéraire en octroyant prix et distinctions. Ces gloires passagères offrent une certaine consolation à des poètes qui sinon, même parmi les plus renommés, voient souvent leurs recueils boudés par la critique. Les recensions se font rares. La cure minceur des journaux comprime les cahiers culturels. On le répète depuis décennies, c’en est devenu un lieu commun, la poésie, parent pauvre du roman, est de moins en moins lue. Du reste, le roman, hier encore concurrencé par le cinéma et la télévision, n’a désormais plus droit qu’à la portion congrue, et l’on sait quel chant de sirène séduit de nos jours la plupart d’entre nous, les poètes y compris. On en veut à l’intelligence de certains objets, aux nouvelles technologies de la communication, alors que si l’on veut jeter le blâme sur quoi ou qui que ce soit, la première pierre assurément nous revient.
Un recueil de poèmes, il ne s’agit pas tant de se demander ce que cela est, à quoi cela peut bien rimer, pourquoi cela existe ou exactement et précisément ce que cela signifie. L’objet assurément existe. Un homme, une femme ont écrit des vers. Ont produit un livre de poésie. Mais la chose en soi ne se suffit pas à elle-même. Un lecteur, une lectrice bientôt ouvrent le livre, lisent, entendent.
Je n’apprends rien à personne. Je ne tiens qu’à rappeler ceci. Les poètes n’écrivent pas pour que d’autres poètes commentent leurs ouvrages. Les recensions et critiques en s’interposant entre les lecteurs anonymes, qui sont sans doute ceux et celles que les poètes chérissent le plus, et les auteurs, risquent d’ajouter un surcroît d’opacité à ce qui souvent est plus transparent que ce qu’on serait tenté de croire. L’on fait à la poésie une réputation d’obscurité, d’hermétisme que de nombreux ouvrages contredisent. Preuves d’existence est de ceux-ci.
Le recueil de Joanne Morency pourrait très bien se passer de ma lecture. Le premier venu pour s’en convaincre n’a qu’à le lire lui-même. Un guide est parfaitement inutile. Il aura sous les yeux un ouvrage parfaitement ouvert, lumineux autant que le paysage où se déroule la parole de la poète.
Le plaisir éprouvé à lire ce recueil me pousse à rendre compte de ma lecture. À ce désir, s’ajoute le souci de voir à ce que demeure bien vivante la parole du poème, pour éviter autant que faire se peut qu’elle ne devienne lettre morte.
Joanne Morency offrait à l’hiver 2019 son septième recueil de poésie. Je l’ai lu lors de sa parution. Il m’avait plu, suffisamment pour que j’y revienne aujourd’hui. Mais comme nous le savons tous, un livre lu n’est jamais lu, s’il n’est pas lu et relu. Lire et relire Preuves d’existence ne correspond en rien à un pensum. La poète n’est pas de ceux et celles qui s’adonnent à l’art de couper les cheveux en quatre. Chez elle, rien de rebutant, rien de franchement abscons. L’ouvrage, je le répète, est lumineux, clair et limpide. Cela ne signifie pas pour autant que sa facture n’offre pas çà et là quelques points de résistance. Il a beau se donner, encore faut-il se donner à lui, aller à sa rencontre, bien l’accueillir en soi.
Le recueil est composé de deux parties. « Carnets de solitude » et « Chapitres amoureux ». Un lecteur de poèmes en s’investissant dans un ouvrage rencontre forcément une personne, ici une poète. Le « je » du poème, il convient de le rappeler, est toujours un autre. Il en va sur papier, ainsi que dans la vie. Nous verrons bientôt apparaître deux personnages, ce sont les amoureux de la seconde partie du recueil. L’une est dans le regard qui est dans le regard de l’autre. Le « je » du poème, que par commodité j’appellerai la poète ou l’amoureuse, fait une distinction que tout lecteur aurait intérêt à méditer (sur papier et dans la vie) : « Je me vois dans tes yeux changer de paysage. Tu multiplies mon personnage dans des miroirs à l’infini. » De la même manière, le lecteur pourra prendre à son compte la remarque suivante : « Mais ce que tu vois de moi, est-ce bien moi ? » On m’aura compris, à partir du moment où un livre quitte son auteur, il n’y a pas lieu de chercher à débusquer sa présence, identique ou non à celle du personnage que devient son « je » dans ses pages. La poète qui se livre dans ce recueil est devenue une autre, du moins pour nous. L’histoire qu’elle raconte, entre et sur les lignes du recueil sera pour nous une fiction, une sorte de mensonge qui dira tout autant notre vérité qu’elle peut dire, cela ne nous regarde pas, celle de son auteure.
Preuves d’existence raconte une histoire, dans une forme où la narrativité oscille comme un petit pendule. Raconte un peu, tantôt davantage, mais toujours de manière minimale. Raconte une histoire qui n’est pas faite de péripéties, d’événements ou d’anecdotes. Évocations, fragments de scènes, détails. Peu de personnages : un élu, qui d’abord n’existe pas, sinon autrement que dans le désir ; une femme seule en proie à une histoire arrêtée, la sienne, au mitan de sa vie ; un homme, venu après la solitude, handsome, un anglophone. Une maison pour espace de solitude, havre de paix abritant des tourments. Une fenêtre entre la maison et l’océan. Un océan donc, pour quand on sort de la maison. Puis aussi, un océan avec la promesse ou la tentation du grand large pour le marin qui pourrait désirer un jour quitter une femme aimée.
Une histoire simple ? Oui et non. Une histoire de femme, assurément. Une histoire d’amour, bien entendu. Mais cela n’est jamais tout à fait simple. La solitude est souvent lourde, tandis que dans nos amours les miroirs où l’on se mire n’offrent pas toujours une juste image de ce qui est vraiment en jeu.
« Carnets de solitude ». En exergue, ces mots de Bruno Roy : « le poème/m’arrache aux autres ». Cette soustraction est de l’ordre du négatif. Elle correspond à un plus pour un moins. Le poème pour naître, être et advenir, nécessite une forme de retrait, exige silence et solitude. Celle qui écrit s’arrache ainsi aux autres, dans une solitude initiale qui précède, nous pourrions dire qui préside à un éventuel commencement, à une renaissance où il pourrait être dit le poème m’attache aux autres. À tout le moins, dans la seconde partie, le poème et les cahiers où il s’inscrit viendront-ils raffermir les liens unissant les amoureux dans leur attachement.
Il y a deux suites dans « Carnets de solitude ». Dans l’intitulé de la première, deux choses retiennent l’attention. Ni le nom des caresses en français. Premièrement, la négation, ce « ni » me paraît inscrire d’emblée cette partie du recueil dans le manque, dans une privation qui en dit beaucoup sur la distance qui s’est creusée entre la poète, désormais solitaire, et son propre corps jadis amoureux. Deuxièmement, cette femme ignore non seulement la chose, mais également son nom, celui donné en français aux caresses que se dispensent les amants. Elle ne sait plus nommer les gestes d’autrefois. Elle ne vit plus ces gestes dans sa chair et dans son âme.
Le poème ouvrant la première suite va également dans le sens de la privation, il manifeste l’absence de l’autre « Aucun élu/à la table des nuages/la mer étale ». L’élu, comme dans l’expression « l’élu de mon cœur », apparaît dans le désert de la mer étale comme une absence d’amant. Aucun amoureux ne partage la vie, ne partage le repas, ne s’attable avec la femme pour savourer la douceur du temps dans la petite maison qui fait face à la mer et aux nuages. Dans ce vide sans élu qu’emplit la mer de sa présence et de ses vagues, « une femme enroulée/sur elle-même » est seule et souffre, « incapable de nuits véritables/un cratère à la place du ventre ».
Cette femme attend. Sa solitude, elle s’en fait la complice : « je plaçais bout à bout les petits vides/pour former une clairière/habitée de moi seule ». Elle confie : « J’inscrivais zéro/dans une colonne imaginaire ». Ce rien de sa vie, cette négation de soi annule cette femme, que seuls semblent maintenir en vie les livres qu’elle lit ainsi que ses cahiers d’écriture. À quoi il convient cependant d’ajouter l’eau, celle de la mer, celle des baignades grâce auxquelles elle parvient à retrouver malgré tout une certaine consistance : « je ne prenais consistance que dans l’eau ». Le lecteur aura noté l’usage de l’imparfait, indice en quelque sorte d’un présent autre, lequel se présentera devant, indice d’un certain avenir probable qui viendra effacer cette solitude première.
L’écriture de Morency regorge d’images : « je n’avais pour refuge/qu’une maison sans pardons/pour plancher/qu’une fable de verre ». Il ne s’agit pas pour le lecteur d’entreprendre de les traduire. Séparées les unes des autres, prises isolément, ces images peuvent parfois sembler sibyllines, mais réunies en un seul et même bouquet, celui qu’offre le recueil, elles évoquent et suggèrent magnifiquement la situation de la femme, sa précarité, sa solitude, son attente et son espoir. Une « présence/prochaine » est annoncée, appelée : « j’espérais/une réponse ».
Cette femme qui d’abord ne trouve sa consistance que dans l’eau, qui autrement semble n’exister que séparée du monde, qui regarde ce monde à travers la vitre d’une fenêtre trouvera dans la deuxième partie (intitulée « Preuve d’existence ») confirmation de sa présence au monde. Elle obtiendra une preuve d’existence en posant ses « paumes à plat sur la vitre ». En soufflant entre ses doigts, la trace laissée, bien que fugace et volatile, cette buée de son être la lui apportera.
Cette suite est aussi belle que la première. Elle va dans le même sens, creuse le même sillon de négation, mais voit miraculeusement ou presque apparaître un brin de lumière dans sa nuit : « Une lueur s’insère par une faille, alors qu’il est minuit dans ma gorge. » La femme dans cette histoire est un personnage qui n’est plus vraiment jeune. Elle évoque d’anciens amants, de vieilles blessures. Pour répondre aux questions qu’on lui adresse en boucle, elle doit « gruge[r] dans [s]on silence pour élever une voix » qui n’est pas véritablement la sienne. Une voix, dit-elle, « à côté de moi ». C’est une voix qui ressemble à la joie fausse ou empruntée qu’on rencontre dans le fameux poème de Saint-Denys Garneau. Dans le poème de Morency, sans qu’on puisse très bien assurer qu’il en soit vraiment ainsi, on imagine facilement que soit évoquée une séance de thérapie : « Et j’entends à l’arrière-plan les grincements d’un fauteuil déplacé sans mon consentement. »
Cela ne se donne sans doute pas à lire comme une leçon de courage. Néanmoins, il y a dans l’attitude de la femme une détermination remarquable, une volonté qui tranche sur ce qu’ont d’abord manifesté les premières pages de ses carnets de solitude. Elle se redresse : « Je pars à l’amour comme on part au front. » Un souffle nouveau la réanime. Bien entendu, le passé qu’on tente de dépasser dépasse toujours un peu, c’est un jupon qui jure et qui se rappelle à qui tente d’en faire fi : « Soudain, je me rappelle tous les départs confondus. Le dos des mâles après l’orgasme. L’arrachement obligé à l’issue d’un voyage. » Mais tout de même, malgré tout, la femme se lève et marche, elle va au-devant du prochain amant, déterminée à lui montrer « un visage […] capable d’être au monde. » Il ne verra pas en elle « ce carnage souterrain », du moins pas immédiatement. Sous la « cuirasse de calme, vissée au thorax, tordue en dedans », il y aura ce carnage dont dépassent quelques « pointes de flèches mortes ». Évocation ici d’un Cupidon défiguré, d’un saint Sébastien martyrisé, transpercé de flèches.
Mais le sort en est jeté, la femme a décidé de faire maison nette : « Fenêtres grand ouvertes, j’aurai repeint les murs, viré chaque miroir à l’envers. Installé sur le piano un cadre. Sans visage. »
La fenêtre, il n’est désormais plus question d’y imprimer l’éphémère d’une preuve d’haleine. Elle est ouverte et entre le soi du dedans de la maison et celui qui adviendra, l’air désormais circule librement. Une invitation est lancée. Le cadre est sans image, mais la fin de cette suite manifeste une ouverture très claire : « Dans l’image/que je me fais de toi/on croirait/que le monde existe. »
On le voit, dans les déserts anciens de l’amour, celle qui ne parvenait à ne saisir d’elle-même qu’un évanescent fantôme sur la vitre, se hisse sur la pointe des pieds, s’élève en quelque sorte, aspire à de l’avenir, construit mentalement l’image d’un compagnon qui ajoutera sa consistance à celle de la femme qui appelle sa venue.
Cet homme annoncé apparaît dans la deuxième partie du recueil. « Chapitres amoureux » regroupe trois courtes suites, tout aussi aériennes et fluides les unes que les autres. Cette poésie de l’amour, il faut le dire au cas où l’on ne l’aurait pas compris, n’a rien de mièvre. Elle s’inscrit avec cohérence et pertinence dans ce qu’on pourrait appeler un certain compte tenu des réalités de l’amour. La femme a beau avoir imaginé l’objet de son désir, la fabrication à laquelle ce faisant elle s’est livrée n’a rien à voir avec les rêves juvéniles d’une jeune vierge innocente et naïve.
L’arrivée de l’homme se formule d’abord au futur antérieur (« Tu auras traversé l’hiver sans te presser »). Il prend forme, déjà est en gestation dans le désir, émerge ainsi du désert de l’amour, semble homme de l’océan (que l’océan toujours peut reprendre : ce sont là les risques inhérents à l’ouverture à l’autre). Il sera l’enfant du pays. Le désir amoureux le crée, l’enfante et le fait homme, dans le rêve où il advient peu à peu à la réalité.
De son côté, la femme, elle-même transformée par le parcours qu’elle entame en sa direction, s’engage dans le futur que mettent en scène son poème et son imaginaire, s’avance dans « ce qu’on nomme lumière/en parlant de l’amour ».
Puis, le futur se fait présent. De virtuel qu’il était, l’homme apparaît désormais dans sa chair et sa substance aimante et sensible. Alors, celle qui ne savait plus « ce que toucher veut dire/ni le nom des caresses en français » retrouve dans son âme et dans son corps « la saveur du désir » et la « douceur endiablée » du corps à corps amoureux.
La rencontre a lieu. Les amants enfin existent l’un à l’autre. Chacun émerge de sa cuirasse, s’aventure dans la direction de l’autre, à petits pas, dans le devenir constant de ce grand jeu très sérieux qui est celui de l’amour. Jeu dans le sens où ça joue, comme il est dit d’un objet qui n’est pas fixe, car bien qu’un amour instaure en ses commencements le règne d’une grande lumière, sa clarté n’a rien du beau fixe. Sous le soleil radieux d’un nouvel amour, malgré tant de sève affluant dans le corps et le réanimant, par en dessous demeure une souffrance ancienne, native pourrait-on dire, consubstantielle à l’être, mal être, malaise. Le serein de l’air et du temps, la fraîcheur, l’éclaircie, l’afflux de lumière (« ce qu’on nomme lumière/en parlant de l’amour »), ne colmate pas toutes les vieilles fêlures, ne panse pas toutes les plaies accumulées au fil des jours. La femme a beau redevenir « celle qui invite au sourire », être « Capable d’atteindre la moelle d’une seule lèche », demeure en sourdine, dessous la peau nue et offerte, « un son constant, métallique », celui de ses « propres guerres ». On le voit, il n’y a rien de rose dans cette histoire. Il y a de la beauté, du courage certes, une volonté de victoire sur soi-même, la volonté de vaincre ses peurs alors qu’on tend et ouvre les bras, s’offrant à l’autre et l’accueillant.
L’autre parle une autre langue, ses caresses, ses mots doux se font et disent en anglais. C’est « un homme assoiffé de voyages. » La mer pourrait le reprendre. La femme dit : « J’entends derrière mes phrases le vacarme de tes portes battantes. » Il y a du jeu, le beau fixe n’existe pas. Le réalisé de l’amour pourrait se déréaliser, se défaire : « Quelle consistance ai-je donc dans cette météo de l’imprévisible ? »
Le langage amoureux est celui du toucher. « Toucher redevient la langue première », tel est le titre de la section qui clôt le recueil. « Nous ne formons parfois qu’une seule chair. » La fusion amoureuse n’empêche pas la dualité : « Je retourne toujours à la mer. Tu remontes à la rivière, à répétition. » Cela n’empêche pas l’amour (« il n’y aura ni gagnant/ni perdant » : « L’anglais est une caresse que tu sauras m’apprendre. »
Elle a eu le courage « de tout miser/sans même secouer les dés », cette femme a ouvert la fenêtre, elle est sortie de sa maison. Elle a pris le beau risque de l’amour, a parié sur les vrais beaux jours à venir et remporté son pari. Elle a donné sa « demi-vie » à son bel Anglais. Dans sa déraison [« Des étincelles à la place de la raison. »], elle a finalement eu raison de croire que l’amour est possible, même après l’amour, même après tant d’amours mortes.
Ce très beau recueil, dont j’ai insuffisamment souligné la qualité de l’écriture, dit magnifiquement la rencontre amoureuse, la passion, ses doutes et ses certitudes.
Je ne connais pas cet ouvrage, mais comme à votre habitude, vous savez nous donner le goût de lire… Ce que je ferai… Pour l’instant, je prends des notes… Merci beaucoup cher Daniel…
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Il y a beaucoup de beaux livres à lire, celui-ci en est un. Merci Élise d’être là et de lire mes « petites études ».
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Toujours un grand plaisir Daniel…
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