Robert Giroux : Doublures : Poésie : Éditions Triptyque : 2019

Bien entendu, on trouve dans un livre ce que l’auteur y a mis, en toute conscience ou non, ce à quoi il a songé, que le lecteur percevra peut-être au fil de la lecture. Ce dernier demeurant toutefois susceptible d’y voir autre chose et même d’en rajouter, d’y mettre du sien. Chose certaine, Doublures est le livre d’un poète qui réfléchit à son affaire. La quatrième de couverture en témoigne. Elle fournit des pistes et un avertissement : qui suivra ces pistes aboutira Dieu sait où. Car nous voici en effet prévenus. Le poète « rêve parfois, construit ses carapaces, donne la parole à qui veut se confier, prête aussi sa voix, de sorte qu’à l’usure le lecteur ne sait plus quel timbre est le sien ou tel autre. Ce brouillage profite à la confusion des haleines. »

Doublure. Ainsi dit-on d’une personne mise en place d’une autre, comme au cinéma, le substitut d’un acteur, lui-même double d’un autre dans la mesure où il incarne un personnage. Doublure, telle une image de soi transposée dans le miroir.

Aussi, quelque chose pourrait être caché dans la doublure du manteau poétique, une vérité dissimulée sous le drôle de songe qu’est parfois un poème. C’est alors une sorte de fausseté qui dit vrai. Un habile Cocteau disait, parlant d’art ou de poésie, et cela vaut également pour le poète : « Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité. ».

Doublures. Les deux parties de ce recueil, les jeux de répétitions des titres qui ouvrent chacune d’elles, soit « Haleine amène » et « Haleine amère », tout cela, bien entendu, le lecteur s’en fait le complice. Il suit assez aisément le poète dans les dédales qu’il a finement aménagés ; mais le texte tout de même fuit, ou dans le texte quelque chose fuit, une chose ou plutôt une personne, celle de l’auteur, me semble-t-il, qui tout en se dévoilant semble résister à l’idée qu’on puisse le saisir tout à fait. C’est que, me semble-t-il, la poésie de Giroux est à la fois personnelle et impersonnelle. Tout comme Caillois, il pourrait dire qu’il « s’adresse à un interlocuteur invisible, mais de façon telle que chacun peut avoir l’illusion que [les] mots ne s’adressent qu’à lui seul […], confidences, mais impersonnelles, sans origine ni destinataire, messages d’une ombre cachée à des ombres anonymes. » Et sur la quatrième : « Mais là réside tout à la fois le secret à peine révélé du poème et l’accueil imprévisible de la lecture. »  

Le lecteur ne pourra pas se contenter de lire ce recueil de manière linéaire ; il lui faudra revenir sur ses pas, recommencer, relire. Un recueil n’est pas un pensum, celui-ci encore moins que tout autre, mais son auteur joue, parfois se joue quelque peu du lecteur, en tout cas s’amuse avec lui, pas au chat et à la souris, mais il lui adresse assurément des clins d’œil.

Il convient d’être un lecteur qui prend les choses au sérieux, surtout quand un poète semble s’amuser. J’ai lu, relu Doublures. Il ne peut en être autrement. Il s’agit d’un truisme, d’une évidence, mais telle est la règle d’or. Lire ne consiste pas en une action ponctuelle, résolue, accomplie une fois pour toutes ; lire implique forcément un processus de reprise, consiste en un redoublement, s’accomplit à travers diverses relectures.

Si les poèmes de Doublures étaient des moutons, je me ferais chien. Je décrirais un cercle autour d’eux, afin de resserrer le troupeau de nuages, afin de relier ses ombres et ses reflets, les sentiments et la pensée du poète.

Il faut de la finesse pour saisir la subtilité d’un « vieux renard », car je l’ai dit, notre poète se fait parfois un peu joueur. Je ne l’invente pas : sur la quatrième de couverture, on peut lire le mot « malin ». On dirait là une invitation à se dépêtrer dans tout ça, un genre de : « comprenne qui pourra » : pour que la balle soit dans le camp du lecteur, il la lui faut saisir au bond.

Donc, je tourne autour des poèmes ; j’y reviens, je suis un chien. Ce troupeau, de loin, puis de près je l’observe. Voici ce que je vois.

D’abord, la voix de Doublures. Une voix discrète, pondérée, plutôt égale, malgré de rares coups de gueule (qui détonnent, faisant parfois entendre un ou deux gros mots). La voix de la retenue, celle de qui se tient à distance. Pas de lyrisme, ou si peu. Pas de confession, plutôt des allusions, ou si les choses sont dites telles quelles, encore une fois ce sera sans appuyer. La gravité est suggérée, les catastrophes, évoquées. La glace est fine (celle d’un miroir qui ne sera pas traversé), la glace sous le pas du marcheur, dessous quoi se trouvent des abysses ; mais le « je » ne s’y enfoncera pas, n’entraînera pas son lecteur à sa suite, dans une noyade qui finalement n’aura pas lieu.

Le tragique existe, certes, mais les mots du poète me semblent l’esquiver, me font songer à un fragile esquif glissant à la surface d’une mer agitée. Là ou d’autres montent sur leurs grands chevaux, hennissent à tue-tête, Giroux semble parfois chuchoter ; là où d’autres peignent le radeau de la Méduse, lui procède avec une légèreté empruntée à l’aquarelliste. Il est le poète de la litote et non de l’hyperbole. J’en veux pour preuve un très beau poème, celui d’une traversée. Le poète fait tenir en quelques lignes ce qui aurait pu prendre les proportions d’une fresque. Ce traitement, j’allais dire cette ligne claire, il l’applique, me semble-t-il, à l’ensemble de son recueil ; par exemple, lorsqu’il est question de la mort de ses deux frères. Pas de pathos, pas de trémolos. Il oppose au tragique un discret sourire : « à quoi bon insister sur ce qui veut se taire ».

En terminant, si j’ai voulu jouer au chien, si j’ai tenté de faire tenir les poèmes de ce recueil en un propos cohérent, hélas ! je n’ai encore rien dit de précis à leur sujet. Un secret reste enfermé dans la doublure du manteau, je devrai relire tous ces poèmes pour les faire tenir vraiment en une gerbe unique. Il faudra rouvrir le livre. Je le ferai. Pour l’heure, je me contenterai de dire qu’il est fort diversifié. Il offre à la fois un parcours agréable et quelque peu inquiétant. Inquiétant parce que de la souffrance, des zones grises, pour ne pas dire noires et troubles sont évoquées. Son auteur apprécie le mot suave. Mais son recueil est beaucoup plus que suave.

Doublures est un ouvrage « savant » dans la mesure où il relève d’une science du poème qui est assurée. Toutefois, c’est un ouvrage simple dans sa facture. On voit ici le travail d’un artiste qui connaît son métier. Une sorte de maître du mètre, qui sait tourner les vers, en faire de la musique. J’aimerais citer plusieurs vers, dont un plus particulièrement.

Je pars immédiatement à sa recherche. J’aurais dû barbouiller davantage, gribouiller quelques notes dans les marges. Je le retrouverais plus facilement. Se trouve-t-il dans « Haïti punch », un poème tout à fait réussi, enivrant à souhait, qui fait tourner la tête ? Ou s’agit-il alors du passage suivant : « et cette nuit de craie au réveil crisse/sur l’autel encore sombre ». Peut-être plutôt : « une beauté qui s’ignore rend encore plus belle » ? Voilà, j’ai trouvé : « les steppes se déploient sous de slaves rêveries ».

En guise de supplément, j’offre un poème, celui mentionné plus haut. Mais plusieurs autres feraient l’affaire, il va sans dire tout aussi intéressants. Comme celui qui s’intitule « Esculape » ou le fort troublant « Un coup de dés », où il est question d’une femme : « il la cherche     il l’appelle ». Elle se refuse, joue l’indifférente, mais bientôt il la tient, dans un labyrinthe, — on se croit dans un rêve, s’agit-il d’un viol ? Et ces dés, qu’est-ce au juste ? Évoque-t-on ici les jeux de l’amour et du hasard (je ne parle pas de marivaudage, mais bien de tout ce qu’il peut y avoir d’aléatoire dans la rencontre amoureuse et l’acte amoureux) ? Puis Janus. Le dieu qui a deux faces, dans un recueil qui s’intitule justement Doublures.

La traversée (poème dédié à Chantal Dupuy Dunier)

les hommes se sont rassemblés sur le quai

trop étroit          pour contenir tous ces cris

l’embarcation précaire s’enfonce sous l’effort

des rameurs

fleurs au front

une bête amicale à leur côté

le lac est semé d’oiseaux blancs plaignards

d’algues grises et nonchalantes

le rivage est là                ou plutôt là     là

qu’importe

les fleurs se sont asséchées

les lèvres bouche cousue

ombres des grands arbres sur la proue

de la barque surpeuplée

nos regards se font inquiets

et péniblement nous cherchons à croiser nos mains

dans la nuit noire comme une tombe

il n’y a plus de fleurs

les oiseaux se sont tus

fébriles les chiens ont sauté les premiers

nous accostons

Auteur : Daniel Guénette

Écrivain québécois. Publie ouvrages de poésie (dont Varia au Noroît) et romans (Dédé blanc-bec, etc. à La Grenouillère). Ai enseigné la littérature au niveau collégial. À la retraite depuis 2011. Me consacre à des lectures dont je rends compte sur mon blogue : Blog de Dédé blanc-bec : 4476:HOME:BOLG Notice biographique (voir L'Île : litterature.org) Daniel Guénette est né le 21 mai 1952. Il est originaire de Montréal. Il a vécu son enfance et la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il produit alors deux recueils de poésie (Traité de l’Incertain en 2013, Carmen quadratum en 2016) et un récit (L’École des Chiens, en 2015). Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article très élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2013 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée de manière positive par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier, sur Blogues Église catholique à Montréal : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. »). Dominic Tardif, dans le Devoir, 4 juillet 2015, a rendu compte chaleureusement de ce récit. Il a souligné qu’avec ce dernier, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, ce récit a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On peut lire ses plus récentes recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique.

5 réflexions sur « Robert Giroux : Doublures : Poésie : Éditions Triptyque : 2019 »

  1. J’aime votre façon de nous faire connaître les poètes avez-vous déjà songé à écrire une anthologie??? Pour ma part j’ai lu celle de Jean Royer, l’arbre du veilleur… Un livre que j’ai beaucoup apprécié d’ailleurs… Vos écrits sont intéressants, et nous donnent le goût d’en connaître un peu plus sur les écrivains que vous avez soigneusement choisis… Alors merci d’enrichir ma culture 🙂 bonne journée Daniel!

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  2. Qu’on me donne encore 20 ou 30 ans de vie, de la santé, du silence, de la tranquillité. Alors, je redeviendrai un étudiant appliqué. Je lirai sérieusement tout ce que je n’ai pas lu. Je commenterai la poésie d’ici et d’ailleurs. J’ajouterai un ou deux livres à ceux que je n’ai pas encore écrits (quelques-uns le sont, qui seront prochainement publiés ; ils sont donc un peu derrière moi, déjà dans le passé : or j’aspire à de l’avenir). Parmi les futurs livres que je rêve d’écrire, on trouvera je l’espère un fort roman ainsi qu’un ouvrage de poésie qui, par ses qualités et sa « nécessité », devrait jeter beaucoup d’ombre, je le souhaite, sur les quelques recueils que j’ai fait paraître par le passé ; peut-être aussi un essai, mais il n’y aura pas d’anthologie (je connais insuffisamment la poésie québécoise ; d’autres cependant sont à même de réaliser cet exercice, car il va sans dire que l’anthologie Mailhot-Nepveu, pour pertinente qu’elle soit encore, ne couvre pas les récentes décennies).
    Vous me faites découvrir L’Arbre du veilleur. Je pars à sa recherche.
    Merci.

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  3. Vous aimerez très certainement…. Votre amour de l’écriture est palpable…. Pour Jean Royer, il est décédé l’été dernier… Il était mon cousin et surtout un ami… Pour moi, son oeuvre est remarquable…

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  4. Si l’on s’est un jour intéressé de près ou de loin à la poésie québécoise, on ne peut pas ignorer le nom de Jean Royer et encore moins nier son impact sur notre aventure culturelle. Chère Élise, je vous offre mes condoléances et vous promets de lire prochainement des ouvrages de votre cher cousin et ami. Nous en reparlerons.

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