La poésie de Claude Paradis « inaugure un monde/C’est un monde où l’on aime à parler simplement ». On aura peut-être reconnu ici les mots d’Aragon. Reculons dans le temps. Donnons la parole à un autre écrivain : « Je demande un poète aimable, proportionné au commun des hommes, qui fasse tout pour eux, et rien pour lui. Je veux un sublime si familier, si doux et si simple, que chacun soit d’abord tenté de croire qu’il l’aurait trouvé sans peine, quoique peu d’hommes soient capables de le trouver. Je préfère l’aimable au surprenant et au merveilleux. Je veux un homme qui me fasse oublier qu’il est l’auteur, et qui se mette comme de plain-pied en conversation avec moi. » Ainsi s’exprime Fénelon dans sa fameuse Lettre à l’Académie, dont j’extrais également ceci, que la plupart des écrivains auraient grand intérêt à méditer : « Afin qu’un ouvrage soit véritablement beau, il faut que l’auteur s’y oublie, et me permette de l’oublier. Il faut qu’il me laisse seul en pleine liberté. »
Moyennant un nécessaire ajustement tenant compte des métamorphoses que la modernité a fait connaître à la poésie depuis au moins le romantisme, le poète aimable qu’attendait Fénelon, je crois bien le découvrir en la personne de Claude Paradis, car on trouve en effet dans ses poèmes un sublime qui n’a rien de laborieux, du moins à première vue. En réalité, on ignore le labeur auquel le poète a dû s’astreindre ou non pour atteindre un tel degré de fraîcheur et de limpidité. Pour peu, le premier venu serait tenté de croire qu’il y a là un jeu d’enfant. Il se pourrait que l’écriture de Paradis relève d’un agréable artisanat, nous n’en savons rien. En revanche, devant le fait accompli d’une parole à ce point riche de sens, force est d’admirer qu’elle existe et surtout, qu’elle nous parvienne et nous atteigne à ce point. Si nous sommes touchés par la parole de Paradis, c’est qu’un homme réel, pourrait-on dire, s’adresse réellement à nous, se « mettant comme de plain-pied en conversation avec nous ».
Encore un peu, attardons-nous à Fénelon. Il nous livre une autre clef. Elle nous aidera à ouvrir la porte des poèmes de Paradis, à bien comprendre que la singularité de ce poète réside moins dans son indéniable originalité que dans sa faculté à ne pas mettre cette dernière en évidence. Une beauté discrète, comme nous le constatons avec Fénelon, n’en demeure pas moins poignante et saisissante : « Si les fleurs qu’on foule aux pieds dans une prairie sont aussi belles que celles des plus somptueux jardins, je les en aime mieux. […] Le beau ne perdrait rien de son prix, quand il serait commun à tout le genre humain ; il en serait plus estimable. » Le beau, comme on le voit ici, constitue un bien commun, on le foule dans un lieu commun, une prairie et non le jardin somptueux d’une riche propriété. Pour qu’une pensée soit riche et puissante, il n’est pas nécessaire qu’elle soit le fait d’un seul individu, qu’elle ne provienne que de lui seul et qu’il la garde précieusement pour lui seul. Une telle rareté est plutôt un défaut. C’est un défaut qui n’entache pas le travail de Paradis. Son poème est fleur de prairie, qu’il cueille en marchant ou plutôt qu’il contemple et donne à contempler. Ses pensées naissent d’un lieu commun et il les partage, j’allais dire gratuitement, car pour les recueillir, ses lecteurs ne doivent pas forcer l’opacité d’un hermétisme sévère qui en garderait l’entrée. Sa porte est ouverte. D’ailleurs, il conviendrait plutôt de parler d’une fenêtre.
Tel est notre poète, un homme veillant à sa fenêtre. Davantage un homme qu’un auteur, mais il va sans dire : quel auteur ! Un auteur qui permet à l’homme, dont il est au fond indissociable, d’exprimer et de communiquer des sentiments et des idées qui constituent, à mon avis, un bien commun sur lequel justement nous devons veiller, un bien qu’il s’agit de préserver, tel un présent, le plus riche qui soit, afin de l’offrir aux enfants à qui nous le laisserons en héritage.
« Dans cette vitre où j’accuse mon âge,/quand l’obscurité de l’aube force le regard,/je croirais apercevoir mon père, penché/sur son travail. » La fenêtre est un leitmotiv riche de sens. Elle traverse le livre. Elle donne lieu à une longue métaphore filée, en quelque sorte « allégorisée ». C’est la fenêtre du veilleur : « Je m’attache un moment à la qualité/d’un détail sur le tableau obscur/de l’aube à la fenêtre. » Devant la fenêtre, le poète observe les transformations du paysage, les variations de la lumière, il scrute l’invisible, il médite, écrit. Dans la fenêtre, il se voit, portrait de lui-même alors qu’il tente de saisir l’aube du monde dans son incessant balbutiement. Lequel est aussi le balbutiement du poème. Il se regarde. Le double devant lui a vieilli autant que lui-même, mais la jeunesse bien qu’évanouie n’en demeure pas moins présente : elle fut et demeure la source du mouvement. La fenêtre offre un espace de liberté. Elle éclaire la page du livre qu’on lit ainsi que celle du livre qu’on écrit. Du reste, un livre est une fenêtre : « la brièveté des textes ouvre des fenêtres/en mon cœur. » Et ne cherchons pas plus loin si l’on veut définir la poésie : « Se résoudre/à n’être qu’un veilleur à la fenêtre, qu’une silhouette/discrète à la naissance du crépuscule, c’est cela “être poète” ». Quant à la fonction du poète, la voici : « Le rôle du poète est de chercher à reconnaître/ce qui se cache derrière le voile de l’invisible. »
On pourrait objecter que c’est là une vue de l’esprit. Auquel cas, ce serait tout de même une vue excellente, tout à fait louable. Les tirant de son Approches de la poésie, un Caillois émettrait cependant quelques réserves. Il parle de poésie, je le cite : « on la regarde couramment comme une propriété ineffable de la pensée ou du monde… » Et : « On dirait qu’elle n’est plus dans les mots… » Caillois, qui cependant déplore cette conception, constate que selon certains la poésie aurait pour tâche « de saisir l’essence des choses ». Ceux et celles qui se donnent en poésie de tels objectifs concevraient, toujours selon lui, « des ambitions qui [dépassent] de beaucoup celles que la nature même de l’art permet qu’on conçoive pour lui. »
Je l’ai dit ailleurs et le répète ici. À mon avis, ce projet, tel que l’énonce Paradis, correspond à celui que toute personne désireuse de vivre pleinement peut échafauder en son âme et conscience. Il n’est pas le propre des poètes ou des artistes. La poésie qui en favorise tout de même l’émergence et la réalisation n’est pas seule à permettre d’y souscrire. Il est d’autres moyens. Tous sont cependant affaire de pensée et de sentiment, disposition de l’âme et de l’esprit. Affaire également d’éthique. Quoiqu’il en soit, le silence où l’invisible apparaît à travers les fenêtres du poème n’est pas étranger à cette quête. C’est une quête que tous les poètes ne partagent pas, mais ceux qui s’y engagent figurent assurément parmi les plus stimulants qui soient.
Dans cette « conversation silencieuse », devant ce feu qu’entretient l’écriture, le poète « interroge inlassablement l’histoire/qui recommence aux premières lueurs/de chaque jour. » Cette fenêtre devant laquelle il se poste, un Cocteau quelque part s’est amusé à dire qu’elle « fait naître ». Si mon souvenir est bon, il a poussé la chose plus loin, parlant alors de « feu naître », de la naissance donc et de la propagation du feu. À la question qu’on lui posait, à savoir quel livre il emporterait si un incendie se déclarait dans sa bibliothèque, il avait répondu qu’il emporterait le feu. Ce feu n’est pas étranger au souci de Paradis, mais lui ne joue pas avec les mots. S’il les laisse accomplir leur travail, s’il ne se formalise pas devant le « dessin étrange qu’une parole dépose sur le papier », il n’écrit toutefois jamais pour les pirouettes qui souvent résultent d’une désinvolte acrobatie. Les mots pour lui, telle est son éthique, telle est son esthétique, doivent transmettre l’héritage du feu naissant à la fenêtre de qui patiemment veille, là où sous ses yeux commence le monde.
Pour indiquer des voies, transmettre son expérience — car l’homme a vieilli et maintenant entreprend de léguer ses biens les plus précieux —, il ne craint pas de parler simplement. Sa pensée, il ne l’enferme pas dans un coffre dont lui seul garderait la clef. Au contraire, il exprime ses « idées » en évitant de leur donner le lustre de l’insaisissable, sans chercher à les envelopper dans les voiles de l’abstraction, sans donner le change à leur sujet au moyen d’une aura qui leur conférerait une insondable et plutôt illusoire profondeur. Ce n’est pas là un défaut si, par endroits, la poésie se rapproche de la prose. C’est que le poète assume pleinement une idée qu’il fait sienne et communique alors le plus simplement du monde. Paradis est un poète qui fait le pari de la limpidité, je dirais même de l’intégrité, de la probité. Il inscrit tout poème dans le projet de rencontre et de fraternité. Son interlocuteur est le bienvenu chez lui. La porte lui est ouverte. Paradis l’accueille chaleureusement et partage son bien avec lui. Aussi singulière soit-elle (aussi peu d’extravagance s’avérant une denrée somme toute assez rare), sa poésie est affaire de bien commun : car s’il est un lieu qui soit réellement commun, c’est bien celui qui s’ouvre à nous à travers la fenêtre du poème. Il ne s’agit pas d’un domaine réservé à l’investigation du seul poète.
Ce n’est pas une propriété privée. Sur le chemin où s’est engagé le poète, nous pouvons suivre ses traces. Il a semé des pierres, a légué des poèmes inscrits dessus. Cet homme ordinaire a fait des découvertes extraordinaires, ayant vu ce qui sous nos yeux nous échappe trop souvent, ayant su percevoir dans la vie de tous les jours une lumière invisible que par aveuglement nous semblons incapables de voir. Il a appris, appris à récolter le savoir qu’offre le présent : « Je ne cesse/de vouloir m’instruire, d’apprendre à construire/la durée de mon être à travers la lecture. » « Le présent est riche d’enseignement… ».
La vie de tous les jours nous enrichit également. Paradis évoque les trésors dont elle regorge. Çà et là il esquisse des scènes qu’il puise dans son quotidien. Elles lui offrent matière à réflexion, telles de petites leçons de vie. Un de ses enfants quitte la maison. Un souvenir alors lui revient en mémoire, celui de son père « offrant/un grille-pain à sa fille et la quittant/bouleversé… ». On se dira, cela n’est rien, mais parvenu à ce point dans la lecture de l’ouvrage, on ne peut que ressentir soi-même cette émotion. Comme on est touché, dans un autre poème, lorsque l’auteur évoque sa relation avec sa mère. On y voit tendresse et compassion. Le poète a vieilli et se souvient. Il apprend « comment tenir une ombre au milieu/de [ses] doigts sans briser le fil de son éclat. » Cette ombre de sa mère vit en lui et nourrit son sentiment, sa vision du monde. C’est une ancienne douleur, un chagrin qui s’est ajouté à son bagage de vie. Maintenant qu’il a appris, dans les livres, les cafés, les prés, dans la neige où ses pas se sont perdus, il se tourne vers ses propres enfants et il salue leur jeunesse : « Comment démêleront-ils l’écheveau/des passions et des devoirs ?/Je n’ai pas changé : je comprends/trop bien le vertige d’être jeune. » Le recueil leur est dédié. Il se referme sur eux.
Avant de refermer nous-mêmes le recueil, dans la crainte d’avoir peut-être involontairement éludé l’essentiel de son propos, revenons à la toute première page de l’ouvrage. Le poème liminaire se termine par une confession bien positive qu’il convient d’examiner de près.
Paradis écrit : « Vieillir fait prendre/davantage conscience des petits riens/qui composent les jours. Je fais un constat/sans doute mièvre : je suis un homme heureux. » On l’aura remarqué, nous avons affaire dans ce recueil à une écriture du « je », mais l’ai-je suffisamment laissé entendre, ce « je » n’est nullement nombriliste ? Et pour revenir à Fénelon et à la figure du poète qu’il appelait de tous ses vœux, c’est-à-dire un homme « qui me fasse oublier qu’il est l’auteur », n’est-il pas paradoxal que j’aie fait de Paradis le parangon de cet idéal, cette poésie étant de celles où le « je » se manifeste à toutes les pages ? Eh bien ! Justement non. Non, dans la mesure où cette poésie en est une d’offrande et de partage. Le poète vieillit. Il disparaît au profit de ce qu’il offre et de ceux qui se présentent là où commence le monde : « Si je m’inquiète/parfois un peu de ce que deviennent mes enfants,/je me rassure en pensant à leurs visages francs : /je sais que le monde a un bel avenir ! »
Paradis a écrit un livre d’espérance. Je n’y vois pour ma part aucune mièvrerie. Quant à ce bonheur de l’homme qui se déclare heureux, j’y ajoute toutefois le bémol qu’il y met lui-même. Paradis n’est pas un poète candide. On le constate un peu partout dans son recueil. Il sait les glaces du Nord en péril, que l’été est peut-être désormais improbable ; le doute l’assaillit ; il déplore la pléthore des téléphones envahissant le domaine public au détriment du livre. Et justement, s’il fait un peu partout dans son recueil l’apologie du livre, il ne le célèbre pas naïvement. Le livre est pour lui une force agissante, nourricière, qui favorise la découverte et le déploiement de la vie. D’ailleurs, dans sa bibliothèque, « sur leurs rayons,/[le poète] retrouve plus que des livres,/une impression qui rappelle l’amitié,/ou même la définition de l’être. » Pour lui, « la possibilité/de vivre […] émane d’un livre ».
Avec Où commence le monde, Paradis a écrit un recueil qui est loin d’être mièvre. C’est plutôt le livre d’un homme de bonne volonté qui a fait le libre choix du bonheur et de l’amour. Car tel est effectivement son projet conscient, affirmé, résolu. Dans sa quête, il donne à la poésie un rôle déterminant. La poésie ne sera pas à elle-même son propre objet, pas que fin en soi, mais également moyen. Située dans les mots, une fin lui est cependant assignée. Elle ne sera pleinement poésie qu’à titre de chemin, un chemin où il n’est point besoin de marcher, la poésie se déployant dans le silence où les mots naissent lorsque le poète posté à sa fenêtre assiste au déploiement du jour, au commencement du monde.
C’est pour recueillir « la part précieuse de poésie dont [est fait] le temps » que le poète s’entête à se « tenir/dans la lumière matinale ».
Tellement intéressant… J’adore la poésie, et je lirai certainement Où commence le monde de monsieur Paradis.. Daniel, vous parlez ici de veilleur. Le poète posté à sa fenêtre assiste au déploiement du jour au commencement du monde… Vous avez le don d’imager vos propos… Merci de nous faire mieux connaître M. Paradis…
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Merci Élise. J’apprécie toujours vos commentaires. C’est là une récompense qui fait du bien.
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