NOS LIVRES. Revue d’analyse de l’édition nationale. Ainsi se présentait le petit cahier que dirigeait Madeleine Bellemare dans les années 80. Madeleine avait été enseignante au Cégep Saint-Laurent. Dix ans après l’obtention de mon diplôme, je la revois, c’était à l’occasion d’un lancement. Nous renouons connaissance. Elle m’invite à collaborer à sa revue. Il s’agit d’écrire des recensions de livres. Si mon souvenir est bon, la revue jouait à l’époque un certain rôle auprès des bibliothécaires de la province et du pays. Enfin, je laisse aux historiens le soin d’apporter des précisions à ce sujet.
En me proposant de participer à sa revue, Madeleine Bellemare me permettait d’entamer une aventure tout à fait enrichissante. J’allais produire en l’espace de 4 ou 5 ans une vingtaine de recensions. Je faisais là mes armes. Plus tard, en me joignant à la revue Mœbius, fort de cette première expérience, j’allais poursuivre et prendre du galon. Aujourd’hui, sur mon blogue, le plus librement du monde j’écris sur les livres ce que j’appelle des « petites études ». Sans Madeleine, cette corde manquerait sans doute à mon arc. Je lui suis reconnaissant.
J’étais un tout jeune homme, enfin, presque. Mis à part des poèmes parus dans Estuaire et Liberté, je n’avais rien publié. Ce qu’on lira ci-dessous se ressent des maladresses rencontrées la plupart du temps chez qui commence à écrire. Je ne corrige rien de ce que je transcris. Il s’agit d’un entretien que Fernand Ouellette m’accorda lors de la parution de Les heures et de la recension que j’en fis dans le même numéro. Je souris en me relisant.
L’entretien qu’on lira n’est pas le fruit d’une conversation. Il eut lieu à l’été 1987. Il était destiné à la rubrique du Livre du mois. Je ne sais trop comment Ouellette et moi nous y sommes pris, mais chose certaine, mes questions étaient écrites ainsi que ses réponses. Étonnamment, ces questions ne se superposent pas : elles s’enchaînent. Par exemple, la deuxième question prend appui sur un élément de la première. Enfin, peu importe la fabrique de l’entretien. L’essentiel est ailleurs. Il offre un supplément. L’éclairage que donne Ouellette sur son travail s’ajoute à un matériau qui existe sans doute ailleurs, mais la chose en soi vaut d’être remise en circulation. Quant à ma recension, c’est à mes yeux une curiosité. Elle n’a pas la même utilité que l’entretien ; je la tire d’un oubli où elle eût pu demeurer sans porter ombrage à une œuvre où, comme on le verra, la lumière joue un si grand rôle.
Tout ce qui suit est extrait du volume 18 — Nos 7021-7090, Juin-Juillet 1987 de la revue Nos Livres.
LES HEURES de Fernand OUELLETTE
L’auteur répond aux questions de Daniel GUÉNETTE
Q : Dans votre Journal dénoué, nous apprenons à propos de Dans le sombre que pour l’essentiel sa rédaction vous a demandé un peu moins d’un mois. Toujours à propos de ce recueil vous écrivez ceci : « C’était la première fois que j’écrivais une œuvre poétique comme on écrit un roman. C’est le seul de mes livres de poèmes qui ait un thème unique et, par conséquent, une unité d’écriture et d’expérience. » Vingt ans après ce recueil paraît Les heures. Ne croyez-vous pas qu’il y ait entre ces deux œuvres plus d’un point commun ?
R : Bien entendu, je pensais alors à la continuité d’écriture, au fait d’écrire quelques poèmes par jour qui étaient aimantés par un seul thème principal. C’est donc cette expérience quotidienne, cette polarisation thématique que Dans le sombre et Les heures ont en commun. Mais l’écriture elle-même me paraît profondément différente dans Les heures. Disons qu’elle est moins contractée et plus dépouillée.
Q : Vous avez fait paraître en 1985 un troisième roman. Quels liens établissez-vous entre vos écritures, poétique et romanesque ?
R : Si nous parlons strictement d’écriture, le langage romanesque travaille avec le temps, tandis que le langage poétique en fait abstraction. L’intemporel, pour ne pas dire l’éternel, est son domaine. D’où, la plupart du temps, une complexité d’une autre nature, une fonction plus importante accordée à l’ellipse, une simplicité syntaxique plus évidente.
Q : Parce que d’une certaine manière Les heures se lit comme un roman (je paraphrase la citation de tantôt), il me semble que le recours au vers produise dans ce recueil un curieux effet. Serait-il possible, à votre avis, de donner à ces poèmes une disposition matérielle tout autre, plus particulièrement celle de la prose ? Et si non, pourquoi le blanc ici est-il nécessaire ?
R : Il y a dans Les heures une narration assez accentuée qui est moins perceptible dans mes autres livres de poèmes. Je suis persuadé que sans mon expérience du roman je n’aurais pu atteindre à cette tension qui se poursuit d’un poème à l’autre, comme dans l’établissement d’une sorte de suspens. Et pour maintenir indéfectible cette tension, il m’a fallu obéir à une parole haletante qui aurait été pour moi impensable en prose. Le blanc marque le silence et l’imprévisible. Cela produit un effet de désintégration du chant, un affaissement de la respiration, qui sied parfaitement au thème du poème. La prose aurait donné un tout autre mouvement, une apparence de plénitude qui ne convenait pas à l’errance entreprise dès le premier poème, à la vigile, au face-à-face avec la mort. Personne n’aurait été touché par une respiration ample qui aurait chanté les affres, la gravité de l’agonie, du coma et de la mort.
Q : Certains affirment qu’il y a plus de métaphores en poésie que dans les autres genres littéraires. Quelle place occupent dans vos œuvres et surtout dans Les heures les métaphores et comparaisons ? Concevez-vous une poésie sans elles (sans ailes) ?
R : Si, à la limite, la poésie peut faire l’économie de la métaphore, elle se prive toutefois du plus puissant moyen de transposition, de la meilleure tangente pour passer ailleurs. La métaphore, mieux que nulle autre figure de rhétorique, maintient l’œuvre ouverte, nous place devant l’inexplicable, dans l’intemporel. Je comprends que le poète Hofmannsthal parlait à son sujet de « l’intuition du grand enchaînement de l’univers ». La métaphore trace la voix (sic) au-devant de qui est invisible, de tout ce qui reste suspendu entre Dieu et le monde.
Q : Votre premier recueil s’intitulait Ces anges de sang. En relisant votre dernier livre de poèmes je n’ai pu, en voyant réapparaître sous votre plume le mot ange, m’empêcher de me demander si ce mot est chez vous une figure, un trope, enfin une manière de dire autre chose ou plus que ne dit le mot, ou si au contraire dans Les heures un ange est vraiment un ange.
R : Dans Ces anges de sang, le mot « ange » est surtout nourri par l’impression profonde que m’avaient laissée Les Élégies de Duino de Rilke. Le mot condensait une aspiration à l’infini lumineux. Peu à peu il est devenu pour moi une figure emblématique, l’image par excellence de l’être lumineux. Aujourd’hui, bien que l’ange soit toujours un être lumineux, il est avant tout une présence, je dirais presque concrète, un être spirituel qui m’accompagne et avec lequel je peux entrer en dialogue. Bref, sans rien perdre de sa vive irradiance, il est un frère accompli. Et tous nous tendons vers cet accomplissement de l’esprit.
Q : Certains livres s’appellent des Heures. Ils contiennent les prières de l’office. Songiez-vous à eux au moment d’intituler le vôtre ?
R : Je n’ai jamais songé aux Heures de l’Office. (Ce qu’a fait Henry Bauchau dans une œuvre.) Il s’agit pour moi d’un temps tragique, d’un temps de plénitude où une vie se joue, où le présent a une force d’attraction indicible. On pourrait parler du risque profond, intense de la liberté qui s’ouvre ou non à l’appel de l’Être. Voilà d’une certaine façon le milieu où le sens de l’être humain prend sa démesure infinie.
Q : En lisant les dernières pages de votre livre où le mort entre « dans la solennité/du dépouillement/extrême » et accède à l’Unique, le poème me paraît vraiment d « d’essence lumineuse ». Dans sa dimension spirituelle, il ne me semble pas pouvoir être ramené à une religion plus qu’à une autre. J’ai par moments l’impression d’y entendre une voix lointaine dans le temps et pour ainsi dire universelle dans la manifestation du sacré qui s’y déploie.
R : Dans le cheminement intense des Heures, j’accède naturellement à l’appel de l’Unique. Car il est vrai qu’il s’agit d’un livre d’espérance. La mort n’est pas notre état ultime, puisque nous renaissons. Tout spontanément, dans ce chant sur la mort, la lumière prend sa place, équilibre nos terreurs. Elle provient peut-être de tous les vivants qui veillent alors sur nous, j’entends surtout les anges et l’Unique qui nous aspire. La lumière est par excellence le signe de Sa présence, son Orient. La plus éblouissante manifestation du sacré. Sa gloire la plus accessible. Et tous les êtres sensibles au religieux, quelle que soit leur religion, s’orientent vers cette lumière de l’Unique.
OUELLETTE (Fernand) No 7071
LES HEURES
Montréal, L’Hexagone/Seyssel, France, Champ Vallon, 1987
Poésie
Les productions culturelles n’échappant pas aux lois qu’oblige leur mise en circulation, et pour d’autres raisons aussi, il arrive que la poésie fasse peau neuve. Un de ses plus récents visages, du moins au Québec, consiste à hanter, comme pour y reprendre son bien, les voies du récit. Peut-être en effet certains modes d’expression prétendument propres à la narration sont-ils compatibles avec le travail ou le jeu poétique.
Autre transformation du visage de la poésie : l’écriture du quotidien. Ainsi voit-on dans les recueils de quoi se composent les heures de nos poètes. On poste une lettre. On arrose ses plantes d’intérieur en écoutant un disque. En milieu d’après-midi on pique un somme si un livre nous glisse des mains. Puis vient ou viennent en soirée le cinéma et l’amour. Ainsi passe le temps, au quotidien, pourquoi pas ?
Les heures de Fernand Ouellette, si ce dernier pour les écrire a recouru à une certaine narration, si à travers elles il décrit un passage dans le temps, ne font pas pour autant songer aux manières tantôt évoquées. Les heures ici ne sont pas celles du temps qu’on semble tuer dans ses temps morts ou celles plus agréables d’intellectuels s’adonnant, dans un indéniable confort, aux délices de la création.
La différence tient peut-être au fait que nous avons affaire avec Les heures à une poésie où s’exprime une spiritualité qui justement transcende le quotidien. Par ailleurs, si Ouellette recourt ici à la narration, je dirais que c’est par la force des choses. Le sujet unique de ces 81 poèmes qui finissent par n’en former qu’un seul, le fait que ce qui se vit à travers le livre soit passé, d’où l’usage de l’imparfait qui est presque le temps du récit, tout cela contribue à donner l’impression que nous avons entre les mains une sorte de récit où le recours au vers toutefois donne un curieux effet contraire — comme si l’écriture était pour ainsi dire métissée.
Mais si le recueil évoque réellement une action, celle plus précisément d’une traversée entreprise ici vers l’ailleurs, cette action n’est en rien traitée sur le mode romanesque. Aucun détail n’est donné, nom propre des personnages, circonstances entourant le décès du personnage principal ; et la notion de personnage ne saurait avoir de sens que pour le lecteur. Pour l’auteur, Les heures s’écrivent après le décès d’un être cher (d’une personne, non d’un personnage) qu’on a veillé dans sa chambre et assisté jusqu’à la fin.
Le poème confronté à la mort s’élève au-dessus de l’anecdote et est affaire de langage, mais de langage tel que la poésie n’y semble œuvrer que pour accompagner la pensée de la mort dans son élaboration. Ainsi Les heures semblera écrit de manière abstraite, aux yeux de qui serait curieux d’en savoir davantage, pour qui ne verrait pas que le moins ou le délesté vont de pair avec l’expérience vécue que vit et transmet la pensée, ici, poétique et sacrée. Ce livre atteint par son caractère sacré les dimensions d’un chant intemporel que seul peut produire un être nu se tenant devant Dieu, face à la mort.
On peut reprendre la phrase suivante au présent pour caractériser l’ensemble du livre : « Il accédait/au déploiement/comme un poème/d’essence lumineuse ». Je crois qu’il ne faudrait pas négliger l’importance que prend partout chez Ouellette la lumière. À l’heure suprême s’ouvre à nous « l’espace/qui a la vastitude/lumineuse », et alors seulement, éveillés, nous entrons « dans la solennité/du dépouillement/extrême » où nous retrouvons nos morts, les reconnaissant « à leurs voix lumineuses ».
Notons en terminant que, dans la liturgie, « les heures » canoniales sont celles où l’on récite les diverses parties du bréviaire. Les livres d’heures sont ceux qui renferment les prières de l’office divin. En intitulant son recueil comme il l’a fait, magnifiquement à mon sens et avec beaucoup d’à-propos, Ouellette offre au lecteur la possibilité d’employer les simples mots, les heures, pour désigner celle du trépas.
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