J’avais envie de lire une parole de femme. Je me suis procuré ce recueil, un peu par hasard. C’est souvent ainsi que se font nos choix de lecture. Eh bien ! Je ne pouvais pas tomber mieux. Je suis agréablement séduit. Séduit par le charme discret, la finesse du ton, la sobriété de ce très beau recueil.
Une femme y parle d’amour, d’un amour dont les beaux jours ont fui. Amour brisé ainsi que la bouteille rejetée d’un vin dont on s’est enivré, mais qui après son éclatement ne laisse au sol que le scintillement illusoire de ses tessons. Mais n’allons pas trop vite. Cet éclatement et ces tessons, l’autrice ne les mentionne en clair que dans la dernière partie de son recueil. Il est vrai cependant que dès les premières pages, ce sont les scintillements de cet éclat qui procurent à chaque poème sa douce et quasi éteinte lueur.
En exergue, ces vers de Bernard Noël : « C’est toi/ Me dis-je toi/ Et contre toi je suis/ L’autre/ Que tu fais de moi ». Donc, deux amants. Nous serons tout au long du recueil en leur présence, ou devrais-je plutôt dire que nous assisterons à l’alternance de leur absence et de leur présence. Dans les vers de Noël, ce mot innocent « contre », on ne le perçoit pas immédiatement, mais il couve deux sens bien distincts. Il y a le contre de l’intimité des corps amoureux, souvent sous les draps. Il y a également celui de l’adversité, de l’opposition. La métamorphose de l’un (l’une), tel que transformé dans l’amour de l’autre. Moi (l’amante), à mon corps défendant, à mon corps consentant, je deviens ce « que tu fais de moi ».
Le recueil, constitué de fragments de tessons, sans que la poète ne tente de la raconter dans son improbable linéarité, évoque l’histoire d’un amour. C’est une histoire qui se dit au passé, au présent et au futur. Le couple désuni se réunit parfois devant le peu de perspective d’avenir que lui réservent les souvenirs. Autrement dit, il y a ici flottement, celui de la valse amoureuse où se retrouvent les corps pour encore une fois se perdre. Enfin, je peine à dire ce que la poète exprime si bien dans un mélange d’allers-retours de l’amour qui prend fin en queue de poisson. L’amante, au bout du compte, malgré la persistance du « nous », du nœud amoureux, semble seule devant un avenir où elle voudrait se « réveiller ailleurs/Neuve et sans fissures ». Mais encore une fois, n’allons pas si vite. Reprenons du début.
Commençons, pourquoi pas, par dire ce que j’aime. Les fleurs d’abord. Et ensuite, le pot ? Non. Il n’y aura pas de pot, mis à part celui-ci, à la page 22 : « Pour refuge la beauté/ Prend un pot de jacinthe/ Au centre de la table ». Et un peu plus tôt dans le recueil : « Sur le balcon traînent les vieux pots/ De mélisse et de lavande. » Une première fleur offerte à l’autrice, lui dire qu’il n’y a rien de gratuit dans son recueil. Par exemple, justement, ces pots. On pourrait croire que la flore décore ici le poème, ne fait que l’enjoliver. Il n’en est rien. Ces pots servent à exprimer, à symboliser par leur présence la désolation qui s’est installée au cœur de l’hiver où se fane l’amour qui malgré tout perdure. Évocations, par touches légères, établissant des correspondances entre les objets du quotidien et l’intériorité, les sentiments de l’amoureuse.
Autre fleur. Ce recueil mérite d’être lu attentivement. Commenté en pesant chaque mot de l’analyse qu’on peut en faire. Je ne mettrai ici en évidence que ses qualités les plus évidentes. Fermeté de la construction, de la structure si l’on préfère. Trois parties, dont chacune est intitulée en résonnance avec un exergue, lui-même en lien étroit avec les poèmes qui les composent. Trois parties, dont chacune s’ouvre par un petit texte en prose. L’argument, pourrait-on dire, comme celui d’un ballet, d’une pièce de théâtre. Suivent de brefs poèmes, lapidaires dans le sens où une minutie préside à leur élaboration. Rien d’échevelé ou de tiré par les cheveux dans ces vers. Une contenance, une retenue plutôt. Aucune poudre aux yeux, rien qui soit de l’ordre du tape-à-l’œil, d’un m’as-tu-vu. La discrétion même, autrement dit la justesse de l’expression, qui est aussi à mon sens une posture morale, que je dirais élevée. Car cet amour, dans ce lamento pacifié, où la poète se réconcilie avec sa douleur, jamais elle ne consent à le traîner dans la boue, et à maltraiter l’autre en le salissant, en l’accusant, en lui jetant la première pierre. Elle écrit tout au contraire des poèmes où affleure la douceur, où la souffrance s’exprime sans hauts cris, dans un silence qui est celui de l’hiver.
L’hiver est la saison de ce recueil. Saison de la perte et du manque. Le présent du « je » se conjugue dès lors au passé, mais c’est maintenant un passé qui n’est d’aucun secours. L’avenir lui-même est bloqué, sombre (on prédit difficilement les tempêtes). On assiste à la dérive de l’amoureuse. La femme est seule, posée en face de l’autre, qu’il soit présent ou absent. Elle ne peut se raccrocher à rien. Même le paysage n’est plus ce qu’il était. Il est infidèle, sans doute en raison de la dévastation du « je » : le paysage ne correspond plus à ce qu’il a été ; dans l’après du bonheur, on n’y retrouve plus ses repères.
Sombre recueil, et pourtant lumineux. Le lexique a beau être celui de la perte, de la souffrance (il est remarquable de la voir ainsi contenue, presque tenue à distance par cette posture morale que j’ai dite) ; on a beau lire les mots d’une amoureuse déçue, dont les yeux sont « Pareils à ceux des chiens/ Qui attendent/ Attachés sur une route au pied d’un lampadaire/ Sans savoir quoi/ La faim/ Le maître la laisse le coup » (combien tout cela est bien exprimé !) ; on a beau ressentir le grand froid de la solitude (« L’hiver est long »), le sentiment qui gagne le lecteur, celui qui remporte le gros lot est celui de son affection. Comment ne pas aimer ce recueil ?
On y trouve des merveilles, je ne parle pas de perles langagières cultivées uniquement pour leur beauté, je parle d’une pertinence expressive et poétique dont la sobriété n’est pas la moindre des manifestations. Boudreau écrit : « L’hiver/ Sans lieu où me dévêtir/ À pleines mains ». Et plus loin : « Comment savoir ce qui s’évanouit/ Contre le dos d’une femme/ Lorsqu’elle ouvre sa chemise ». Cette féminité, cette manière de dire l’amour charnel, d’évoquer la fureur et la passion de façon quasiment voilée, me touchent. Par exemple, ce beau moment de tendresse : « Sur ta peau/ Je relie les points/ Nomme les constellations ».
De même me touchent des réflexions, des constats : « La vie comme un tour de piste : / D’un claquement de doigts/ Le faux départ/ La ligne d’arrivée ». En peu de mots, de profondes vérités sont dites : « Chacun voit en l’autre/ Le pays où il sera prophète ».
Ce recueil m’a aussi impressionné par la force tranquille qui y est à l’œuvre. Dans cette épreuve où titube l’amour tant bien que mal, le « je » de cette histoire dit les choses tristes sans amertume, sans rancune. Ce n’est pas que ce « je » soit impassible, que l’amoureuse soit indifférente à sa souffrance, mais elle adopte face au malheur une attitude où se manifeste ce que j’appellerais une neutralité positive. J’ai mentionné plus haut la retenue langagière, le contrôle du ton qui caractérisent le recueil. Ils vont de pair, je l’ai suggéré, avec une posture morale. Stoïcisme serait-il le mot qui convient pour nommer cette posture ? Peut-être bien, mais ce stoïcisme n’est pas celui d’une combattante qui entreprend de mener la guerre à celui qu’elle aime sans doute encore. Il s’agit plutôt de la forme de courage qu’on rencontre chez une femme blessée, pansant doucement ses plaies tout en les ravivant dans l’eau hivernale des flaques où scintillent les tessons de ce qui fut.