La poésie est à prendre ou à laisser. On sait ce que c’est. Une parole est portée par la rumeur. Une autre s’arrête avant même de prendre son envol. Des mots nous parviennent. Un ami l’a dit, tel livre vaut la peine d’être lu. C’est écrit dans le journal. Oui, pour une rare fois, un chroniqueur y mentionne l’importance d’une œuvre. Or si ce jour-là, on néglige de lire le journal, c’est raté, du moins pour l’instant, le rendez-vous est remis à plus tard, peut-être. On se rend à la bibliothèque du quartier, par chance un recueil de poésie figure parmi les nouveautés, c’est presque un hasard, une exception, un petit miracle. Cette chose proche du silence s’est glissée entre de grosses briques d’aventures. Vous empruntez le livre. Il se pourrait qu’il soit merveilleux. Ou alors, à l’occasion d’un lancement, vous entendez une auteure lire des extraits de son dernier opus. La voix qui porte le poème est posée, une sorte de timidité vous touche. Ce peut être un premier livre. Ou d’un auteur déjà encensé, une fulgurance, des envolées, une audace faisant feu de tout bois.
Pour Juillet, le Nord, les choses se sont passées de manière toute naturelle. On pourrait dire, professionnelle. Son auteure est responsable des communications au Noroît. Je venais d’y faire paraître un recueil. Je l’ai croisée à cette occasion. La curiosité a fait le reste.
La poésie est à prendre ou à laisser. Un jour, je me rends en librairie. Le recueil m’y attendait. Je le prends. Dans les jours suivants, j’en fais la lecture. Il est tout petit, agréable à lire. Je pourrais dire accueillant. Mais de tels adjectifs disent si peu. En réalité, l’espace offert, l’espace ouvert par ce livre, parce qu’il paraît se livrer sans opposer de résistance, sans imposer d’obstacles à notre passage en ses pages n’est pas de simple transparence, d’innocence naïve ou charmante point à la ligne. Un charme certes opère, mais il est de nature telle qu’on peine à dire en quoi il consiste tout à fait. On lit, on aime, mais quoi au juste ?
Il n’a pas fallu se battre pour lire, chercher midi à quatorze heures un sens caché, je dirais même qu’aucune aiguille dans une botte de foin ne fuit à notre approche. La lecture semble n’exiger aucun travail. Pour peu, on croirait qu’il en a été de même pour la rédaction de ce livre. Là est le mirage, l’illusion sans doute. Mais qu’il en soit ainsi ou non importe peu. Cet objet dans nos mains, chose certaine, ce n’est pas rien. C’est plutôt une merveille.
En le relisant récemment, je me suis surpris à voir en lui un scénario. C’est qu’on a affaire à un poème narratif, mais si discret qu’on n’y voit nulle part flotter l’ombre d’une prose qui serait strictement au service d’une action à raconter. Or il se passe quelque chose et ce quelque chose est bel et bien raconté, mais c’est un presque rien, qui dans sa quasi-invisibilité requiert pour être perçu la collaboration sensible du lecteur. Andréane Frenette-Vallières, dont ce livre est la première publication, maîtrise déjà l’art d’exprimer beaucoup en peu de mots. Ainsi sommes-nous lancés sur ses traces dans un univers délicatement esquissé. Esquissé à la manière des dessins qui accompagnent son poème. Ce sont des dessins, on l’aura compris, faits de lignes claires et raréfiées, nullement chargés, légers, où se lit une certaine détresse, une manière de solitude. Ils représentent tantôt une main, celle qui écrit, celle qui dessine ; tantôt une femme, son visage dont le crâne est dénudé, le haut de son corps aussi. Ces dessins m’ont-ils suggéré cette idée de cinéma ? Ce serait une animation. On entendrait tous les mots du poème, ils seraient portés par la voix de l’auteure et le dessin s’animerait sous nos yeux.
Cette histoire serait simple. Elle se trouve dans le livre. Son peu d’action toute tranquille et délicieusement lente se déroule sur la Côte-Nord. C’est l’été. Une jeune femme séjourne là. D’autres jeunes personnes sont présentes, des amis, des collègues, on ne sait pas. On se rend à la plage. La jeune femme marche sur la berge, parfois court dans un sentier, traverse le paysage à pied ou à vélo. Un homme apparaît dans ce paysage. C’est un homme du pays. De cet arrière-pays, du bois et de la mer. La jeune femme est de passage. Une idylle. De la tendresse. Un mélange de possibilités et d’impossibilités, lui solide, elle plutôt fragile ; un lien dont on devine qu’il durera tant que durera l’été. Puis, justement, l’été décline emportant avec lui un soleil qui se couche sur un amour éphémère.
Tout résumé aplatit. Or la broderie savante et sans afféterie aucune magnifie l’histoire que je viens de réduire à ses grandes lignes. Je devrais dire : à ses petites lignes. Car tout se joue ici dans la finesse, la sobriété, la discrétion. En parfait accord avec le trait du dessin, la phrase déroule un fil nu et sans accrocs, qui coule de source. Le poème qui dit de la réalité procède à la manière du dessin, de manière fantaisiste, avec une imagination qui donne du relief à l’histoire racontée. Racontée ou plutôt suggérée dans les entrelacs sans nœuds de la phrase.
Le recueil commence ainsi : « Les jours étaient plats. Nous n’attendions rien que des émotions basses et faibles, nous embrassions les derniers sursauts d’une honte. Le reste était droit, long et (heureusement) complexe. » Je remarque d’abord ce « plats ». Il est à entendre dans le sens qu’on voudra bien lui prêter (dénotation ou connotation : désignation de l’espace alors qu’il s’agit de la temporalité ou expression de l’ennui ressenti en ce laps de temps où s’amorce le récit, avant que ne débute l’« aventure »). Chose certaine, le registre de l’ouvrage dans son ensemble nous indiquera par la suite que « plats » ne sonne pas ici comme très souvent nous le prononçons d’un coin à l’autre du pays. La poésie de Frenette-Vallières n’appartient pas à la confrérie de l’oralité, de la poésie de scène souvent théâtrale et revendicatrice, frontale. Elle est, je me répète, discrète. Il est dans sa nature d’être naturelle. Je veux dire sans artifice.
Avec ce premier poème apparaît la présence d’un « nous ». Ce sont les autres personnes qui tout comme la « narratrice » séjournent, y étant de passage, sur la Côte-Nord. Ces autres se fondent au décor. Il y a aussi la présence des femmes et des hommes de la côte. Celle de sa faune et de sa flore. La forêt et les vagues. Mais surtout, surgi au centre de ce passage, se dressant devant l’amante, arrive un homme : Le coussinet moelleux de/mon doigt se pique/sur le contour d’un sapin. //Ce sapin, un homme sorti des branches/l’a dessiné/pour moi. »
Cet homme sera désigné tout simplement, en accord avec ce dessin qu’il offre à la « narratrice » : il sera « l’homme du dessin ». La rencontre amoureuse est belle, on la devine intense, mais la poésie d’Andréane F. – V. ne frappe aucun tambour, elle est feutrée, elle est doux lichen, mousse. C’est comme on dit toute une pièce d’homme. Sorti de la forêt, il en a la sauvagerie, la beauté, la force et la franchise : « Dans les phrases de/cet homme/dans le tempo lourd de sa voix/dans les sentiers et les animaux/qui habitent sa langue/j’entends une/honnêteté ancienne. »
La femme du poème éprouve une certaine difficulté avant cette rencontre. Elle ne parvient pas à coïncider avec elle-même. Elle avoue : « impossible/de me centrer//alors j’erre/j’erre. » Plus loin, on peut lire : « Je ne fais que partir/ne vis que cachée, n’arrive à me concentrer/que seule. » Or voici qu’au milieu de l’été, à son sommet, son zénith, elle n’est soudainement plus seule. Un homme l’accueille : « L’homme du dessin me cueille/comme une chicoutai dans le sable/fatiguée. //Il me déchausse/me soulève me porte/vers la tourbière sous laquelle un lac/réchauffe des millions d’êtres. //Il me plante au centre. »
La poésie est à prendre ou à laisser. J’ai pris énormément de plaisir à lire cette chose si rare qu’est Juillet, le Nord, un plaisir auquel je reviendrai à nouveau, un plaisir que ne procurent pas tous les ouvrages de poésie. Cette eau claire m’a désaltéré, lavé de mes propres lourdeurs, proposé une fraîcheur qui est loin d’être dénuée de gravité, mais c’est de la gravité de l’amour qu’il s’agit, de sa fin abrupte lorsque l’on revient chez soi au début de l’automne.