Notre ami Gérald Tougas est décédé le 1er octobre dernier. Il avait fait paraître en 2013 un roman aux Éditions Druide. Voici le commentaire que j’ai rédigé à cette occasion. On a pu le lire dans la revue Mœbius. Je rappelle que Le deuxième train de la nuit avait été finaliste au Prix du Gouverneur général.
Nous sommes au Manitoba. Dans les vastes plaines du monde rural. En 1969. Marcel et son oncle Philippe se retrouvent. Le premier, originaire tout comme son oncle du petit village de Sainte-Luce, y fait un bref séjour. Il vit maintenant au Québec où il enseigne l’anglais dans un cégep. Quant au vieil oncle, après de longues années d’exil à Montréal, il est revenu mourir dans son pays natal. Les retrouvailles donnent lieu à des incursions dans la campagne environnante et surtout dans les méandres de leurs communs souvenirs. Marcel évoque son grand-père. Une scène l’a marqué. L’impressionnant vieillard en train de tuer frénétiquement des mouches dans la fenêtre de la cuisine. Prenant le relais, à partir de ce souvenir du neveu, le vieil oncle se met à parler d’un événement qui sans doute s’est produit durant le même été, le même jour peut-être où le petit Marcel a vu son grand-père pourchasser théâtralement les insectes. Ce matin-là, un des fils du vieil homme est entré dans la maison, en proie à une vive agitation. C’était pour annoncer à son père qu’il venait tout juste de découvrir un mort dans la rivière. Le cadavre est celui d’un jeune et séduisant mennonite de la région. L’oncle veut parler de cet événement qui avait beaucoup secoué le village à l’époque. Il le peut d’autant qu’il en a été plus ou moins témoin. En effet, par une belle nuit d’été, il a vu aux abords de la rivière une scène qui l’a médusé. Une scène de sexe. Et il a vu également un homme en train d’espionner le couple qui se livrait à ses ébats amoureux. Couple nu, magnifique : un jeune homme, le Mennonite, et une femme, Yvonne, la tante de Marcel. Laurent-Auguste, celui qui est entré en catastrophe dans la cuisine du grand-père tueur de mouches, était le premier voyeur. Le second, plus en retrait, était Philippe. Or voilà, que s’est-il passé au juste une fois les amants séparés ? Qu’est-ce qui a fait dériver le beau corps de Stanley Reimer dans le faible courant du Ruisseau rouge ? Le jeune homme s’est-il tout simplement noyé ? Ou se serait-il donné la mort ? A-t-il plutôt été assassiné ? Si oui, par qui et pourquoi ? Dans les jours qui suivront la tragédie, une manière d’enquête aura jeté de l’ombre sur cette affaire ténébreuse. Enquête bâclée sans doute pour éviter quelque scandale. L’oncle, trente ou quarante ans plus tard, décide enfin d’éclaircir cette sordide affaire.
Les quatrièmes de couverture fournissent d’importantes informations. On présente livre et auteur. On précise la nature de l’histoire en évitant de trop en dévoiler. Ici, la jaquette du roman évoque un certain classicisme, celui de Proust et de Stendhal. On annonce qu’on retrouvera les narrateurs de La mauvaise foi. On mentionne aussi une particularité, un détail plutôt important : Philippe (un des deux narrateurs) est fort prolixe. Il parle d’abondance. Quant à l’auteur, contrairement à son héros, il serait discret, « peu prolifique ». Avec La mauvaise foi, il a obtenu en 1990 deux prix littéraires, dont celui du Gouverneur général, et publié en 1996 un recueil de récits. Après un long intervalle, voici que nous arrive son Deuxième train de la nuit.
On nous dit qu’il y a quelque chose de classique dans ce roman. Je suis tout à fait d’accord. Et je considère également que ce classicisme n’a rien de désuet. Mais en quoi au juste consiste-t-il ? Le style de l’auteur est-il véritablement classique ? Il me semble que ce classicisme se retrouve surtout dans les références livresques des deux narrateurs, plutôt que dans leur discours. Les deux citent souvent les grands auteurs des siècles passés. Remontent à la plus haute Antiquité : aux auteurs latins, aux philosophes grecs. Évoquent cependant aussi les auteurs d’ici et d’ailleurs, les auteurs actuels (années soixante, contemporaines de la narration). Classiques, les narrateurs le sont surtout par la culture de leur époque, celle du cours classique. Classiques également par l’intérêt qu’ils manifestent à l’endroit de la grande littérature. Mais là s’arrête leur classicisme. Proust, qui était fort peu classique, a été refusé par la NRF, le très classique Gide n’ayant pas apprécié le style de l’auteur. On considère que ses phrases sont longues, mais elles sont très écrites ; celles de nos narrateurs sont plutôt très « orales ». Quant à Stendhal, qui prônait une écriture analogue à celle qu’on trouve dans le code civil, ce qui en un sens est très classique, il ne peut en rien être comparé à Marcel ou à Philippe. Mais la quatrième présente le style de Gérald Tougas, pas celui de ses protagonistes. Eh bien ! Justement, Tougas n’a pas « écrit » ce livre en tant que tel. Si on veut juger de son style, il faut lire la très belle note de présentation qu’il signe à la fin du livre. Quant à ses narrateurs, ils palabrent à mille lieues de Proust et de Stendhal. Philippe, comme l’indique la quatrième, est un grand parleur. Mais son discours est relayé par son neveu. Bref, on ne sait comment sonne l’oncle qu’en lisant la transposition qu’en fait Marcel dans le journal qu’il tient et qu’il présente comme une manière de cahier d’un retour au pays natal. On croira mes remarques quelque peu chicanières. À vrai dire, je n’apporte ces précisions que parce qu’elles ont une importance capitale. Elles mettent l’accent sur une particularité essentielle de ce récit, à savoir que la parole y joue un rôle capital. Tout ici étant affaire de discours. Racontée par un narrateur classique, cette histoire aurait moins d’impact, moins de pertinence. D’emblée, du moins à chaque ligne, on comprendrait trop tôt ce que Philippe cherche péniblement à dire. L’obscur serait trop clair. Or cette noirceur, qui est au cœur du récit, doit pour prendre et rendre tout son sens demeurer longtemps sous le boisseau. Philippe évitera de l’éclairer tant et aussi longtemps qu’il le pourra.
Un auteur classique obéit, qu’il le sache ou non, aux recommandations d’un Fénelon : « Quand un auteur parle au public, il n’y a aucune peine qu’il ne doive prendre, pour en épargner à son lecteur. Il faut que tout le travail soit pour lui seul, et tout le plaisir, avec tout le fruit, pour celui dont il veut être lu. » Notre Marcel et son oncle ne sont pas écrivains ; ils n’ont pas à se soucier des lecteurs. Quant à Tougas, qui bien entendu parle au public, on constatera qu’il tourne franchement le dos aux impératifs classiques. Il offre, par l’intermédiaire de ses narrateurs, un récit qui certes est solidement construit, mais qu’on pourrait dire constitué de bris de miroir (le récit est « en pièces détachées »). Ce grand miroir stendhalien, qu’on promène tout au long du chemin, est ici fragmenté. On donne au lecteur les pièces plus ou moins composites d’un casse-tête. Ce dernier devra travailler pour saisir toute la subtilité du roman, mais ceci ne gâchera en rien son plaisir. Dit autrement, ces fragments sont les voiles que laisse tomber au fil de ses confidences l’oncle qui avoue s’adonner à une manière de striptease. Art de raconter, tout ici est affaire de discours, de langue et de littérature.
Striptease. Hemingway, je crois, définissait ainsi l’art du romancier. Philippe le cite sans le déclarer. On remarquera que Philippe et son neveu sont de grands amateurs de citations. La référence est parfois donnée, souvent différée. La plupart du temps, l’italique met la citation en évidence, tout en soulignant le caractère emphatique, le ton solennel, l’ironie du parleur. Parleur qui ici, oncle ou neveu, est fort loquace, plus proche de l’hyperbole que de la litote, figure, rappelons-le, emblématique du classicisme.
Tout est affaire de discours et de culture. On a des lettres ou pas. La caractéristique des personnages de ce roman se manifeste dans leur discours : ils parlent comme des livres ou non. Ils sont cultivés ou bêtes comme leur pied, avec des entre-deux. Par exemple, c’est sous l’angle du discours que sont évoquées les deux familles auxquels appartiennent les principaux personnages du roman. « Nous les Lagacé, disons qu’on était les cultivés, les raffinés et les Démontigny auraient pu dire de nous, au lieu de dire que nous tirions du grand, expression connue de tous, que nous nous pensions sortis de la cuisse de Jupiter, s’ils avaient su comme nous qui était Jupiter. » Ou encore, « Mon frère Arthur pouvait citer de mémoire le premier paragraphe du Contrat social… » Et ceci : « Nous avions du côté des Lagacé, ce n’est pas une prétention de le dire, tout le monde le reconnaissait, une assez grande facilité de parole, ce qui nous faisait taxer de bavards par les Démontigny et de beaux parleurs pour ne rien dire comme c’est l’habitude de qualifier les Français pour se venger d’eux de savoir mieux parler que nous, qui ne disons rien en parlant peu. » Laurent-Auguste, un Démontigny, est justement un homme de peu de mots. Ceux qu’il connaît, il les utilise tout de travers : « Il répète ce qu’il a mal entendu, par exemple équimauves pour ecchymoses, ce qui mériterait d’être retenu à cause du mauve ; brides pour bribes, flémèches pour flammèches, sanglante pour cinglante au sujet d’une réplique très dure, ce qui n’est pas mal après tout, ou bien des choses bizarres comme il est venu ici en poudre d’escampette, perdre sans connaissance, donner le bon Dieu en confession, etc. »
On le voit, les deux narrateurs sont hyperconscients, très attentifs aux particularités du discours, surtout Philippe qui vient d’analyser avec beaucoup de finesse la pertinence de certaines bévues langagières de Laurent-Auguste, qui disant mal se trouve à dire plutôt bien. Ils sont également très sensibles à la qualité de la langue. Le barbarisme est leur bête noire. Un surmoi plane au-dessus de leurs phrases. La langue pour eux revêt un caractère de la plus haute importance. L’oncle surtout en fait grand cas, qui semble tout évaluer à l’aune du langage.
On le croira pédant, il le dira lui-même à son propos. Mais chez lui, rien de ridicule : nulle cuistrerie. Même, il n’est franchement pas pédant. S’il s’exprime comme un livre, c’est un peu parce qu’il les a tous lus. Aussi parce qu’il aime la formule puissante, percutante, juste, harmonieuse, stylée, etc. Et il parle ainsi pour s’amuser et amuser la galerie. Et aussi pour rendre hommage au Saint LANGAGE que naguère honorait Valéry. Il cite ce dernier, il cite les grands et moins grands auteurs. Il donne parfois la référence, souvent il ne la donne pas ; mais alors, l’emphase du ton souligne qu’un emprunt se glisse dans son discours. Ses auditeurs, ici son neveu, peuvent être la dupe de ces emprunts ; le lecteur peut s’en faire passer sous le nez, que rien ne met en évidence. Si le lecteur a des lettres, il surprendra au passage une citation cachée (sans guillemets, sans italique). Par exemple dans ce qui suit, un trait de Claudel au sujet de Gide : « Tant pis pour vous si vous avez honte d’aimer ça, mes clichés, ma grandiloquence, je n’époussette pas mes phrases, moi, avec des plumes de colibris […] » Claudel disait « style » et non « phrases » ; quant aux plumes de colibris, elles sont de lui. Le lecteur peut glisser là-dessus sans savoir. Ailleurs, s’agissant d’une rixe, Marcel, reprenant ou réinventant le discours de Philippe, écrit que le combat cessa faute de combattants. Pas d’italique dans le texte, pas de guillemets non plus. Bon ! On aura facilement reconnu les mots du Cid. Mais ce n’est pas toujours aussi simple. Le lecteur aura lu cette paraphrase de La Bruyère : « quand il pleut il suffit de dire qu’il pleut. » Enfin, les narrateurs et l’auteur s’amusent. Mais pour une citation reconnue, combien passeront inaperçues. Le tout prend des allures de quiz. Le lecteur risque d’être moins savant que les narrateurs. Décidément, l’autodidacte et son neveu lui dament le pion à chaque page ou presque.
On pourrait croire que ce jeu est gratuit, qu’il manque de sérieux. Le lecteur pourrait en venir à considérer que trop, c’est trop ; que la logorrhée des narrateurs commence à étouffer l’histoire, que finalement il n’y pas d’histoire, ou si peu ; qu’il n’y a en fait que du discours. Et si cela était vrai. Si vraiment ici, tout était affaire de discours. Alors, il faudrait se demander à quoi rime cette folie. Se demander pourquoi les narrateurs racontent ainsi, c’est-à-dire sans raconter ; pourquoi l’auteur a choisi de procéder comme il l’a fait.
Reprenons. Pourquoi Philippe et Marcel sont-ils à ce point épris de langage, de littérature ? Et tellement épris qu’on les pourrait dire malades. L’oncle, sans doute plus que le neveu. Passion du langage ou pathologie. Ils semblent tous deux souffrir de la même maladie. Tout indique dans leur manière d’être, c’est-à-dire de parler, d’écrire que ce qui définit l’être, c’est effectivement son discours. Et ceci vaut autant pour l’individu que pour l’être collectif, l’ethnie, la nation. Cette maladie pourrait s’appeler le bilinguisme : « Nous, on a beau retourner septante fois sept fois notre langue dans la bouche, on déparle, l’oncle et moi, on connaît mal deux langues, infirmes deux fois donc ; ni Français bien sûr, ni Manitobains, ni Québécois… » Cette maladie conduit à la mort d’une nation : « chaque fois qu’un mot anglais s’impose à la sensibilité à la place du mot français, cela signifie du terrain perdu, signifie que lentement nous devenons autres par petits bouts de terrain perdus. Ce qui fait que nous savons de moins en moins ce que nous sommes, peut-être est-ce ainsi que nous deviendrons parfaitement autres, parfaitement aliénés, libérés enfin, paisibles, sans raison de combattre, indistincts, morts… » Mais le bilinguisme, on le verra, n’est qu’un des aspects du mal dont souffre Philippe. Si elle est quelque peu honteuse, cette maladie ne comporte pas uniquement une part de souffrance, souffrance due entre autres à l’incapacité de vraiment dire la chose qu’on veut dire. Cette maladie n’est pas que morbide. Un volet de jouissance incite les narrateurs à parler et écrire comme ils le font. Ils subissent et provoquent l’envoutement langagier, littéraire. Ils sont fascinés par la magie du discours, dont les fulgurances se manifestent çà et là à travers les perles langagières, les éclairs de génie que dispensent les citations.
Mais il y a plus. Marcel explique que Philippe a des vues sur tout et sur rien. Ce qui l’incite à parler de tout et de rien. Pourquoi Philippe tergiverse-t-il ainsi, pourquoi tourne-t-il en rond ? Et tout ce théâtre de mots montés sur leurs grands cothurnes ? On finira par comprendre que c’est pour ne pas être sans cesse confronté à ce qu’il a vu, pour ne pas dévoiler ce qui vraiment s’est passé durant la fameuse nuit où Reimer trouve la mort. Bref, il est prolixe pour ne pas dire l’indicible, pour ne pas avouer l’inavouable. Tout ceci est en lien avec sa maladie, qui n’est pas qu’affaire de langage, mais que son type de discours révèle. La scène cruciale, qu’il évoque dès le début, il peut la railler, la décrire par le gros bout de l’ironie, de la distanciation, mais là est sa blessure profonde. Il ne peut, tout au long de son récit, que la faire voir de loin, sans entrer dans les détails qui importent.
Le discours de Philippe tient de la spirale. Comme dirait Marcel, il se promène en périphérie. Puis, de proche en proche, progressivement, comme dans un lent striptease, il atteint le nœud de la question, du problème. Le lecteur, et son premier auditeur-interlocuteur d’abord, peut se demander où il veut en venir et s’il va y arriver, mais Philippe finalement crachera le morceau. Lorsqu’il le fait, le lecteur se rend compte que tout ce qui a été abordé en périphérie, peu s’en faut, éclairait la scène centrale du récit, conduisait à la nature précise de ce qui faisait problème pour Philippe. Bref, ce qui semblait digressions, mots pour ne rien dire, était directement relié à ce qui s’est passé la nuit où Stanley Reimer trouva la mort, directement relié à l’événement central de la vie de Philippe.
Comme on peut maintenant le constater, le sens commandait la forme du récit, son dispositif narratif. Il fallait qu’il y eût tous les tics de langage de Philippe, sa manie des citations, ses obsessions langagières. Son long monologue quasi délirant naissait d’une manière de traumatisme. La fin le confirme. Philippe, souffrant de ce qui le condamnait au silence, ne pouvait s’exprimer autrement. Il parlait afin de recouvrir un secret. Les mots, les belles paroles, les sarcasmes, ses gloses incessantes, ses commentaires à propos de tout et de rien, ses commentaires sur son propre discours, tout ce bruit de langage avait pour but de recouvrir de silence le secret de toute une vie : « Tu sais maintenant pourquoi j’ai tourné en rond, rebroussant chemin, laissant en suspens ce que je ne voulais pas laisser voir comme si je pratiquais une sorte de striptease. »
Conscient d’avoir peu dit, tant ce roman (classique parce que digne d’être étudié en classe) est riche et subtil, je m’arrête en mentionnant que de nombreux rapports unissent ce deuxième roman de Tougas à sa magnifique Mauvaise foi. Il conviendra d’en souligner et d’en honorer les grandes qualités comme on l’a fait pour le premier. Pour ma part, je crois que l’auteur a tout à fait atteint son but. Dans la présentation qu’il signe à la fin de son livre, il écrit « Je souhaiterais un équivalent verbal de la chose à dire, une sorte d’onomatopée généralisée. » À mon sens, il y est parvenu : son deuxième train siffle dans la tête du lecteur avec autant d’à propos et d’expressivité qu’un serpent dans un vers de Racine.